Accueil>Et s'il était possible de prédire les attentats ?
01.12.2015
Et s'il était possible de prédire les attentats ?
Imaginez un instrument destiné à prédire la réalisation de certains événements, en l’occurrence un marché prédictif. Cet instrument informatique repose sur l’idée d’une intelligence collective : l’agrégation des avis d’une communauté de personnes prêtes à la réflexion et ayant un penchant pour l’investigation du futur donnerait une information fiable sur un état du monde à venir. Dès lors, pourquoi ne pas appliquer cet instrument des marchés prédictifs à la sécurité ?
Il serait ainsi possible de parier sur la possibilité qu’un attentat ait lieu dans un espace-temps défini et de recueillir cette information. Pour les tenants des marchés prédictifs, la cote du pari révèle la probabilité de l’occurrence de l’événement. Par exemple, vous pariez qu’un attentat va avoir lieu à New York en janvier 2016 et déboursez pour cela 60 centimes : cela indiquerait qu’il y a 60 % de chances pour que cet attentat ait lieu.
De la science-fiction ? Baptisé « FutureMap », un tel programme a bien été conçu par des économistes et des psychologues (la technique des marchés prédictifs était, par ailleurs, déjà présente sur le net). Le financement a été assuré par le Pentagone et sa mise en œuvre a été achevée en 2003. Mais alors que FutureMap était prêt à l’emploi, le Congrès américain a finalement refusé d’autoriser son lancement. Certains représentants américains arguèrent, en effet, qu’il aurait été indécent de chercher à s’enrichir en pariant sur la mort de personnes tuées par des terroristes.
Toutefois, FutureMap n’est pas tout à fait mort puisqu’aujourd’hui un projet similaire, mis en place par un département de la CIA, est en cours de réalisation. Intitulé dans sa dernière phase le « good judgment project » (« programme d’évaluation pertinente »), il utilise d’autres instruments, tout en intégrant la technique des marchés prédictifs. Ce programme cherche également à identifier des personnes particulièrement talentueuses pour anticiper des futurs politiques. Ces personnes – il faut le souligner – ne sont pas nécessairement des experts. Elles auraient simplement des talents singuliers qui les rendraient particulièrement performantes dans cet exercice.
« Coupable par anticipation »
Face à une très forte demande sociale de prévention des risques, ces instruments peuvent aujourd’hui être présentés comme une réponse à ces attentes sécuritaires. Faut-il, dès lors, les développer et investir dans une recherche scientifique destinée à les perfectionner ? Dans la mesure où un État est dans l’obligation d’assurer la sécurité de ses concitoyens, on peut considérer qu’il s’agit, pour lui, d’un véritable devoir que de prédire des attentats. Et donc, par dérivation, de se doter des meilleurs instruments pour le faire.
Ce débat est le quotidien de nos démocraties. Mais pour y voir plus clair, essayons de voir quelles seraient les implications d’une telle transformation. Tout d’abord, admettons que l’on approfondit les recherches dans le prolongement de FutureMap, aux États-Unis mais également en France. Imaginons alors qu’il soit possible de façonner de nouveaux instruments (il existe d’autres machines ou algorithmes dont c’est la fonction) ou bien encore que l’on puisse faire appel à de « bons prédicteurs ».
Tout cela aurait un certain nombre de conséquences concrètes que l’on peut essayer d’imaginer. En premier lieu, des prédictions considérées comme fiables pourraient servir de justification à tous ceux qui militent pour un usage préventif de la force beaucoup plus robuste. Prévention et prédiction vont en effet de pair. Nous nous trouverions ainsi dans un monde qui aurait des allures de Minority Report, le célèbre film de Steven Spielberg.
À terme, la règle de légitime défense qui suppose une attaque caractérisée préalable (que la première balle ait été tirée) serait largement entamée. Cela entraînerait une politique plus active d’assassinats ciblés, habituellement justifiés à titre préventif, et d’une manière générale des frappes préventives, en l’occurrence des bombardements, à l’extérieur du théâtre classique de la guerre.
Des prédictions fiables encourageraient aussi les détentions préventives. Celles-ci reposeraient sur des informations recueillies par les services de renseignement (de « l’intelligence humaine »), mais aussi sur le traitement de données indiquant qu’une personne sera « coupable » d’une attaque à venir. Rappelons que la politique des « signature strikes » (frappes indentifiables) dans le cadre de la « war on terror » (guerre contre la terreur) permet déjà aux États-Unis, via les drones, d’éliminer des cibles possédant certaines caractéristiques : un homme jeune, circulant de nuit dans une zone où se trouveraient des combattants, tout en essayant de cacher son visage, etc. Celles-ci feraient d’un individu le suspect d’un futur crime, sans qu’on possède nécessairement des renseignements précis sur son identité au-delà de ce simple constat.
