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25.09.2023

Guerre en Ukraine : le réveil géopolitique de l’Europe ?

18 mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Zaki Laïdi, conseiller spécial du Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, livre en exclusivité à Sciences Po son analyse sur les conséquences de cette guerre pour l’Europe. Il s’exprime ici à titre strictement personnel. Cet entretien a été réalisé par Sylvain Kahn, chercheur spécialiste de l’Europe (Centre d’histoire).

Pour la première fois depuis sa création, l’Union européenne s’engage dans un conflit. Zaki Laïdi explique, chiffres à l’appui, comment les Européens ont pris le leadership du soutien à l’Ukraine devant les Américains. Il montre comment Poutine est parvenu à faire émerger une politique étrangère commune que l’on croyait impossible. Cet entretien révèle, en miroir, comment cette guerre, et la trajectoire du mercenaire Prigojine, mettent à nu l’anatomie du système poutinien.

En 2020, vous avez été appelé à devenir conseiller spécial du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, passant ainsi du statut de chercheur à celui de partie prenante. Près de quatre ans plus tard, cette expérience a-t-elle changé votre regard sur l’Europe ?

Pas de façon radicale. J’ai bien sûr énormément appris du fonctionnement de l’Europe et des enjeux qu’elle affronte. Je bénéficie aussi d’un réseau d’informations inédites rendues accessibles grâce aux échanges officiels ou interpersonnels, et aux rapports des délégations de l’Union européenne dans le monde. Mais on ne saurait parler de surprise au sens de découverte d’une réalité méconnue. Mon rôle est de conseiller directement le Haut représentant sur ses choix, ses positions, et son expression publique. Non de participer aux arbitrages internes, même si j’en suis indirectement partie prenante à travers mes propositions. Ensuite parce qu’en matière de politique étrangère et de sécurité, il n’y a pas de grande opacité. C’est un domaine non communautarisé où les positions des uns et des autres sont bien connues.
La surprise est plutôt venue du contexte exceptionnel que nous avons connu depuis 2020. En janvier 2020 la Commission nouvellement désignée parlait d’une Europe géopolitique, c’est-à-dire d’une Europe capable de s’inscrire dans une logique de compétition entre États sans pour autant être elle-même un État. Mais soyons honnêtes, cette idée relevait plus de l’intention que d’un projet formalisé. Ce qui a conduit à la traduction de cette intention en action ce sont deux événements différents, mais complémentaires : la crise du COVID puis la guerre en Ukraine. Avec la crise du COVID on a en effet compris que si l’interdépendance économique offrait d’indéniables avantages, elle présentait aussi des risques sérieux de vulnérabilité et de dépendance. C’est d’ailleurs à partir de là que le débat sur la Chine a ressurgi.

On a commencé à se dire que si la Chine contrôlait la production de masques, qu’en serait-il si une crise venait à nous priver de matières rares ? On constate d’ailleurs aujourd’hui que les pénuries de médicaments en France sont liées aux perturbations des chaînes de valeur sans que soient en jeu des considérations politiques ou diplomatiques. Mais à peine le COVID absorbé, nous nous sommes trouvés plongés dans la crise ukrainienne. Avec là encore comme toile de fond le débat sur notre dépendance, cette fois-ci énergétique vis-à-vis de Moscou. Au demeurant je reste convaincu que Poutine était à peu près certain que l’Europe ne bougerait pas en Ukraine car à ses yeux l’Allemagne ne pouvait se permettre de se défaire de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Cela va au-delà de la simple dépendance, il y a aussi un sentiment de culpabilité en toile de fond. J’ai en mémoire cette interview du président allemand quelques mois avant la guerre — il a eu depuis l’immense courage de se rétracter — où il disait que la construction de North Stream 2 constituait une forme de dette morale contractée par l’Allemagne vis-à-vis de la Russie pour le mal qu’elle avait fait à la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale !

