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01.10.2024

Géographie de l'enfance en Chine : le quotidien des enfants de migrants ruraux

Livre Une après-midi à Shanghai de Camille Salgues.

Comment le sort des enfants des villes soumis à une forte compétition scolaire (et sociale) et celui des enfants de migrants ruraux, plus pauvres et parfois "laissés en arrière", sont-ils liés ? Peut-on combattre la pauvreté sans tomber dans le misérabilisme ? La méritocratie française peut-elle apprendre quelque chose de la situation chinoise ?

Entretien avec Camille Salgues, un “géographe de l'enfance” chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, à l'occasion du lancement de son ouvrage Une après-midi à Shanghai. L’enfance et la question anthropologique de l’âge (Éditions ies).

Parlant couramment chinois, le chercheur a mené sa thèse à l'EHESS sur les enfants de migrants ruraux en Chine (des enfants qui arrivent en ville avec leurs parents dans le contexte des migrations massives campagne-villes en Chine, et qui vivent dans une grande précarité – quant à leur logement ou leur école notamment), suivi de deux postdoctorats en Chine sur les enfants des campagnes du Guangdong.

> Retrouvez l'intégralité de l'entretien, mené par Corinne Deloy, sur le site du CERI.

Quels ont été les effets de la politique de l’enfant unique, supprimée en 2016, sur la façon dont les enfants ont été considérés et « gouvernés » en Chine ?

La question démographique est essentielle dans l’étude de l’enfance et pas seulement pour la Chine : le travail fondateur des études sur l’enfance, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès, est né du questionnement de cet historien royaliste sur le déclin démographique français.

En Chine, le nombre d’enfants autorisés par foyer est en effet passé à deux en 2016. Je me souviens des crèches qui ont alors ouvert dans les campagnes où j’enquêtais, juste après que la loi est passée... et qui ont fermé ensuite, lorsque l’on s’est rendu compte que le baby boom attendu n’avait pas lieu, bien au contraire. Aujourd’hui, il n’y a plus de contrôle sur le nombre d’enfants autorisés, mais la natalité ne semble toujours pas repartir. 

Les conséquences de cette politique de l’enfant unique ont été innombrables. Pour en rester strictement à la question de l’enfance elle-même, l’essor en ville des enfants uniques, avec leur supposé mauvais caractère, leurs inaptitudes pour les tâches pratiques, l’investissement total, de leur part comme de celle de leurs parents, dans la compétition scolaire, le rôle clé des grands-parents dans l’économie familiale organisée autour de la garde de l’enfant... tout cela a fait couler beaucoup d’encre. Mais ce ne sont pas les enfants que je voyais !

Très tôt, la politique de l’enfant unique avait été en effet assouplie dans les campagnes et les familles rurales avaient souvent le droit d’avoir deux enfants ; les migrants avaient en outre une plus grande chance de passer entre les mailles du filet du planning familial. Il y a tout de même eu une diminution tendancielle pour tous de la taille des familles, mais, sur mon terrain d’enquête (un quartier en démolition de Shanghai), les enfants uniques étaient rares. Les enfants que j’ai côtoyés étaient en outre généralement très polis, par exemple quand il s’agissait de se montrer hospitalier s’ils me croisaient, me proposant de m’asseoir en attendant leurs parents, de boire un peu de thé, éventuellement, de grignoter quelques pipas – des pratiques familières pour eux mais qui n’ont guère de sens pour les enfants d’origine urbaine, qui évoluent tout le temps dans des espaces privés beaucoup plus fermés, dans des hautes tours. En outre, les enfants ruraux n’ont presque aucune chance d’entrer dans les universités et restent en marge de la compétition scolaire. Quand ils suivent leurs parents en ville, comme c’est le cas des enfants dont je parle à Shanghai, ils vivent loin de leurs grands-parents, etc.

Néanmoins, la politique de l’enfant unique et l’intensification de la compétition, scolaire et sociale, qu’elle a entraîné dans les familles de classe moyenne, ont eu des conséquences dans toute la société. Il n’y a pas de place, quand l’adelphie disparaît et qu’il n’y a qu’un descendant, pour une route personnelle un peu différente, afin d’échapper aux projections et aux espoirs des parents, comme c’était le cas quand ces espoirs pouvaient se reporter sur d’autres enfants. Cela a contribué à créer de fortes tensions en Chine sur la question de la réussite scolaire, qui devient l’unique norme possible, dans un cadre où le concours d’entrée à l’université (le gaokao) oriente toute l’éducation vers le bachotage.

