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21.12.2015
"Le FN n'a pas achevé sa mutation"
Les résultats des récentes élections régionales le montrent : le Front National connaît une dynamique électorale sans précédent. Faut-il pour autant prendre acte d'une "normalisation" de ce parti ? Dans l'ouvrage collectif Les Faux-semblants du Front National, paru en octobre 2015 aux Presses de Sciences Po, les chercheurs mènent l'enquête. À travers 40 ans d'histoire, de stratégies, de discours, et d'élections, ils démontrent que le "nouveau FN" demeure une illusion. Nonna Mayer, politologue, chercheure au Centre d'études européennes de Sciences Po, a co-dirigé l'ouvrage avec Sylvain Crépon et Alexandre Dézé. Elle revient sur les enseignements de ce travail minutieux.
Pourquoi un tel ouvrage ?
Nonna Mayer : Nous voulions faire un travail rigoureux et distancié, pour “refroidir” l’objet d’étude qu’est le Front National, toujours au coeur de polémiques. Depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête de ce parti, l’idée d’un “nouveau FN” s’est imposée comme une évidence. Nous avons voulu la questionner : le FN a-t-il réellement changé depuis sa création en 1972 ? Pour cela nous avons mené une analyse systématique des ses programmes, de ses réseaux, de son électorat. Et ce, sur le long terme. Nous avons mobilisé une vingtaine de chercheurs, d’âges et de disciplines différentes, pour décortiquer 40 ans d’histoire du FN.
Y’a-t-il une idée directrice qui se dégage de toutes ces contributions ?
N. M. : Oui, il y a un fil rouge qui relie tous ces travaux. Ils montrent que Front National est en train de changer, mais que le “nouveau FN” n’existe pas encore. En fabriquant cette “évidence”, le discours médiatique fait croire à un changement qui n’a pas encore eu lieu. Il faut dire que Marine Le Pen est une “bonne cliente” : son habileté dans l’exercice y a bien aidé. Mais, malgré une dynamique électorale sans précédent, le Front National n’a pas achevé sa mutation.
Parmi les lieux communs sur le FN que l’ouvrage permet de déconstruire, il y a la fameuse “dédiabolisation"...
N. M. : Oui, c’est une stratégie aussi ancienne que le parti lui-même : on a oublié que le FN a été créé pour réintégrer l’extrême-droite dans le jeu parlementaire. Marine Le Pen n’a rien inventé : Bruno Mégret l’a fait avant elle, de même que Jean-Marie Le Pen, qui a toujours intenté des procès à ceux qui l’assimilaient à l’extrême droite. Il s’agit d’un classique de l’histoire du FN.
Mais Marine Le Pen bénéficie tout de même d’une meilleure image que son père ?
N. M. : Marine Le Pen a su retourner l’accusation de racisme : les intolérants, ce sont “les autres”, les fondamentalistes musulmans, face auxquels elle se pose en défenseure des droits des femmes, des homosexuels, des juifs. Elle est plus moderne que son père sur le plan des moeurs, et l’antisémitisme est la ligne rouge qu’elle ne franchit pas. Elle est d’une autre génération, elle n’a aucune nostalgie pour la 2nde Guerre Mondiale ou Vichy. Mais pour le reste, les fondamentaux du parti n’ont pas changé. Le cœur du programme FN reste la préférence nationale, anticonstitutionnelle, même si rebaptisée « priorité citoyenne ».
Quel est le résultat de cette énième tentative de normalisation ?
N. M. : Marine Le Pen a une meilleure image que son père, elle est plus populaire. Mais le FN demeure perçu comme extrémiste, comme un danger pour la démocratie. Moins d’un tiers de la population le perçoit comme crédible, capable de gouverner. De ce point de vue, ce n’est pas encore « un parti comme les autres ». Un processus de transformation est en cours, mais il est loin de faire l’unanimité, les tensions à l’intérieur du parti le montrent. Sur ce plan là au moins, c’est bien un parti ordinaire, avec ses divisions et ses luttes pour le pouvoir.
Électoralement, le FN semble pourtant plus puissant que jamais…
N. M. : Là aussi il faut se garder des formules toutes faites comme “le premier parti de France”. Le FN a progressé de façon spectaculaire lors des derniers scrutins, atteignant un nouveau palier aux régionales, avec près de 28% des voix au 1er tour, 6,8 millions de voix au second. Mais il reste isolé : au 2ème tour il n’a gagné aucune région. Et même s’il a fait élire 358 conseillers régionaux, il garde un vrai déficit d’élus - 2 députés à l’Assemblée Nationale, 2 sénateurs, 11 maires - et d’adhérents : 55 000 là où Les Républicains en affichent 179 000. Le FN n’a pas encore les réseaux nécessaires pour se dire “aux portes du pouvoir”.
L’électorat du FN a-t-il changé ?
N. M. : Ses grandes structures n’ont pas changé. Le FN a des soutiens croissants dans toutes les catégories de la population. Mais comme son père, Marine Le Pen réussit mieux dans les fractions populaires de l’électorat : ouvriers, employés, petits commerçants et artisans. Et le meilleur prédicteur du vote FN reste le niveau d’études. Plus il s’élève, moins on trouve d’électeurs FN. L’instruction ouvre sur le monde, apprend à combattre les préjugés et les idées simples.
La vraie nouveauté concerne les femmes. Jusqu’ici plus réticentes à accorder leur vote au Front National, elles ont été aussi nombreuses que les hommes à voter pour Marine le Pen en 2012, même plus nombreuses dans une catégorie comme les employées de commerce - caissières de supermarché, vendeuses- , où son score atteignait 40%. Aux élections européennes, départementales, régionales, ces mêmes femmes se sont réfugiées dans l’absention. Mais le scrutin présidentiel est infiniment plus mobilisateur. C’est en grande partie d’elles que dépendra le score de Marine Le Pen en 2017.
Quelles sont les perspectives qui se dessinent pour l’avenir du FN ?
N. M. : Le contexte lui est favorable. Les causes de sa progression sont toujours là : un chômage qui n’en finit pas de monter, une désaffection massive envers les élites politiques en place, un contexe international menaçant, entre afflux des réfugiés et terrorisme islamiste. Et le débat politique est polarisé autour du FN et de ses idées. Ses adversaires courent derrière. Alors que pour gagner, ils devraient l’amener sur leur terrain, affirmer leurs valeurs.
Comment les autres partis peuvent-ils regagner du terrain ?
N. M. : En faisant de la politique ! La politique, c’est faire exister un projet commun, un rêve de société. Les électeurs attendent des solutions, concrètes à leurs problèmes. Se battre « contre » le FN, ou se placer sur le terrain de la morale, ce n’est pas un programme. Face à des partis politiques usés, distants de leur base, en panne d’idées, patiemment et lentement, le FN tisse sa toile.
En savoir plus
- Les faux-semblants du Front National, sous la direction de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, et Nonna Mayer, Presses de Sciences Po, octobre 2015.
- Nonna Mayer est directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes de Sciences Po.