Tout ceci pour souligner le chemin mental, psychologique et politique que nous avons franchi en tant qu’Européens depuis le début de la guerre en Ukraine. Et même entre le début du conflit et la situation actuelle, la position d’un pays comme l’Allemagne par exemple a considérablement évolué. Au début du conflit, tout le monde affichait sa condescendance vis-à-vis de l’Allemagne qui parlait d’envoyer quelques milliers de casques aux Ukrainiens. Aujourd’hui l’Allemagne est le premier fournisseur de militaires de l’Ukraine derrière les États-Unis. Non seulement son aide dépasse les 10 milliards d’euros, mais elle est de qualité. D’ailleurs, ces critiques très injustes ne sont plus d’actualité.

La guerre en Ukraine a donc changé l’Europe ?

Oui, mais ce sont les événements qui ont façonné le changement, confortant ainsi la prophétie de Jean Monnet pour qui l’Europe ne pourra se faire qu’au travers d’enjeux concrets et à la faveur de crises. C’est exactement ce qui s’est produit. La crise ukrainienne consacre le triomphe non pas de l’Europe fédéraliste, mais de l’Europe fonctionnaliste.
À Bruxelles, si vous lancez un débat sur des bases conceptuelles ou stratosphériques, vous vous exposez à d’inévitables déconvenues. Si vous abordez un enjeu en termes trop généraux ou principiels, vous vous trouverez très vite confronté à des objections de forme ou de principe de la part d’États qui, du fait de leurs histoires politiques propres, vont réagir très différemment face à un concept censé faire consensus.

Je prendrai l’exemple de l’autonomie stratégique. C’est un concept qui a été formellement agréé en 2016 puis remis au goût du jour par le discours de la Sorbonne du président Macron. Malgré cela, les pays scandinaves ont contesté ce terme d’autonomie stratégique car ils y voyaient une justification potentielle du protectionnisme commercial qui, pour eux, est le mal absolu. C’est la raison pour laquelle ils ont insisté pour que l’on parle d’autonomie stratégique ouverte. Si, en revanche, vous abordez la question de l’autonomie stratégique sous l’angle politico-militaire, vous vous heurtez cette fois à des résistances qui émanent d’autres pays notamment d’Europe centrale et orientale pour qui l’autonomie stratégique n’est qu’un nom de code destiné à détacher l’Europe des États-Unis. Donc si vous mettez ce concept en débat, vous allez tout de suite voir émerger des controverses interminables. Mais si vous déclinez le problème de manière plus concrète ou opérationnelle, les difficultés ne disparaissent pas, mais elles s’atténuent. C’est comme cela que l’Europe avance. E pur si muove !

Mais est-ce que la guerre en Ukraine a mis fin à ces différences ?

Oui et non.
Oui, dans la mesure où il y a eu dès le début de la guerre un très fort consensus pour voir l’Europe assumer sa responsabilité stratégique, c’est-à-dire d’être en première ligne pour défendre l’Ukraine. Au demeurant, l’OTAN n’est pas partie prenante au conflit. Ce sont ses États membres européens qui sont directement engagés en soutien de l’Ukraine. L’OTAN joue le rôle d’un précieux bouclier dissuasif en cas d’extension du conflit par la Russie. La conséquence en est que l’augmentation des dépenses militaires est partout à l’ordre du jour. Sur ce point, l’idée que la guerre nous impose de nous défendre davantage pour assurer nous-mêmes notre sécurité a progressé. L’Allemagne va passer à 2 % de son PNB pour les dépenses militaires contre 1,5 % actuellement tandis que la Pologne se projette vers les 4 % !
Cela étant, cet acquis ne règle pas tout. La relation avec les États-Unis demeure complexe même si plus personne n’oppose plus défense européenne et défense continentale assurée par l’OTAN. Mais la tentation d’acheter américain plutôt qu’européen existe toujours, tout du moins à court terme. Sur les 100 milliards d’armements acquis par les armées européennes depuis le début de la guerre en Ukraine, 68 % vont aux États-Unis et 22 % en Europe. Il existe des programmes pour permettre de mutualiser des achats intraeuropéens. Mais il faudra attendre quelques années pour juger de la réalité et de l’effectivité de cette dynamique. Un des tests décisifs résidera aussi dans la capacité franco-allemande à développer le « Système de combat aérien du futur (SCAF) » tant attendu.

