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15.07.2020
Hommage à Zeev Sternhell (1935-2020)
L’âpre controverse qui l’a opposé à plusieurs historiens de Sciences Po a failli l’occulter : Zeev Sternhell, mort le 21 juin 2020, fut à Sciences Po un étudiant de 3è cycle remarquable et remarqué. Sous la direction admirative de Jean Touchard, il soutint en octobre 1969 sa thèse sur Maurice Barrès, à l’issue d’une idylle intellectuelle dont témoigne son dossier de scolarité...
Un thésard remarquable et remarqué à la FNSP
“Je puis faire de lui un éloge sans réserve (...) Il est remarquablement doué pour les recherches de science politique. Il a beaucoup travaillé pendant son séjour à Paris, avec méthode, avec précision, avec intelligence, avec un sens historique aïgü et une curiosité toujours en éveil” : tel est le portrait de l’étudiant Zeev Sternhell que dresse Jean Touchard en octobre 66, dans une lettre de recommandation pour l’Université hébraïque de Jérusalem. L’éminent historien, Secrétaire général de la Fondation nationale des sciences politiques de 1954 à 1971, n’a pourtant pas pour “habitude de rédiger des attestations particulièrement indulgentes. J’ai même plutôt la réputation inverse”, écrit-il de lui-même. Il faut croire que les qualités exceptionnelles de ce trentenaire israélien, qu’il compte parmi ses étudiants de 3è cycle depuis janvier 65, justifiaient qu’il sorte de sa réserve. Son professeur Benjamin Akzin, de l’Université hébraïque de Jérusalem, où il a obtenu un Master of arts en science politique en 1964, en parle comme “un des meilleurs étudiants que j’avais sur le plan intellectuel, et des plus sympathiques du point de vue personnel.”
Au cours des deux années qu’il passe rue Saint-Guillaume, Zeev Sternhell suit le célèbre séminaire de René Rémond, Raoul Girardet, et Jean Touchard consacré aux “Idéologies politiques de la France contemporaine”. “Assidu et silencieux”, note un des trois professeurs, il y “travaille méthodiquement et intelligemment à sa thèse sur Barrès. J’ai pour lui beaucoup d’estime et de sympathie. Il devrait en Israël faire une carrière très brillante”, précise un autre.
Sa trajectoire intellectuelle s’affine et se précise au cours de ces intenses années de recherche : il réalise notamment un travail sur les amnisties pour faits de collaboration entre 1945 et 1953, et “s’est tiré avec succès des difficultés que pareil sujet pouvait présenter pour un étranger” remarque l’un de ses maîtres. La première formulation de son sujet de thèse porte sur “L’idée de révolution dans la pensée nationaliste en France, de l’affaire Dreyfus à l’époque des ligues.” En juin 66, il boucle un premier plan pour sa thèse qui prend comme nom définitif “Les idées politiques et sociales de Maurice Barrès - 1862 1902”. L’introduction conservée dans son dossier annonce l’ambition qu’il poursuivra au-delà de son doctorat : réaliser “l’étude du processus d’élaboration d’une idéologie révolutionnaire de droite, à certains égards totalement nouvelle aussi bien sur le plan de l’éthique que sur le plan politique et social, et son glissement graduel vers le traditionalisme.”
Reparti à Jérusalem entre 1966 et 1967, Zeev Sternhell revient à Sciences Po en septembre 1967 pour y terminer sa thèse, qu’il soutient le 19 octobre 1968 avec la mention Très bien (voir l'original ci-contre - Bilbiothèque de Sciences Po). Ses professeurs n’ont alors pas fini d’entendre parler de lui. Des années plus tard, sa théorie sur les origines françaises du fascisme vient contester la trilogie des droites de son ancien maître René Rémond. Et la controverse qui en émane le verra ferrailler avec nombre d’historiens de son alma mater... (voir l’entretien avec Michel Winock ci-dessous).
L'équipe éditoriale de Sciences Po / Source : dossier de scolarité de Zeev Sternhell, Mission Archives.
