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28.11.2024
Fact Checking : 5 erreurs sur les armes nucléaires avec le chercheur Benoît Pelopidas
Vous pensez qu'il n'y a plus eu d'explosion nucléaire depuis Nagasaki en 1945 ou que les Ukrainiens auraient pu dissuader la Russie s'ils avaient conservé leur arsenal nucléaire ? Vous avez tort.
Benoît Pelopidas, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, revient sur 5 erreurs courantes au sujet des armes nucléaires, reprises par les médias comme le grand public.
> Retrouvez Benoît Pélopidas et toute l'équipe du programme d'étude des savoirs nucléaires, Nuclear Knowledges, pour une présentation détaillée de leurs découvertes le 22 janvier 2025 dès 9 h dans les salons scientifiques de Sciences Po au 1, place Saint-Thomas.
Le discours expert et officiel parle communément de la dissuasion nucléaire comme une source de protection. La métaphore abusive du « parapluie nucléaire » permet de saisir intuitivement pourquoi la dissuasion nucléaire n’offre pas de protection. Même si l’on souhaite qu’il ne pleuve pas, la raison d’être du parapluie consiste à nous maintenir à l’abri de la pluie si elle se mettait à tomber.
C’est exactement ce que la politique de dissuasion nucléaire ne peut pas faire. Si les attaques qu’elle entend dissuader survenaient, elle aurait simplement échoué. Face à une attaque nucléaire délibérée ou accidentelle, elle n’offre aucune protection à la population, et on sait depuis les années 1950 qu’une dizaine de frappes thermonucléaires suffirait à anéantir la France.
Ce que la dissuasion nucléaire promet, ce sont des représailles ayant pour effets prévisibles des centaines de milliers de morts parmi les civils. Il revient au chef de l’État et aux membres de la chaîne de commandement de décider s’ils tiendront ou non cette promesse. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de parapluie nucléaire.
Les tentatives de réintroduire de la protection ont consisté à construire des abris antiatomiques ou une défense antimissiles dont le but ultime est de remplacer la dissuasion. Plutôt qu’une protection, le choix de la dissuasion nucléaire est donc un pari sur la peur et la chance qui nous laisse en situation de vulnérabilité face à l’accident, le lancement inadvertant ou la détermination de l’ennemi le plus hostile.
L’incursion de l’armée ukrainienne sur le territoire russe nous rappelle ainsi que les armes nucléaires ne suffisent pas à protéger le territoire de l’État doté contre toute forme d’agression. La guerre des Malouines est un précédent clair d’un État non nucléaire – l’Argentine – attaquant le territoire d’un État doté d’armes nucléaires – le Royaume-Uni –.
Au-delà, on trouve régulièrement des cas d’attaque d’États dotés d’armes nucléaires par des États non dotés. Ainsi, en 1950, les troupes de la République populaire de Chine n’ont pas été dissuadées par l’arsenal américain d’attaquer la Corée ; en 1973, l’Égypte et la Syrie ont attaqué Israël alors que sa capacité nucléaire était connue ; en 1979, le Vietnam a mené une guerre contre la Chine nucléaire ; en 1990, l’Irak a ignoré les menaces nucléaires américaines, comme la Serbie en 1999.
Pas de protection donc, mais une condition de vulnérabilité, à laquelle s’ajoute le fait que les armes nucléaires disposés sur le sol des États dotés sont des cibles prioritaires.
Les armes nucléaires n’auraient pas été employées depuis l’explosion à Nagasaki le 9 août 1945. On entend même parfois l’idée d’« armes de non-emploi ». Ce sont deux fautes logiques et historiques.
D’abord, pour que l’effet dissuasif recherché puisse éventuellement opérer chez l’ennemi potentiel, il faut que l’emploi des armes nucléaires reste possible. En d’autres termes, l’ennemi doit être convaincu que s’il franchit une ligne rouge particulière, l’État doté d’armes nucléaires disposera des capacités et de la détermination à exécuter sa menace. Réussir à convaincre l’ennemi potentiel que l’on n’emploiera jamais ces armes, c’est rendre l’effet dissuasif impossible. Donc la dissuasion nucléaire exige que leur emploi reste possible, y compris de la part de celui qui se présente comme le dissuadeur.