On a longtemps considéré que le principe de l’unanimité entravait toute politique étrangère commune. Aujourd’hui, on constate que l’Union est malgré tout parvenue à agir collectivement. Comment ce qui semblait impossible est devenu possible malgré le maintien de cette règle de l’unanimité ?

Je pense que l’explication centrale tient au fait que les Européens, c’est-à-dire les opinions européennes et leurs dirigeants, ont réalisé à la lumière de l’agression russe que la Russie représentait bel et bien un danger mortel pour leur sécurité. Imaginez d’ailleurs dans quelle situation nous nous trouverions aujourd’hui si l’Ukraine avait été effectivement envahie. Donc il y a eu un consensus pour dire qu’il fallait casser cette logique faute de quoi les Baltes et quelques autres seraient déjà menacés de déstabilisation par la Russie. Le discours du 31 décembre 2021 du président finlandais Saul Niinistö fut sur ce point capital. Reprenant une phrase de Kissinger, il déclara ceci : « Quand le souci d’éviter la guerre devient le principal objectif d’un groupe de pays, le système international est à la merci de ses membres les plus brutaux ». Le message était donc clair.

J’ajouterai que plusieurs faits ont accentué ce consensus : la brutalité inouïe avec laquelle Poutine a agi ; la rhétorique quasi hitlérienne à laquelle il a eu recours ; les contrevérités manifestes qu’il a exprimées, notamment en niant l’invasion quelques jours avant qu’elle ne soit déclenchée. Tout ceci a au fond coalisé contre lui l’Europe. Cela n’aurait pas forcément été le cas si, par exemple, il s’était contenté d’occuper le Donbass. Par conséquent sa brutalité, son mépris, sa suffisance ont beaucoup joué dans la mobilisation de l’Europe alors que trois ou quatre groupes de pays avaient jusque là sur la Russie des visions assez différentes. Parmi eux, il y avait ce que j’appellerais les existentialistes réunis notamment autour de la Pologne, des États baltes et avec des nuances souvent fortes certains États d’Europe centrale : pour eux la Russie constitue une menace existentielle et la guerre en Ukraine leur a donné raison. Il y avait les dialoguistes (France, Allemagne) qui sans nourrir d’illusions sur Moscou pensaient lui faire entendre raison et parvenir avec elle a des compromis. Il y avait le groupe des peu concernés (Italie, Espagne, Portugal, Malte, Grèce, Chypre) : ils n’arrivaient pas à voir la Russie comme une menace pour des raisons historiques, géographiques et parfois mercantiles. Le cas de l’Italie était intéressant car singulier. Tout en étant atlantiste, elle a ménagé la Russie pour des raisons héritées du compromis historique entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italien du temps de l’URSS. Une bonne partie de la droite italienne était pro russe — sur un mode qui est en écho avec la façon qu’ont N. Sarkozy et F. Fillon d’être prorusses — y compris avec un parfum affairiste que S. Berlusconi a assumé. Affairisme et réalisme vont d’ailleurs souvent ensemble. Le fait remarquable est le tournant pris par G. Meloni : elle a pris des positions pro ukrainiennes et anti Poutine très fortes. On ne s’y attendait pas, mais ses positions répondent à un calcul politique interne habile : marginaliser les populistes du mouvement Cinq étoiles comme les droitiers de Forza Italia en identifiant leur russophilie à une expression anti patriotique. En donnant ainsi des gages à l’Europe et à l’OTAN, elle place l’Italie au centre du jeu (c’est Draghi qui avait suggéré à Macron et Scholz l’adhésion de l’Ukraine). Ce positionnement lui laisse le champ libre sur le plan intérieur. Tout ceci pour dire qu’en dehors d’Orban, qui d’ailleurs s’abstient plus qu’il ne s’oppose, Moscou ne peut pas compter sur grand monde au sein de l’UE.
Donc oui, l’invasion brutale de l’Ukraine a remis les pendules à l’heure et tout le monde à Bruxelles a en tête le Conseil européen du 24 février 2022 : dans une ambiance lugubre Zelenski s’adressant à ses pairs en visioconférence déclarait « c’est probablement la dernière fois que vous me voyez vivant ». Si je rappelle ce fait c’est pour dire qu’au début du conflit personne n’était sûr de son issue. Pour être franc, beaucoup craignaient que l’invasion de l’Ukraine réussisse sur le plan militaire. Les Ukrainiens auraient été contraints de mener une guerre de guérilla. Mais voilà : la machine militaire russe s’est enrayée extrêmement rapidement. C’est aussi cela qui a considérablement enhardi les Européens. La guerre éclair de trois jours devait déboucher sur la prise de Kiev et l’installation d’un régime fantoche ; elle s’est transformée en enlisement humiliant. Ce fut perceptible dès le deuxième jour : alors même qu’ils bénéficiaient d’un réel effet de surprise, les Russes se montrèrent incapables de prendre rapidement la base aérienne d’Hostomel dans la banlieue de Kiev. Hostomel, qui abrite les usines d’avions Antonov, devait servir de base d’appui logistique aux forces russes aéroportées chargées de prendre Kiev en raison de la longueur de sa piste. Tout ceci est aujourd’hui très documenté. Sur le moment les choses paraissaient très difficiles, voire compromises. Car si les Russes avaient comme on le redoutait sur le moment réussi à prendre Kiev à y installer un régime fantoche, la suite serait devenue beaucoup plus difficile, y compris au regard de la légalité internationale. Car même illégitime, un régime de fait qui s’installe au pouvoir crée une nouvelle réalité. On le voit aujourd’hui au Niger. Donc l’enlisement très rapide des forces russes a beaucoup joué en faveur de la mobilisation des Ukrainiens et de l’Europe. Ensuite, les terribles massacres de Bucha ont totalement décrédibilisé la Russie aux yeux des opinions européennes. La question des crimes de guerre et donc de la responsabilité pénale de ceux qui les avaient perpétrés est donc très vite venue se surajouter au conflit territorial. À partir de cet enchaînement, la machine des sanctions européennes s’est mise à tourner à plein régime pour priver Moscou du financement de sa guerre. Les Européens ont pris des décisions fortes : l’arrêt programmé de notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et la saisie des avoirs russes à l’étranger qui s’élevaient à plus de 300 milliards.