Entretien avec Michel Winock. “Les idées, à elles seules, ne font pas l’Histoire”
Que retenir de l’œuvre de Zeev Sternhell, disparu le 21 juin dernier ? Qu’a-t-il apporté à l’histoire contemporaine et à la science politique ?
Michel Winock : Pour simplifier, Zeev Sternhell aura remis en cause la théorie des trois droites de René Rémond, en démontrant qu’à partir des années 1880 une nouvelle droite s’était constituée dans le cadre de la démocratie républicaine. Une droite nationaliste, populiste, souvent antisémite, il l’a d’abord rencontrée dans l’œuvre de Maurice Barrès, qui avait fait l’objet de sa thèse à Sciences Po. Par la suite, il a mis au jour, dans La Droite révolutionnaire, l’existence, les actes et les écrits d’un certain nombre de groupes et d’individus (Le Cercle Proudhon, Jules Soury, Georges Sorel …) qui, tout en étant séparés, avaient nourri, avant 1914, cette quatrième droite, où il voyait l’origine française du fascisme.
Sa thèse sur les origines françaises du fascisme, contestée par de nombreux historiens - aux premiers rangs desquels vous-mêmes et Serge Berstein à travers l'ouvrage Fascisme Français ? - disparaît-elle avec lui ? Que retenir de cette controverse ?
Michel Winock : Les raisons de cette controverse portent à la fois sur les origines du fascisme et sur la définition même du fascisme. Sur les origines, Sternhell a été obsédé par le cas français sans voir que le fascisme plongeait ses racines aussi, et sans doute davantage, en Italie et en Allemagne — pour ne parler que de ces deux pays où il accèdera au pouvoir. Par exemple, en Italie, Enrico Corradini écrivait, dans Nationalizmo italiano, en 1914 : « La guerre est une nécessité pour les nations qui sont ou tendent à devenir impérialistes, quand elles ne tendent pas vers la mort. […] C’est pourquoi l’inviolabilité de la vie humaine et le pacifisme sont à reléguer dans le patrimoine idéaliste et sentimental des hommes du passé.» En Allemagne, du pangermanisme, très influent, l’historien Ian Kershaw a pu dire : « On aura peine à citer une seule idée d’Hitler qui fût originale, qui n’eût déjà sa place dans le fatras des idées pangermaniques. » De surcroît, Sternhell ne tient aucun compte des effets de la Grande Guerre sur la naissance du vrai fascisme, qui arrive au pouvoir en 1922 en Italie, où Mussolini a créé le mot « fascisme » à partir de ses « faisceaux de combat ». Cette occultation de 14-18 dans la genèse du fascisme est une des grandes faiblesses de la thèse de Sternhell.
Le second point de désaccord porte sur la définition même du fascisme. Pour des historiens comme Emilio Gentile, Pierre Milza, et les auteurs du livre collectif Fascisme français (Tempus, 2020), le fascisme se définit comme un mouvement et une idéologie qui le distingue des autres mouvements réactionnaires d’extrême droite, des dictatures militaires ou civiles, des adversaires de l’État libéral, du socialisme et du communisme. Le fascisme est à la fois contre-révolutionnaire (antidémocratique et antilibéral) et révolutionnaire, en ce sens qu’il tente de réaliser un totalitarisme dont le produit sera un « homme nouveau »[1]. Son exaltation de la guerre, de l’expansion, de la conquête est, de ce point de vue, central dans l’idéologie fasciste : « La guerre seule, écrit Mussolini, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. » Z. Sternhell, lui, et des historiens anglo-saxons avec lui, désignent sous le nom de « fascistes » des mouvements et des partis qui aspirent à l’État autoritaire sans vocation totalitaire et belliciste. Il en arrive même à classer dans la galaxie des fascismes des revues et des philosophes politiques qui, dans les années trente, étaient antilibéraux, antiparlementaires et antimarxistes. Ce qui fait beaucoup de monde.