Enfin, il est essentiel de garder en mémoire que tous les États dotés d’armes nucléaires, à l’exception de l’Afrique du Sud, se sont livrés à des essais nucléaires qui ont pris la forme d’explosions souterraines ou atmosphériques, souvent justifiées comme nécessaires à la crédibilité technique de la dissuasion (leur nombre varie de 1 pour Israël à plus de 1 000 pour les États-Unis). Nous ne nous prononçons pas ici sur la validité de cette affirmation, mais observons simplement que si la plupart de ces essais sont présentés par ceux qui les conduisent comme nécessaires à la dissuasion, il serait incohérent de les en détacher.
Contrairement à l’idée de non-emploi qui suggère que ces armes n’ont plus explosé depuis Nagasaki en 1945, l’historien Robert Jacobs nous rappelle que « la Guerre froide était une période au cours de laquelle des armes nucléaires explosaient continuellement ». Il recense une explosion tous les dix jours en moyenne de 1945 à 1988. Cela fait un total de plus de 2 000 explosions nucléaires de différentes intensités, qui ont eu un impact considérable sur les populations et la planète. Si l’on s’en tient aux explosions nucléaires atmosphériques, l’équivalent de 428 millions de tonnes de trinitrotoluène (TNT) soit 29 000 Hiroshima, ont été détonnées dans l’atmosphère.
Il est faux d’affirmer que si les Ukrainiens avaient conservé leurs armes nucléaires, ils n’auraient pas été envahis.
Cette idée est erronée pour au moins deux raisons : s’il est exact qu’au moment de son indépendance, l’Ukraine s’est retrouvée avec un certain nombre d'armes nucléaires ex-soviétiques sur son sol, la réalité alternative selon laquelle les Ukrainiens auraient pu conserver leurs armes nucléaires est quasiment impossible, et même si l’on suppose qu’ils auraient pu conserver les armes, elles n’auraient très probablement pas dissuadé la Russie d’attaquer. Nous laissons ici de côté les pertes considérables financières que l’Ukraine aurait subies si elle avait fait ce choix (de l’ordre de 30 milliards de dollars d’aide occidentale entre 1994 et 2014, davantage si l’on remonte jusqu’à 2022).
Cette réalité alternative est impossible pour plusieurs raisons. Seule une minorité des élus à la Rada ukrainienne la souhaitaient à l’époque. En outre, l’Ukraine n’avait pas la capacité technique de maintenir l’arsenal en conditions opérationnelles de 1994 à 2014 ou 2022. Ils ne disposaient pas, par exemple, de tritium gazeux.
À cette époque, les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies considéraient la prolifération comme une menace essentielle à la sécurité internationale et la Russie avait une obligation de non-prolifération au titre de l’article 2 du Traité de Non-Prolifération. Une Ukraine indépendante avec le quatrième arsenal au monde aurait été la plus grande infraction jamais constatée à cette obligation, de sorte que la Russie aurait pu obtenir le soutien du P5 si elle avait proposé de récupérer ces armes dès les années 1990.
Même si l’on supposait que les Ukrainiens aient pu conserver les armes et obtenir les codes de lancement qui leur permettaient de modifier le ciblage des armes afin de les rendre capables de frapper la Russie, cette dernière n’aurait probablement pas été dissuadée d’attaquer. En effet, les missiles balistiques qui seraient restés sur le sol ukrainien auraient atteint la fin de leur service opérationnel à la fin des années 1990. Plus important encore, les armes nucléaires sur le sol ukrainien pouvaient être sabotées avant que les techniciens ex-soviétiques qui en avaient la charge ne quittent le territoire ukrainien. Cette mémoire de sabotages aurait suffi à émousser leur capacité dissuasive. Enfin, dès mai 1992, toutes les armes tactiques qui avaient la portée pertinente pour menacer les troupes russes avaient quitté le territoire ukrainien.
Une Ukraine nucléarisée en 2024 est donc une réalité impossible qui n’aurait de toute façon pas produit les effets attendus par les partisans de la dissuasion nucléaire.
On entend souvent que les États dotés d’armes nucléaires ont sanctuarisé leur territoire, évitant ainsi les attaques, et que la pratique russe de couvrir son invasion par une menace nucléaire est une nouveauté. Ces deux arguments sont faux.