Dans les actions et la politique qu’entreprend l’Europe depuis le début de cette guerre, lesquelles sont selon vous les plus frappantes ?

C’est très probablement la capacité de l’UE à agir vite ; cette célérité n’est pas la norme dans la vie du système politique européen. Je suis aussi frappé par la capacité de l’UE à prendre des décisions unanimes et consensuelles. Même des pays peu favorables à l’Ukraine comme la Hongrie ont préféré s’abstenir que d’user de leur droit de veto (qui est donc toujours en vigueur dans les décisions de politique étrangère). Les Européens n’ont pas hésité à prendre des risques économiques non négligeables, tout particulièrement en se privant en très peu de temps des ressources du marché énergétique russe. Enfin, le passage à l’action militaire à travers l’utilisation des ressources de ce que l’on appelle la Facilité Européenne pour la Paix est un fait remarquable : c’est la première fois dans son histoire que l’Europe apporte un soutien militaire à un État en guerre et forme des soldats. C’est bien la marque d’un changement politique important. Ce fonds européen s’élève aujourd’hui à plus de 14 milliards et s’ajoute aux ressources que les États membres déploient directement en faveur de l’Ukraine.

Pourtant de nombreux commentateurs donnent l’impression que le soutien à l’Ukraine est largement dominé par les États-Unis. Les Européens ne font-ils que suivre une politique décidée par les États-Unis ?

