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09.07.2015
Le Pakistan, entre instabilité et résilience
Depuis sa création en 1947, le Pakistan est un pays travaillé par des tensions multiples. En dépit de ces pressions, il parvient non seulement à maintenir son unité, mais réussit même à s’affirmer comme un acteur majeur dans sa région. Christophe Jaffrelot*, chercheur au CERI et professeur à Sciences Po, décrypte cette alchimie dans son nouvel ouvrage, The Pakistan Paradox, Instability and Resilience, qui paraît simultanément aux USA, en Inde et au Royaume-Uni **. L’auteur répond à nos questions sur ce pays complexe.
- Quelle est la place de la religion, et plus particulièrement de l’Islam au Pakistan ?
Christophe Jaffrelot : En 1947 il existait une tension fondamentale entre ceux qui voulaient faire du Pakistan le pays de la communauté musulmane de l’Inde coloniale, sans pour autant en faire une théocratie, et ceux qui souhaitaient un Etat islamique et voir s’appliquer la Charia. Longtemps la première posture, héritée de Mohammad Ali Jinnah, le père de la nation, a prévalu. Mais dans les années 1970, Zulfikar Ali Bhutto a remis en cause cette tradition et s’est employé à exploiter le religieux dans le champ politique, légitimant un répertoire hostile aux minorités religieuses sur la scène publique. Cette inflexion a pris ensuite une tournure militante sous le règne du Général Zia. L’islamisation est alors devenue une politique d’État et a concerné à la fois le droit, la fiscalité et l’éducation, sans parler du soutien occulte aux jihadistes actifs en Afghanistan puis au Cachemire indien, deux zones où l’armée Pakistanaise souhaitait jouer un rôle par islamistes interposées.
- L’un des premiers enjeux pour un État en voie de développement est l’éducation. Dans votre ouvrage, vous décrivez une faille importante de celle-ci au Pakistan : quelles difficultés s’opposent à la bonne mise en place de l’éducation nationale dans cet État ?
C. J. : Le défaut d’investissement de la puissance publique dans l’éducation est patent : les budgets sont ridicules. Cela reflète un déséquilibre sociétal car les élites n’ont jamais considéré que les masses devaient avoir accès à l’éducation – ce qui a d’ailleurs été le cas en Inde aussi pendant longtemps. Ces élites n’ont jamais considéré qu’elles devaient payer des impôts non plus et tous les régimes, tant civils que militaires les ont systématiquement épargnées. L’État, dès lors, n’a de fait pas les moyens d’une véritable politique d’éducation ou de santé.
D’où un système éducatif à plusieurs vitesses : il y a des écoles privées très chères, et à l’autre extrémité de la pyramide, des écoles coraniques, qui peuvent délivrer une éducation pour des sommes très modestes. Cependant, le désir d’éducation reste très fort dans les couches populaires et la classe moyenne, et pour y répondre on voit des écoles et des universités privées de grande qualité se développer.
- Où en est la situation des femmes au Pakistan ?
C. J. : La situation est très contrastée. Bien des femmes vivent dans des conditions très difficiles, mais pour des raisons autant sociales que culturelles, et à cet égard il faut éviter les clichés. La plupart des femmes ne sont pas soumises à ce qu’en France on appelle le "voile intégral". Certaines sont à des postes de responsabilité, en politique, dans l’appareil judiciaire, dans les ONG ou encore dans les médias.
- La première guerre indo-pakistanaise fût déclenchée en 1947, suite au choix du Cachemire de rejoindre l’Inde. Ne peut-on pas y voir un prétexte pour le Pakistan et l’Inde de rentrer en guerre, plus qu’un réel désir d’obtenir le Cachemire ?
C. J. : Pour les militaires pakistanais, c’est devenu en partie un prétexte au sens où, tant que la question du Cachemire n’est pas résolue, ils ont une bonne raison de jouir d’un budget important pour lutter contre l’Inde. L’armée pakistanaise n’est donc pas portée à régler la question du Cachemire. Or du point de vue indien cette zone est sensible car frontalière de la Chine, alliée du Pakistan. Cependant, la Chine, premier partenaire commercial de l’Inde, ne souhaite pas s’aliéner l’Inde, et tente plutôt de calmer le jeu.
- Quels sont les avantages de l’alliance entre la Chine et le Pakistan ?