Les enfants de migrants, très mal armés pour cette compétition, en souffrent doublement : parce qu’ils se trouvent dans une position déviante, une position d’écart avec la norme, d’une part ; et parce qu’ils ont d’autant moins de chance d’entrer à l’université malgré leurs origines modestes et, donc, d’échapper à leur destin social, quand les classes moyennes se crispent excessivement et accaparent, par tous les moyens, les places existantes.

La méritocratie qui a en Chine la même importance qu’en France, s’en trouve évidemment encore davantage fragilisée. Cela dit, la situation n’est pas si différente en France. Certes, la démographie est moins défavorable, et la forme de la compétition scolaire n’est pas la même, car le baccalauréat n’est pas un concours pour entrer à l’université, mais un examen. Mais les transformations apportées par Parcours Sup nous rapprochent peut-être lentement d’une situation à la chinoise.
 

Vous montrez bien comment la situation des enfants de migrants internes est le produit des évolutions politiques, socioéconomiques de la Chine. Pouvez-vous nous dire de quelle façon ces transformations façonnent leur vie ? 

Mon livre montre deux choses un peu opposées. D’un côté, en effet, les transformations structurelles : par exemple, les migrations campagnes-villes, massives, depuis trente ans environ, qui ont transformé à la fois le paysage de l’enfance dans la ville, avec ces nouvelles écoles privées ouvertes pour les migrants ou avec ces nouveaux arrivés dans des écoles publiques, et celui de l’enfance dans les campagnes, avec au contraire les classes qui se vident et des écoles qui ferment. Ces migrations ont aussi transformé l’accès à la consommation de masse, avec l’apparition des malls ou des lieux de loisirs comme les salles d’arcade qui m’ont offert certains de mes terrains, même si (mais justement) les enfants de migrants, pauvres, n’en occupent que les marges. Sans oublier l’énorme chantier de construction/destruction dans le bâtiment qu’est devenue la Chine, qui attire les travailleurs migrants et qui dessine le cadre de vie précaire des enfants, ou encore la politique de planning familiale, sur laquelle je ne reviens pas, etc. 

Tout cela a créé la situation très particulière qui est celle de cette population, même si je ne crois pas aux supposés effets psychologiques dévastateurs que cela aurait sur les enfants de migrants selon les spécialistes chinois : complexe d’infériorité chez les nouveaux arrivants, mentalité “déviante” et refus des normes scolaires de la part des enfants “laissés en arrière” dans les campagnes. Cette thématique psychologisante et misérabiliste est un puissant levier de mobilisation pour sensibiliser la population, et les responsables politiques, sur la cause de ces enfants, mais cela rend très mal compte selon moi de leur expérience ordinaire. 

D’un autre côté, donc, nous avons l’expérience quotidienne et ordinaire de ces enfants, qui constitue véritablement l’originalité de mon travail, y compris par rapport aux travaux chinois où la démarche ethnographique est très rarement utilisée. Or, l’observation à ce niveau dessine un autre tableau, beaucoup plus coloré et dynamique.

Le livre est construit autour de différents lieux dans lesquels évoluent ces enfants : leur quartier, le parc voisin, le mall, l’école, etc. De ce point de vue, on peut dire qu’il s’agit, fondamentalement, d’un travail de géographe de l’enfance – mon second post-doctorat en Chine, dans un département de géographie humaine, a sans doute pesé beaucoup dans la forme qu’a pris finalement le livre. Les enfants ne disposent pas, étant donnée la manière dont le monde est organisé pour eux, d’un point de vue surplombant qui leur assure une forme de continuité dans leur rapport à eux-mêmes et dans leur rapport à l’environnement. Le changement de lieu est alors créateur d’une dynamique d’exploration, de production du nouveau qui vient nourrir les différents chapitres.

Avec une question en arrière-plan qui reste pendante : les enfants que je décris semblent bien s’amuser la plupart du temps. Que fait-on d’une enquête sur des enfants très défavorisés, qui ne sont pas pour autant malheureux ? Combattre l’image misérabiliste qui leur est associée, est-ce affaiblir la mobilisation en leur faveur, pour plus d’équité dans leur accès à la scolarité par exemple ?