Il s’agit d’une idée reçue et je dirais même très bien reçue… Elle est tout simplement fausse. La tendance au dénigrement de l’Europe est une spécialité à l’appellation mal contrôlée bien connue en France… « Ah cette pauvre Europe » ! Une autre forme répandue de ce dénigrement consiste à considérer que l’Allemagne n’en fait pas assez pour L’Europe. Pensez au concert de ricanements entendus au début de la guerre sur cette Allemagne qui n’envisageait de livrer que des casques à ces malheureux Ukrainiens. « Comment voulez-vous faire l’Europe de la défense avec des gens qui ont tellement peur de faire la guerre ou d’envoyer des armes », susurraient ironiquement les eurosceptiques. Comme si la mémoire allemande n’était pas un élément à prendre en compte pour comprendre la lenteur initiale des choix allemands… Comme si l’image de chars allemands se retrouvant sur les plaines d’Ukraine n’était pas un élément qui méritait d’être pris en compte.
Or que voit-on aujourd’hui ? Que les engagements européens, civils et militaires, vis-à-vis de l’Ukraine sont deux fois supérieurs à ceux des États-Unis. Je parle bien ici des engagements, pas des versements.

Et si à l’Union européenne vous ajoutez la Grande-Bretagne et la Norvège, vous arrivez au chiffre de 156 milliards pour l’Europe contre 70 pour les États-Unis. Sur le plan militaire également, l’aide de l’Europe dépasse maintenant celle des États-Unis et fait jeu égal pour ce qui est du matériel lourd. Tous domaines confondus l’Allemagne s’est à elle seule engagée pour près de 51 milliards d’euros contre 70 pour les États-Unis. J’ajoute que le matériel européen envoyé à l’Ukraine est d’une qualité exceptionnelle. De surcroît, les Européens ont souvent été moteurs dans les initiatives destinées à relever le niveau des livraisons à l’Ukraine à mesure que le conflit a évolué. Ce sont les Européens qui furent les premiers à parler des chars. Ce sont les Européens qui se sont mobilisés pour la fourniture d’avions de chasse. Ce sont enfin les Européens qui ont été les premiers à fournir des missiles de longue portée alors que les États-Unis résistent toujours par exemple à envoyer des missiles ATACMS qui seraient pourtant décisifs en Crimée. Cela étant, il ne s’agit pas là de comparer encore moins d’opposer les États-Unis à l’Europe : sur l’Ukraine, Européens et Américains ont fondamentalement des positions convergentes. La gestion du soutien à l’Ukraine dans cette la guerre repose sur une cogestion entre l’Europe et les États-Unis. Et dans cette cogestion le partenariat est équilibré. Le seul domaine où les États-Unis font la différence est celui du renseignement. Indépendamment, bien sûr, de la garantie politico-militaire que représente pour l’Ukraine les États-Unis dans l’hypothèse d’un dérapage russe sur le plan nucléaire.

Les Européens seraient donc en mesure de soutenir efficacement l’Ukraine en cas d’inflexion de la politique américaine ?

Tout dépendrait de l’ampleur de cette inflexion et du moment où elle interviendrait. Je tiens néanmoins à vous rappeler que sous l’administration Trump pourtant anti-européenne, le déploiement des troupes américaines en Europe s’est accru… Attendons donc de voir. De toute façon, comme je l’indiquais plus haut, l’effort européen est colossal à lui tout seul.

Cela fait maintenant 18 mois que la guerre a commencé. Est-ce qu’elle ne risque pas de s’enliser ou de s’éterniser ? Dans cette hypothèse, l’Europe aurait-elle les moyens de poursuivre son effort en faveur de l’Ukraine ? Bref : existe-t-il un risque de fatigue ukrainienne en Europe ?

