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13.10.2016

“Le jihadisme, une nouvelle religion de la terreur”

Grâce à trois vidéos didactiques, l’historien Jean-Pierre Filiu explique ce qu'est le jihad. En remontant à ses sources, étymologiques et coraniques, il parvient à en dresser un tableau exhaustif, depuis l’époque où il devint un outil de lutte anti-coloniale jusqu’au jihad global d'aujourd'hui, la nouvelle religion de la terreur voulue par Daech. Entretien et vidéo

Quel est le sens du mot jihad ?

Le terme « jihad » n’a pas en soi de connotation religieuse. Il signifie littéralement «l’effort déterminé » en vue d’atteindre un but et il est dérivé de la racine j-h-d,  qui en arabe renvoie à l’effort. « Jihad » peut aussi être un prénom qui, sans être fréquent, est porté par des Chrétiens dans le monde arabe. Le mot « jihad » et ceux qui lui sont apparentés (comme moudjahidines, « ceux qui font le jihad ») apparaissent une trentaine de fois dans le Coran. Il s’agit alors de «l’effort déterminé » du ou des fidèles pour se conformer à l’Islam. Et même en ce cas, ce jihad est cité une dizaine de fois dans un sens militaire, une dizaine de fois dans un sens civil et une dizaine de fois dans les deux sens. Ainsi le jihad n’est-il pas toujours religieux et, quand il l’est, il n’est pas toujours armé. L’Organisation de la coopération islamique (OCI) a ainsi lancé des « jihads », c’est à dire des « campagnes », contre l’analphabétisme, la pauvreté ou le SIDA.

Le jihad n’est pas ce que l’on croit, c’est-à-dire, une “guerre sainte”?

Il y a en cinq « piliers » dans l’Islam, soit cinq obligations canoniques qui sont la profession de foi, la prière, le jeûne du Ramadan, le pèlerinage à la Mecque et la charité, dite zakat. Le jihad n’est donc pas une « guerre sainte » et on ne le répètera jamais assez. Une citation attribuée à Mohammed distingue en outre le « petit jihad », de type militaire, du « grand jihad », d’ordre spirituel. Les grands mystiques de l’Islam se sont tous réclamés de ce « grand jihad », plus noble et ardu que l’action armée. Pour faire simple, le Moyen-Age musulman a vu la formalisation juridique de deux catégories de jihad militaire, le « jihad offensif », ordonné par le calife ou ses représentants, et le « jihad défensif », en cas de menace sur des populations musulmanes.

Vous rapprochez le jihad de la notion de territoire. Il devient ainsi une lutte de résistance de nature anti-coloniale…

Il est exact que les deux catégories de jihad militaire renvoient à un territoire, à conquérir dans le cas du « jihad offensif », à protéger dans le cas du « jihad défensif ». Les dernières campagnes de « jihad offensif » ont été menées au XVIIIème siècle par l’Empire ottoman en Europe et par l’Empire moghol en Inde méridionale. Le recul de l’Empire ottoman, face à la France en Afrique du Nord, face à la Russie dans le Caucase, livre des populations entières à l’expansion coloniale, contre laquelle des leaders locaux et charismatiques proclament un « jihad » de résistance. L’historien que je suis peut dérouler cette chronologie de « jihad » anti-colonial depuis Abdelkader en Algérie, de 1832 à 1847, jusqu’à la lutte afghane contre l’occupation soviétique, de 1979 à 1989. Même le très occidentalisé Habib Bourguiba arborait en arabe le surnom de « Plus grand des moudjahidines », traduit en français par « Combattant suprême ».

Quel est le rôle d’Al-Qaida dans cette lutte ?

Al-Qaida va se développer comme organisation parasite du jihad afghan de libération et inventer, au sens propre, une nouvelle forme de « jihad » : le « jihad global ». Ce jihad mondialisé rompt les liens tissés, durant treize siècles de pratique et de doctrine de l’Islam, avec un territoire ou une population. C’est un jihad nomade, internationalisé et transfrontalier, qui s’efforce de tirer parti de différentes luttes locales pour son propre projet, à la fois planétaire et révolutionnaire. L’objectif est d’établir une « base »,  c’est la signification arabe de « Qaida », où que ce soit dans le monde musulman et, à partir de là, de l’étendre progressivement. A cette invention du « jihad global » s’ajoute, à mon sens, l’invention d’une nouvelle religion, le « jihadisme », qui place le jihad au cœur de sa foi et de sa pratique. Les jihadistes accusent dès lors les Musulmans qui les rejettent d’être des « apostats », passibles de mort. D’où cette orgie de violence de la secte jihadiste et le fait que les Musulmans paient le plus lourd tribut à cette terreur.

Comment alors expliquer l’expansion de Daech?

L’administration de George W. Bush bénéficie, après le 11-Septembre, d’un soutien international sans faille dans sa lutte contre Al-Qaida. Mais, au lieu d’en finir avec Ben Laden et ses derniers partisans, Washington lance une « guerre globale contre la terreur » qui va relancer le « jihad global ». La désastreuse invasion de l’Irak, en 2003, ouvre aux jihadistes les portes du Moyen-Orient. Al-Qaida attire alors les anciens officiers de Saddam Hussein et du régime déchu du Baas. Cette alliance de deux totalitarismes, le « jihadiste » et le « baasiste », entraîne la branche irakienne d’Al-Qaida vers de nouveaux sommets de violence. Elle est par ailleurs soutenue par le régime de Bachar al-Assad, qui voit dans l’insurrection jihadiste un moyen d’enliser l’armée américaine en Irak et de la détourner de la Syrie. Un « Etat islamique » est proclamé en Irak dès 2006 et le régime Assad, confronté à un soulèvement sans précédent en 2011, joue la politique du pire en favorisant les jihadistes sur son propre sol. Cet « Etat islamique en Irak et en Syrie » est désigné depuis 2013 sous son acronyme arabe de Daech.

Pourquoi l’Europe est-elle devenue aujourd’hui une zone de conflit ?

Daech lance ce que j’appelle sa « campagne d’Europe » en mai 2014, avec l’attentat contre le musée juif de Bruxelles. L’objectif premier est de susciter des troubles intercommunautaires, voire de générer une dynamique de guerre civile, afin de prendre en otages les Musulmans d’Europe et d’accentuer les « montées » au jihad en Syrie. Daech a en effet un besoin important de recrues européennes pour quadriller les territoires sous son contrôle en Syrie, car l’organisation y est perçue comme une force d’occupation, à la différence de l’Irak voisin, marqué par l’expérience de la guérilla anti-américaine. La fin de l’été 2016 a heureusement vu la fermeture du corridor qui, entre la Syrie et la Turquie, permettait les déplacements des jihadistes européens. Mais, outre les cellules dormantes, déjà implantées, les recruteurs de Daech continuent d’activer en Europe, notamment par Telegram (l’application de messagerie sécurisée utilisée par les Jihadistes, ndlr -), les convertis à la secte jihadiste, qu’ils soient ou non d’origine musulmane. J’insiste, ce sont tous des « convertis » à cette nouvelle religion du jihad pour le jihad, dont je me suis efforcé de décrire l’apparition très récente.

En savoir plus

  • Regarder les trois vidéos de Jean-Pierre Filiu sur le jihad sur le site du CERI 

 

Légende de l'image de couverture : Jean-Pierre Filiu