Dès lors, on donnerait naturellement à la police des moyens d’action plus étendus, rapprochant son action de celle des forces armées. Un policier aurait, notamment, le droit de tirer avant même qu’il ait à se défendre et son objectif serait, ainsi, de « neutraliser » un suspect devenu coupable par anticipation, quand bien même cela supposerait de le tuer.
État d’urgence permanent
Si de tels instruments prédictifs devaient être développés, ils nécessiteraient le traitement d’informations et de variables que l’on trouve dans les communications informatiques ou téléphoniques des individus. Ainsi, la vie privée des citoyens se verrait forcément affectée par cette exigence d’information. In fine, nous nous trouverions dans le temps d’un état d’urgence permanent, au sens propre du terme, puisque nous serions toujours en avance sur le présent, les yeux rivés vers le futur.
Alors que des prédictions fiables font défaut, ce monde sécuritaire de science-fiction ressemble déjà fortement à celui dans lequel nous vivons. Il en a tous les traits, qui ont été en s’accentuant au cours de ces deux dernières semaines en France. Ce monde a débuté avec la chute des tours jumelles aux États-Unis : c’est l’univers de l’usage de la force à titre préventif nécessitant de réaliser des prédictions et des paris sur le futur. Aujourd’hui, il a pris racine en Europe et notamment en France, laquelle a désormais sa « guerre contre le terrorisme ».
Dirigée par un « président normal », la France est une « démocratie normale ». Mais si les prédictions à disposition de l’État s’améliorent, cette politique sécuritaire préventive n’ira qu’en s’accentuant. Et ces informations sur le futur risquent d’affecter encore davantage l’équilibre entre la nécessité d’assurer la sécurité des citoyens et le souci de préserver les droits. Elles feraient très largement pencher la balance en faveur de la première au détriment des seconds. En d’autres termes, on surveille un état du monde au temps présent (approche synchrone) tout en portant un regard sur le monde de demain (approche diachronique). Est-ce là un environnement politique désirable ? C’est à chacun d’en juger, mais ce monde de la surveillance de l’espace-temps a des allures inquiétantes.
L’obligation de rendre des comptes
Par ailleurs, surveiller le futur est-il un projet qui agrée nécessairement à l’État ? Rien n’est moins sûr. Prenons de nouveau l’exemple des marchés prédictifs. Ce système repose sur la même logique que les paris des bookmakers. En outre, les paris politiques ont une longue histoire que l’on peut faire remonter, au moins, jusqu’à la pratique – courante au XVIe siècle – du pari sur l’élection des Papes et sur leur mort. Les paris politiques s’étaient également beaucoup répandus en Angleterre au XIXe siècle au sein des clubs des gentlemen. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le pouvoir en place qui décida de mettre un terme à ces pratiques.
Les prédictions ont suscité la méfiance des gouvernants d’hier et il en est de même aujourd’hui. En effet, il n’est pas du tout exclu que cette pratique se développe hors de la sphère de l’État et que de nouveaux sites Internet ouvrent leurs portes, voire que certains d’entre eux produisent une information dont on pourra évaluer la fiabilité. Ces instruments serviront aussi à sommer l’État de se justifier concernant certaines erreurs lorsqu’il sera établi que les gouvernants auraient dû savoir. Des prédictions avaient en effet indiqué qu’un attentat ou une menace à la sécurité publique auraient lieu sans qu’ils aient pu être déjoués.
Ainsi, il n’est pas étonnant que les gouvernants actuels martèlent l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de risque zéro et que de futurs attentats auront lieu. Ils se protègent d’éventuelles critiques qui, quoi qu’il en soit, pleuvront. L’actuel Premier ministre a lui-même formulé un scénario, énoncé sous forme de probabilité, en déclarant récemment qu’il existait une possibilité de voir la France frappée par une attaque chimique. Ce faisant, Manuel Valls semble anticiper que les prédictions dont disposent les services de sécurité français ne seront pas suffisantes pour prévenir de futurs attentats de ce type.
Nous nous trouvons alors dans une situation très particulière, et même à bien des égards paradoxale, où règne une profonde ambivalence. Au-delà du fait que prédire le futur est difficile, d’autres raisons expliquent les profondes résistances auxquelles ces exercices d’anticipations se heurtent. Pour les citoyens, ils contraindraient leur existence au-delà d’un seuil jugé acceptable. Pour les gouvernants, ils les mettraient face à leurs responsabilités en les sommant d’avoir une obligation de résultat à laquelle nul d’entre eux ne veut se soumettre.
par Ariel Colonomos, Directeur de recherche, CNRS (CERI, Sciences Po), Sciences Po
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.