Depuis le début du conflit, on parle de fatigue. Ce risque existe et existera toujours dans des sociétés démocratiques. Mais pour le moment je crois qu’il y a un consensus très fort en Europe pour maintenir et amplifier notre soutien à l’Ukraine, tout simplement parce que nous savons que sans victoire ukrainienne, la menace russe continuera à peser non seulement sur l’Ukraine, mais sur l’ensemble de L’Europe. Quand Zelinsky nous dit « Vous vous battez pour vous et pas seulement pour nous », il a cent fois raison. Donc je crois que l’immense majorité des états européens est absolument convaincue qu’il faut désormais aller vers une victoire de l’Ukraine. Reste à savoir comment gagner. Il y a la voie militaire et la voie politique ou, très probablement, une combinaison des deux. Le temps joue en faveur de l’Ukraine : les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent tandis que les Russes ne cherchent qu’à limiter les dégâts : ils ont à présent compris que l’invasion a politiquement et moralement échoué. Poutine qui s’est à peu près trompé sur tout cherche désormais à survivre. Malgré le contournement des sanctions, l’affaissement économique, moral et diplomatique de la Russie est considérable. Sergei Guriev a bien montré que les sanctions étaient efficaces. Le fait que les Ukrainiens parviennent aujourd’hui avec facilité à toucher des cibles militaires en territoire russe en dit long sur la vulnérabilité militaire de la Russie. Cela étant, même affaiblie, la Russie dispose de ressources humaines et matérielles encore considérables. Elle bénéficie de l’apathie d’une population qui démontre une capacité phénoménale à supporter le mensonge, la baisse de son niveau de vie, sans parler de l’emprise sur les esprits d’un système de plus en plus totalitaire qui vénère de nouveau Staline, justifie le pacte germano-soviétique et érige des statues du fondateur de la police politique russe, Dzerjinski. Poutine sait que le danger ne viendra pas de sa population. Il peut venir en revanche de l’intérieur du système dont il est le garant. Toutefois, l’affaire Prigojine a montré que cet équilibre est de plus en plus fragile. Mais on connaît assez mal l’état réel des rapports de force au sein du régime russe et le pouvoir d’arbitrage dont Poutine dispose encore, même si les règles du jeu mafieux qui le sous-tendent sont connues : soumission, protection, distribution. En échange de leur allégeance au chef, les différentes factions sont assurées d’être protégées face à l’étranger et face à leurs rivaux internes, ainsi que d’accéder à des ressources qui leur sont spécialement allouées. Prigojine a cherché à rompre cette règle du jeu en tentant de prendre l’avantage sur le clan Shoigu (ministre de la Défense) / Guerassimov (chef de l’État-major) et accroître sa part du gâteau, matérielle et politique. Il s’est efforcé de le faire, avec probablement au départ l’aval feint ou implicite de Poutine, qui voyait son armée voler d’échec en échec. Après le retrait de l’armée russe de Kherson, en novembre 2022, Poutine a placé le général Surovikin, un homme lige de Prigojine, à la tête des troupes en Ukraine. Prigojine a alors cru que son heure de gloire était venue. Mais le quasi-limogeage, trois mois plus tard, du même Surovikin replacé sous la férule de Guerassimov en Ukraine, montrait que le jeu était très fluide. De retour en grâce, le couple Shoigu / Guerassimov était décidé à balayer Prigojine en le privant d’une victoire à Bakhmut pour l’affaiblir et le pousser à la faute. C’est exactement ce qui est arrivé. En lançant ses forces vers Moscou, Prigojine ne cherchait probablement pas à renverser Poutine. Mais en humiliant l’armée russe, il le mettait en cause. Il le paya deux mois plus tard de sa vie. Donc je dirais que l’état des rapports de force au sein du système russe demeure instable et surtout très opaque. L’assassinat de Prigojine montre néanmoins que Poutine dispose encore d’atouts. De combien et jusqu’à quand ? La question demeure ouverte. On sait seulement que la nationalisation des biens étrangers a partiellement rebattu les cartes des bénéficiaires du système, notamment dans le domaine des hydrocarbures. Ceux qui ne jouaient pas le jeu ont été éliminés physiquement en Russie, mais aussi à l’étranger. Tandis que ceux qui acceptaient les nouvelles règles de la guerre ont été récompensés par l’acquisition des fleurons étrangers nationalisés. C’est le cas de Igor Setchin, le patron de Rosneft ou de la famille Kadyrov entre autres. Je reste persuadé néanmoins que l’évolution militaire sur le terrain influencera de manière importante l’évolution politique russe.

