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05.10.2016
Les espaces de la colère
Occuper l’espace pour contester. C’est l’angle d’attaque choisi par Hélène Combes, David Garibay, Camille Goirand, et une équipe de chercheurs pluridisciplinaire pour aborder un thème encore peu exploré : les lieux où se cristallisent les contestations populaires. Interview
Les citoyens lorsqu’ils souhaitent manifester se rassemblent dans la ville et choisissent un espace. Pourquoi analyser cet espace ?
Les mobilisations sont souvent associées, dans les médias, à des lieux physiques. Pendant les révolutions arabes, elles ont souvent été nommées en fonction de la place où elle se tenait : place Tahrir, la place du Changement à Sanaa, puis Gezi en Turquie, etc. En revanche, si on regarde la production académique française sur les mouvements sociaux, cette question est peu traitée. Dans les années 1990, il y a eu un renouveau de l’étude de l’action collective qui est souvent passé par l’analyse du répertoire d’action: manifestations, grèves de la faim, occupations. Paradoxalement, ces travaux, même s’ils s’intéressent à des mobilisations situées dans l’espace, ne traitent pas de la question spatiale de façon spécifique. On a donc souhaité combler cette lacune à travers un regard pluridisciplinaire. L’ouvrage réunit donc des politistes, géographes, urbanistes, sociologues et anthropologues qui ont apporté leur regard sur des situations locales et nationales contrastées : la France dont la Guyane, les Etats-Unis, le Pérou, le Mexique, le Chili, l’Argentine ou encore le Yémen.
Concrètement, en quoi l’espace compte ?
La question de l’espace est abordée sous différents angles. Nous montrons tout d’abord comment l’espace structure physiquement la mobilisation. Prenons l’exemple de Nuit Debout : l’espace de la place a un effet sur les possibilités de ce mouvement. L’ampleur de l’assemblée dépend en partie de questions techniques : la sono ne permet pas de couvrir l’ensemble de la place. Rapidement, l’espace s’est divisé entre un côté consacré aux discussions et un autre consacré à la dimension plus festive de la mobilisation. La localisation de la place de la République, au centre de Paris, a permis des mobilisations flash en forme de toile d’araignée : on allait faire telle action, on revenait. Le statut d’espace public – et la relation avec les pouvoirs publics qui en découle- a conditionné le caractère non permanent des installations qui sont démontées le soir et remontées le lendemain.
L’espace définit-il le type de mobilisation ?
Le chapitre d’Héloïse Nez revient sur le mouvement des Indignés en Espagne et nous donne ainsi des pistes pour éclairer le mouvement Nuit Debout. Elle montre comment le choix de la délibération va être contraint, et modifié en fonction des espaces qui sont choisis. Les espaces ouverts de la première étape du mouvement– la Plaza del Sol mais aussi des places de quartier–sont partagés avec d’autres usagers, ce qui n’est pas toujours simple. Cet espace ouvert est aussi parfois excluant : les sans-papiers craignent des arrestations, les personnes les plus âgées sont incommodées par l’absence de siège, etc. Puis l’hiver arrivant, les militants se replient sur des espaces fermés, comme des locaux associatifs. La configuration de ces espaces, avec une estrade, des chaises, va modifier la manière de délibérer. L’espace a ainsi des effets sur la forme mais aussi, in fine, sur la question du maintien de la mobilisation. Dans d’autres pays, comme le Yémen, le Chili, le Pérou, le Mexique etc., les mobilisations sont régulièrement réprimées et conduisent parfois à la mort de personnes mobilisées. Le contrôle de l’espace est alors crucial pour les militants : à travers des barricades comme à Oaxaca ou des contrôles à l’entrée des places comme à Tahrir au Caire ont garanti la sécurité du collectif contre l’intrusion d’adversaires ou l’action de la police. Il y a donc des dimensions très pratiques. L’espace physique contraint la mobilisation, a des effets sur les interactions avec les autres acteurs, notamment la police ou les groupes d’opposants.
Comment l’espace façonne les identités militantes ?
C’est un deuxième axe traité dans l’ouvrage : la dimension symbolique des lieux. Plusieurs contributions montrent comment le lieu contribue à construire ou réaffirmer une identité collective, et comment ce choix des lieux nourrit la mobilisation à travers les symboles qu’ils portent en eux. Cette dimension symbolique peut aussi être construite par la mobilisation. C’est ce que montre Anahi Alviso à travers l’analyse du travail des artistes sur la Place du changement à Sanaa. ll existe une géographie politique des lieux : les mobilisations liées à des causes de gauche ne se déroulent dans les mêmes endroits que celles de la droite. C’est une première dimension assez évidente, et qui a été documentée, notamment dans le cas français : Danielle Tartakowsky montre que pour les mobilisations de droite, c’est plutôt Champs-Elysées et Trocadéro, et pour les mobilisations de gauche, de République à Nation.
L’occupation des places constitue une pratique qui se diffuse de plus en plus à l’échelle globale. Avec toutefois, des situations très locales.
Regardez l’exemple de la mobilisation des enseignants (Maestros) au Mexique, expliqué dans le livre par Julie Métais. L’Etat de Oaxaca a une très forte tradition de syndicalisme indépendant depuis les années 1980. En 2006, la capitale régionale a été occupée pendant près de 4 mois par des enseignants qui venaient de zones rurales et qui ont mis en place des barricades. La référence à la Commune de Paris résonne toute de suite en nous et a été reprise par de nombreux observateurs. Mais, ce mode d’action renvoie beaucoup plus à des pratiques villageoises locales: les communautés indigènes cherchent à contrôler les circulations sur leurs territoires dans un contexte de montée en puissance du narcotrafic ou de conflits entre villages. Il faut donc être prudent sur la question de la diffusion. Plus généralement, l’occupation des places est à mettre en lien avec la transformation des pratiques militantes et la volonté de se réapproprier le débat collectif. De même à Nuit Debout, ce n’est pas au nom d’un collectif qu’on prend la parole : un responsable syndical a le même temps de parole qu’un novice. L’occupation d’une place renvoie souvent à un militantisme de proximité fondé sur la volonté de débattre en dehors des formats spatiaux et militants des organisations politiques où le débat est très encadré, comme le montre Martin Baloge dans le cas du Parti socialiste.
Les espaces traversés par les militants ne sont pas seulement géographiques, mais aussi sociaux.
Cette question est aujourd’hui au cœur des préoccupations sur des analyses sur l’espace. Ainsi, la géographe Charlotte Pujol montre à partir du mouvement des chômeurs en Argentine comment les manifestations permettent aux chômeurs, venus de quartiers populaires, de se réapproprier la ville. Cela modifie leur routine de vie, mais aussi la perception que peuvent en avoir le reste des habitants. Dans un espace urbain très clivé et très inégalitaire, cette mobilité remet en cause une partie de l’ordre social. Par exemple, une association de lutte pour le logement sur laquelle j’ai travaillé a reconstruit un quartier populaire sur la place centrale de Mexico ; les militants ont habité un temps ce campement pour montrer ce qu’est un bidonville en le plaçant au centre de la ville. Imaginez, par exemple, la reconstitution d'une cité du 93 sur la place de l’Hôtel de Ville à Paris !
Propos recueillis par Nathalie Tenenbaum, Sciences Po-CERI
Transcription Luca Taiariol
En savoir plus
- Les lieux de la colère : occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa (Karthala) Hélène Combes, chargée de recherche au CNRS, CERI-Sciences Po Paris
- Sciences Po - Centre de recherches internationales (CERI)