Plus fondamentale, peut-être, est notre critique de méthode. Sternhell fait de l’histoire par les idées comme si les idées, à elles seules, faisaient l’Histoire. C’est ce que j’ai appelé son « idéalisme historique », opposé au matérialisme historique de Marx. Et quelles idées ? Non pas les idées dominantes, de droite comme de gauche, mais des idées récoltées dans des publications marginales, d’audience très limitée. Il y a une question de proportionnalité dans cette démarche dont il n’a cure. Quelle est, par exemple, l’inluence du Cercle Proudhon sur le cours de l’évolution politique en France ? C’est ainsi que, peu à peu, à partir de textes mal connus, il en est arrivé à faire de la France le pays fasciste par excellence : c’est dans ce pays que le fascisme a trouvé sa doctrine (à la fin du XIXe iècle), c’est là qu’il a connu son grand parti fasciste (le PSF de La Rocque), et c’est là que s’est installé logiquement le régime fasciste de Vichy en comparaison duquel l’Italie du Duce n’est que du poil à gratter. Cette « démonstration » est évidemment insoutenable.
Zeev Sternhell était à la fois un alumnus de Sciences Po puisqu’il y a soutenu sa thèse sur Barrès, et un « opposant intellectuel », en quelque sorte : la controverse autour du "fascisme français", impliquant plusieurs grands noms de la discipline à Sciences Po, a presque semblé engager l’institution elle-même. Etait-ce une véritable opposition ou un dialogue critique ? Qu’est-ce que cela dit d’une institution comme Sciences Po et de la façon dont l'histoire s'y "fabrique" et s'y transmet ?
Michel Winock : La controverse aurait pu se maintenir dans le cadre de la recherche universitaire — celui de la disputatio, comme on disait jadis. Encore faut-il en respecter les principes, c’est-à-dire « l’éthique de discussion », selon l’expression d’Habermas. Ce ne fut pas le cas, en raison sans doute du tempérament de Sternhell. Lui qui avait été formé par les historiens de Sciences po, René Rémond, Raoul Girardet, Jean Touchard, a probablement été mortifié du fait que la critique de ses thèses vienne notamment de la nouvelle génération de Sciences Po, Pierre Milza, Serge Berstein, Jean-Pierre Azéma, moi-même… Dans une vision raccourcie, il a assimilé ses critiques, qui étaient issus de toutes parts et de tous pays (Jacques Julliard, Shlomo Sand, Simon Epstein, Emilio Gentile, etc.), à une prétendue école historique de Sciences Po.
Personnellement, j’ai passé la plus grande partie de ma carrière universitaire rue Saint-Guillaume, mais, loin d’être affilié à une « école », je me suis toujours senti, comme mes collègues, entièrement libre et autonome. Du reste, il m’est arrivé de mettre en question la théorie des trois droites de Rémond de son vivant, et nous ne nous sommes pas fâchés pour autant [2]. Rien, dans cette maison, qui pouvait ressembler à un séminaire de Lacan, ou de Bourdieu, ou autre entité mandarinale. Et quand Zeev Sternhell avance que nous étions soumis à « la nécessité qu’il y avait pour le bien du pays d’évacuer Vichy de notre conscience nationale », je rappellerai seulement que je suis à l’origine de la traduction française de La France de Vichy de Robert Paxton, aux éditions du Seuil en 1973, et que Jean-Pierre Azéma s’est imposé comme l’un des meilleurs historiens de Vichy, sans la moindre complaisance (De Munich à la Libération 1938-1944), Seuil, 1979). Où l’on voit que la polémique de mauvaise foi a tué « l’éthique de discussion ».
[1] Voir M-A Matard-Bonucci et P. Milza (dir.) L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1045) Entre dictature et totalitarisme, Fayard, 2004.
[2] Notons du reste l’évolution de la pensée de René Rémond sur ce point dans Les Droites aujourd’hui, en 2005, faisant sa part à ce qu’il appelait la « droite extrême ». Voir aussi M. Winock, La droite hier et aujourd’hui, Tempus/Perrin, 2012, p. 223-237.