Parmi les objectifs militaires importants des Ukrainiens, figurent :

a) leur capacité à atteindre la mer d’Azov en créant un corridor qui partirait d’un côté d’Orikhiv jusqu’à Melitopol en passant par le verrou de Tomkak et de l’autre de Velika Novosilka pour atteindre Berdyansk. Ainsi, le sud de l’Ukraine se trouverait coupé en deux et permettrait d’isoler la Crimée dont le caractère péninsulaire en accroît la vulnérabilité,

b) empêcher la flotte de la mer Noire de frapper l’Ukraine à partir de Sébastopol,

c) frapper fort à l’intérieur de la Russie comme ils le font depuis la fin août et pas seulement à la frontière avec l’Ukraine.

En attendant, il faut aux Ukrainiens rompre les trois lignes de défense constituées par la ligne Surovikin ce qui n’est pas tâche facile. Depuis la prise par les Ukrainiens de Robotnye dans l’oblast de Zaporijia, la première ligne russe a cédé. Mais la mer d’Azov est encore à 80 km. C’est là que l’avenir de la guerre va se jouer, au mieux d’ici décembre, mais pas avant. Malgré ses immenses pertes, l’armée russe dispose d’un potentiel humain non négligeable, d’une armée de l’air intacte de près de 500 appareils et d’une marine en bon état malgré quelques pertes spectaculaires. La guerre est loin d’être finie et encore moins gagnée. Sa prolongation en 2024 et au-delà est donc probable.

Par ailleurs et indépendamment de la question territoriale, il y a la question des réparations sans parler de celle des responsabilités pénales. Il n’est donc pas impossible qu’une partie de l’establishment russe finisse par sacrifier Poutine et rejette sur lui la responsabilité de la guerre sur lui et lui seul pour conserver ses privilèges. Mais pour le moment personne ne voit d’alternative à Poutine se dégager. À moyen et long terme, le problème fondamental pour la Russie est celui de savoir si elle parviendra à rompre avec la vision impériale qui est la sienne au profit d’une vision nationale limitée aux frontières de la Fédération de Russie. C’est le cœur du problème. La question de l’extension de l’OTAN n’a jamais été la cause du problème ukrainien, mais sa conséquence. La révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine n’est pas née du projet d’adhésion à l’OTAN, mais du soutien de la société ukrainienne à la signature d’un accord de libre-échange avec L’Europe. Tant que la Russie se pensera comme un Empire, elle sera non seulement portée à demeurer une puissance impérialiste, mais surtout à être incapable de se réformer. C’est un point d’histoire essentiel qu’un politique russe Gaïdar, Premier ministre de Eltsine avait bien identifié : il avait dit qu’il était impossible pour la Russie de se réformer tant qu’elle continuerait à se considérer comme un empire et non comme un État Nation. Car au fond, dans un empire de ce type, tout est pensé, organisé sous un mode autoritaire, centralisé, hiérarchisé, non démocratique où tout procède du tsar ou de son substitut qui distribue les prébendes. Cela ne laisse guère de place à l’initiative, à la créativité, à la décentralisation, au débat ou à la concurrence. Si on ajoute à cela la nature rentière du régime économique ; les incitations au changement sont faibles. C’est d’ailleurs la réalité de ce modèle russe, corrompu, démotivé, désorganisé, inefficace, mais résistant qui a été révélé de manière spectaculaire par les défaillances de son armée en Ukraine. En même temps, l’histoire russe nous enseigne que le changement y est souvent brutal et inattendu. Dans la mesure où les Européens n’ont pas les moyens de peser directement sur la transformation de la Russie, le seul levier dont ils disposent est celui qui doit permettre à l’Ukraine de gagner la guerre.

Article initialement publié (avec bibliographie et cartes) sur le site de la recherche de Sciences Po.

Légende de l'image de couverture : Justice internationale / Drapeaux Ukraine&Europe (crédits : Shutterstock/Alexander Supertramp)