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05.07.2022
Guerre en Ukraine : les usages politiques de l’histoire. Entre le droit et la géopolitique
Le 14 juin s’est tenue à Sciences Po une conférence sur la guerre en Ukraine, dans le cadre de la Semaine doctorale intensive de l’École de droit et du projet Humanités juridiques. Juristes, politistes, historiens et philosophes y ont analysé les usages politiques de l’histoire et de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que ceux du droit, dans les discours de justification de l’invasion russe en Ukraine.
Usages politiques de l’histoire et de la propagande
Organisée par Julie Saada et Anna C. Zielinska, cette rencontre a permis de souligner que les frappes indiscriminées et les atrocités commises par les forces russes contre les civils ukrainiens conduisent à s’interroger sur la question de savoir si, outre l’agression et des crimes de guerre, un génocide est en cours. Ces violences s’accompagnent de discours de justification dans lesquels Poutine exprime ses griefs contre l’Occident en termes essentiellement historiques, réécrit l’histoire de l’Ukraine selon son agenda politique et instrumentalise la catégorie de génocide dans une « accusation en miroir » (Nicolas Werth) contre les Ukrainiens. La « dénazification » de ces derniers, telle que théorisée notamment par Timofeï Sergueïtsev, idéologue pro-Poutine, motiverait à bon droit le but de la guerre. L’usage de l’histoire est ainsi central dans la volonté russe de justifier l’intensité des violences.
À partir du cas de la Seconde Guerre mondiale, Julia Christ et Tal Bruttmann ont retracé la façon dont la politique de la mémoire, la Geschichtspolitik, est devenue un outil de propagande majeur depuis les années 1980 pour établir un récit unique sur l’histoire – l’objectif n’étant pas seulement de présenter le passé d’une manière orientée mais aussi d’influencer l’avenir. Sabine Dullin et Marie Mendras ont, de leurs côtés, analysé les usages de l’histoire par la Russie eu égard à l’Ukraine en insistant sur l’anti-occidentalisme, la répression interne et la propagande en Russie, et sur l’affirmation d’un discours de puissance en rupture avec le processus vertueux d’une écriture de l’histoire entamé en 1987, notamment par l’association Memorial.
Instrumentalisation du droit et inversion victimaire
Les discours de justification du Kremlin mobilisent aussi des notions de droit international. Yuliia Chystiakova, spécialiste des droits humains à l'East Ukrainian Center for Civic Initiatives, et Anne-Laure Chaumette ont montré que les catégories juridiques de légitime défense, de génocide et de guerre ont été instrumentalisées par la Russie pour dénier l’agression et soutenir un récit de protection pacifiste. Roman Zinigrad a examiné la façon dont les principes des droits humains ont été réinterprétés par la Russie et comment le régime en place gouverne par des lois, y compris lorsqu’il crée la notion d’ « agent de l’étranger » pour réprimer toute opposition.
La participation exceptionnelle de Mykola Gnatovskyy, professeur à l’Université de Kiev et juge à la Cour européenne des droits de l’homme élu au titre de l’Ukraine, a permis de mettre en évidence le mépris de la vérité juridique par les autorités russes – la notion de bullshit de Harry Frankfurt, selon laquelle aucun souci pour la vérité n’est présent dans le récit proposé, trouvant dans ce contexte toute sa pertinence. M. Gnatovskyy a aussi insisté sur les phénomènes d’inversion : Poutine accusant les Ukrainiens des crimes qu’il est en train de commettre, y compris le génocide, il inverse les positions de victimes et de bourreaux. De type impérial – caractérisé par des colonies à proximité du centre impérial – le pouvoir russe justifie l’élimination des personnes en qualifiant de « nationalistes » puis de « nazis » ceux qui ne se reconnaîtraient pas comme Russes. Il a enfin souligné que de nombreuses initiatives d’enquêtes et de poursuites pénales ont été lancées contre les responsables des crimes commis en Ukraine.
Article rédigé par Julie Saada, professeure de philosophie à Sciences Po, École de droit, et Anna C. Zielinska, maîtresse de conférences à l’université de Lorraine et à Sciences Po Nancy. Toutes deux sont membres du groupe Humanités juridiques de Sciences Po.
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