C. J. : Pour les Chinois, aider le Pakistan, c’est forcer l’Inde à regarder vers l’Ouest alors qu’elle aimerait étendre son influence en Asie du Sud Est. En s’associant à Islamabad, Beijing dispose aussi, via le Karrakorum Highway (qui franchit l’Himalaya à 4 000 m environ), d’un accès à l’Océan indien – où les Chinois ont d’ailleurs construit un port en eau profonde à Gwadar (Balouchistan pakistanais) afin de compléter leur « collier de perles » fait de ports bâtis de la Mer de Chine du Sud jusqu’au Golfe Persique.
Pour le Pakistan, la relation à la Chine est essentielle, notamment parce que cette dernière lui vend des armes, l’aide à l’ONU et investit dans ses infrastructures. Mais le Pakistan et la Chine n’ont aucune affinité idéologique, c’est même plutôt le contraire. L’identité islamique du Pakistan est d’ailleurs un problème pour certains Chinois qui s’inquiètent des liens que des islamistes ouighours entretiennent avec des islamistes basés à la frontière afghano-pakistanaise.
- Le Pakistan fait partie de la liste des “onze prochains” pays prometteurs établie par la banque américaine Goldman Sachs. Mérite-t-il ce statut selon vous ?
C. J. : Ce qui peut empêcher le Pakistan d’être au rendez-vous, ce sont des variables-clé tenant à l’instabilité politique : le Balouchistan est en proie à une quasi guerre d’indépendance, le conflit entre groupes sunnites et chi’ites s’approfondit et Karachi, le poumon de l’économie va de crise en crise.
Au-delà, le Pakistan est confronté à d’énormes défis environnementaux (le problème de l’eau donne lieu à un grand stress hydrique) et démographiques (la transition est loin d’être achevée sur ce point). En outre, le Pakistan a très peu de ressources naturelles et financièrement, il est maintenu à flot par des puissances étrangères et le FMI. Les subsides américains au Pakistan ont représenté plus de trente milliards de dollars entre 2001 et 2014. C’est un cercle vicieux : comme il est maintenu à flot, le Pakistan ne fait pas sa réforme fiscale, donc ne dégage pas de ressources pour développer ses infrastructures et son système éducatif.
Le Pakistan a toutefois des atouts : une population de près de 200 millions de personnes, une force de frappe militaire sans équivalent dans le monde musulman du fait de sa nucléarisation et des élites économiques et intellectuelles très entreprenantes.
- Finalement, peut-on dire que le Pakistan est un pays qui s’est construit sur les bases de la menace indienne ? Les relations peuvent-elles s’améliorer ?
C. J. : C’est un pays qui s’est en grande partie construit contre son voisin et sa majorité hindoue – d’où la partition et le caractère défensif de l’Etat : la peur (la haine ?) de l’Autre a renforcé les arguments sécuritaires de l’armée et favorisé la centralisation de l’État.
On peut se demander si une détente avec l’Inde suffirait à inverser la tendance. Il y a maintenant tellement de positions acquises à cause de cette « menace indienne », que même si elle paraissait moins forte, l’armée trouverait sans doute une bonne raison de perpétuer ce conflit. Son statut et nombre de ses financements ne sont-ils pas justifiés par cette lutte ? Les évolutions démocratiques peuvent certes venir des juges, des médias, des ONG, mais ces secteurs de la société civile ne sont aujourd’hui pas de taille à lutter avec les forces armées. Celles-ci réussissent à régner en coulisses sans avoir à gouverner : elles laissent cette tâche ingrate à des hommes politiques qui gèrent les affaires courantes et s’en contentent.
Propos recueillis par Mathilde Jove
* Christophe Jaffrelot est l’un des spécialistes de l’Asie du Sud les plus reconnus internationalement. Outre ses activités à Sciences Po, il est professeur invité au King’s India Institute (Londres) et Global Scholar à Princeton. Il est également impliqué dans nombreuses activités d’édition et de conseil en France et à l’étranger.
** Il s’agit d’une traduction actualisée du Syndrome Pakistanais paru en 2013 dans la collection CERI-Sciences Po chez Fayard et récompensée par le Prix Brienne. Cet ouvrage est aujourd’hui édité par Hurst (Londres) dans la collection CERI-Sciences Po, par Oxford University Press (New York) et par Random House (New Delhi).