Non seulement les élites pakistanaises ont considéré que leur arsenal nucléaire rendait possible des attaques conventionnelles sans crainte de représailles et s’y sont livrées en 1999, 2001 et 2008, mais le même phénomène s’observe en Afrique du Sud, qui pénètre plus en profondeur, plus régulièrement, avec des armes plus lourdes et davantage de troupes en Angola dès 1979 à la demande d’élites qui considèrent le programme nucléaire du pays comme leur permettant d’escalader.
L’invasion soviétique de l’Afghanistan la même année, les attaques américaines au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, celle du Royaume-Uni à Suez sont autant d’exemples d’agression conventionnelle d’une puissance nucléaire contre une puissance non-nucléaire.
On observe aussi, dès les années 1950, ce même effet d’encouragement à l’agression ou au soutien à l’agression du fait de la possession d’armes nucléaires. Staline, après l’acquisition d’armes nucléaires, a ainsi autorisé la livraison d’armes à l’armée nord-coréenne en quantité substantielle et a approuvé l’attaque du Nord par le Sud.
La dissuasion nucléaire n’est donc pas et n’a jamais été strictement défensive dans ses effets et la « sanctuarisation agressive » n’est ni strictement nouvelle ni exclusivement russe.
C’est grâce à la défaillance de procédures de contrôle – désobéissance de membres de la chaîne de commandement et/ou défaillance technique des armes – ou grâce à l’intervention de paramètres extérieurs aux procédures de contrôle que certaines explosions n’ont pas eu lieu. Il est d’ailleurs fort probable que le nombre de ces cas de chance soit sous-estimé.
En effet, il a fallu plus de trente ans pour qualifier la crise des missiles de Cuba comme un cas de chance alors que c’est l’épisode de loin le plus étudié. De plus, le recensement de ces cas dépend de la disponibilité des archives et des sources orales, extrêmement limitée en dehors des États-Unis et du Royaume-Uni, et quasi nulle sur les trente à cinquante dernières années.
Supposer donc que l’évaluation des cas où nous avons échappé à des explosions nucléaires non désirées par le passé est exhaustive exigerait d’accepter qu’alors que plusieurs cas de cette nature ont été identifiés aux États-Unis et au Royaume-Uni au cours des trente-cinq premières années de l’âge nucléaire, aucun cas ne se soit produit dans les huit autres États dotés de ces armes, qui demeurent opaques quant à leur passé nucléaire, et que les trente à cinquante dernières années, encore couvertes par le secret de la défense nationale et le secret nucléaire, n’incluent aucun cas de ce type.
> SOURCES :
- Robert Jacobs, Nuclear Bodies. The Global Hibakusha, New Haven, Yale University Press, 2022
- Maria Rost Rublee, “Fantasy Counterfactual. A Nuclear Armed Ukraine,” Survival 52:2 (2015), 145-156, mis à jour sous forme de podcast form en 2022 sous le titre “Ukraine and the Bomb”
- Mariana Budjeryn, “Was Ukraine’s Nuclear Disarmament a Blunder?”, World Affairs 179:2 (2016)
- S. Paul Kapur, Dangerous Deterrent: Nuclear Weapons Proliferation and Conflict in South Asia, Stanford: Stanford University Press, 2009
- Mark Bell, Nuclear Reactions, Cornell. Cornell University Press, 2021
- Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires, Presses de Sciences Po, 2022
- Catalogue de l’exposition L’art de l’âge atomique
> POUR ALLER PLUS LOIN : écoutez l'épisode de podcast “Nucléaire : les limites de la dissuasion” de France Culture et découvrez les cartes pour “visualiser les choix nucléaires” réalisées par l'Atelier de cartographie de Sciences Po.
Benoît Pelopidas, Associate Professor, est fondateur du programme d'étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) à Sciences Po (CERI), auteur de Repenser les choix nucléaires (Presses de Sciences Po, 2022) et éditeur de Nuclear France (Routledge, 2024). Ses recherches et celles de l’équipe refusent tout financement porteur de conflit d’intérêt et ont été récompensées par cinq prix académiques internationaux.
Nuclear Knowledges est le premier programme universitaire français de recherche sur le phénomène nucléaire qui soit indépendant et transparent sur ses sources de financements (Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, ANR, ERC, deux financements Marie Curie pour des contrats postdoctoraux) et refuse catégoriquement le financement des acteurs de la filière et des activistes antinucléaires afin d'éviter le conflit d'intérêts et d’objectiver ces effets sur la production de connaissance.