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13.09.2016

“La globalisation donne de nouvelles ressources aux nationalismes”

La Nation est à la fois un concept libérateur et porteur d’exclusions : c'est le thème du dernier ouvrage d'Alain Dieckhoff, directeur de recherche CNRS et directeur du Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri). En s’appuyant sur l’histoire de la nation, on comprend mieux les récentes mutations de ce concept et les tensions générées par le nationalisme. Interview

Vous situez le concept de nationalisme au cœur de la modernité, pouvez-vous préciser ?

Le nationalisme est à la fois une idéologie et un mouvement politique qui entend faire de la Nation - collectivité humaine partageant des caractéristiques communes, culturelles (langue, religion, histoire partagée…) et/ou politiques (appartenance à la même communauté politique territorialisée) – le lieu privilégié de l’expression collective. Le terme est apparu dans les principales langues européennes, d’abord timidement à la fin du 18ème siècle avant de s’affirmer au cours du siècle suivant. C’est dire qu’il s’agit d’un phénomène moderne lié à une transformation majeure : le fait d’investir le peuple de la souveraineté politique ultime, en lieu et place des monarques.

Comment expliquez-vous qu’il soit passé d’une acception « positive », synonyme d’émancipation et de liberté, à une acception « négative », synonyme d’exclusion et de renfermement sur soi?

Parce que l’idée nationale est en rupture avec la société inégalitaire d’Ancien Régime, elle est indissociable de l’avènement de la démocratie comme gouvernement du peuple. Le nationalisme a donc, à son origine, une dimension proprement révolutionnaire et émancipatrice. Du printemps des peuples en 1848 à la « décommunisation » des peuples soumis au joug soviétique dans les années 1990 en passant par la grande vague de décolonisation des années 1950-60, c’est cette portée émancipatrice du nationalisme qui s’est clairement manifestée. Or, à compter de la fin du 19ème siècle, d’abord en France et en Allemagne, puis dans nombre d’autres pays européens, le nationalisme a progressivement pris un autre sens lorsque certains courants politiques conservateurs se sont décidés à en faire une véritable doctrine fondée sur la primauté absolue des valeurs et des intérêts de leur seule Nation. Ce nationalisme de repli, de réaction, de l’enracinement, va de pair avec une double exclusion. La première concerne les autres nations tenues pour inférieures et qui sont, au mieux ignorées, au pire asservies, voire éliminées. La seconde s’opère à l’intérieur même du corps politique qui doit être purgé de tous les éléments « non-nationaux » c'est-à-dire, dans le fond, tous ceux qui ne partagent pas la même « identité organique ». A l’évidence, le nationalisme est un Janus. Il est un facteur d’émancipation en permettant aux peuples d’accéder à l’émancipation collective, dans le respect mutuel. A l’inverse, il peut aussi nourrir de terribles logiques d’exclusion xénophobe et raciste.

A quelles conditions le nationalisme pourrait-il disparaître ?

Libéraux et marxistes divergent sur beaucoup de points, mais ils partagent une même conviction : celle que la multiplication des interactions conduira à la réduction des différences entre peuples et, progressivement, à l’unification du monde. Cette fin supposée du nationalisme est une illusion pour une double raison. D’abord, ils ne voient pas que la globalisation donne aussi de nouvelles ressources aux nationalismes comme on le constate très clairement avec ce que j’ai appelé le nationalisme des nantis, particulièrement vigoureux. En favorisant l’accès direct au marché mondial, la globalisation permet aux nationalistes catalans ou québécois de contourner l’État central et d’affirmer leur propre projet national. Ensuite, tant que l’État demeurera la figure dominante du politique, il y aura du nationalisme parce que le principe même de l’État-Nation est de faire correspondre société politique et identité culturelle.

Vous parlez pourtant de l’État multinational. De quoi s’agit-il ?

D’un mode d’organisation de l’État fondé sur la dissociation entre communauté civique et communauté nationale, c’est-à-dire entre le domaine du politique et celui de l’identitaire. C’est une réalité, au moins partielle au Canada, en Espagne, en Belgique mais aussi en Russie, en Bolivie… C’est une vision de la Nation auquel les sociétés devraient s’intéresser,  car, ne nous y trompons pas, le principe d’autodétermination qui est au cœur du nationalisme continuera à produire ses effets. Il n’y a donc que deux options. Soit on accepte la multiplication d'États-nations à fondement identitaire marqué, comme cela a été le cas après la dissolution de la Yougoslavie, soit on s’emploie à préserver ou créer des États bi- ou plurinationaux afin d’organiser la coexistence de différents groupes nationaux au sein d’un même État démocratique, ce qui passe fréquemment par la mise en œuvre du fédéralisme.

Pourtant, vous ne semblez pas croire non plus à une perspective post-nationale?

La crise récurrente dans laquelle se trouve le projet européen tient précisément à l’impasse qui a été faite sur la question cruciale de l’identité européenne. De fait l’Europe n’est pas en mesure de susciter un fort sentiment d’adhésion et laisse le champ libre, soit à des souverainismes variés (dont le Brexit est la dernière illustration en date), soit à des nationalismes de dissociation comme ceux qui sont à l’œuvre en Catalogne et en Ecosse.

Entretien réalisé par Miriam Perier, CERI

 

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Légende de l'image de couverture : Sciences Po