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22.12.2023

Kapwani Kiwanga, l'artiste qui fait parler le passé

Le 13 novembre 2023, Sciences Po a eu l’honneur de recevoir Kapwani Kiwanga, artiste contemporaine, pour une conférence sur “La crise de la relation” dans le cadre du cycle “Dans l'œil des artistes”. Cette conférence a été organisée par la Maison des arts et de la création de Sciences Po et animée par Frédéric Gros, philosophe français et aussi professeur et chercheur à Sciences Po, ainsi que Jean de Loisy, commissaire d’exposition français.

Kapwani Kiwanga (crédits : Bertille Chéret)

Kapwani Kiwanga est considérée comme l’une des artistes contemporaines les plus importantes de sa génération ; elle s’est tournée vers la pratique artistique il y a une dizaine d'années. Son parcours a été marqué par des études d'anthropologie et de religion comparée, qui l’ont menée à développer un travail artistique basé sur la recherche et l’observation des structures de pouvoir et de savoir au sein de la société. Son travail s’intéresse à la mémoire d'événements historiques, présenté de manière novatrice afin de déconstruire les récits traditionnels.

Kapwani Kiwanga a remporté le prix Marcel-Duchamp en 2020 pour son travail Flowers For Africa, et a représenté le Canada en 2022. Dans cette conférence, de nombreux thèmes ont été abordés au prisme de la crise de la relation dans son travail, avec notamment le rapport de Kapwani Kiwanga au passé, à l’espace et au corps.

Découvrez le récit de cet événement par les étudiantes Leena Beugniet, Louna Fattoumi Piot et Anouck Labbé.


Kapwani Kiwanga et la crise de la relation 

Rapport au passé

Anthropologue de formation, la documentation est une étape essentielle du processus créatif de Kapwani Kiwanga. Le passé est son terrain de jeu : elle le dépoussière, l’observe, le questionne pour enfin le faire parler dans ses œuvres. En effet, le travail de Kiwanga se fait le porte-voix des récits ensevelis par le sable du temps qui passe. Il s’agit également de déconstruire la mémoire que nous entretenons des événements historiques en réhabilitant des perspectives qui ont connu peu de résonance auprès du grand public, soulignant notamment les asymétries de pouvoir qui sous-tendent cette mémoire. 

Plus précisément, le discours porté par Kiwanga n’est pas celui que nous, spectateurs, sommes habitués à retrouver dans l’art. Comme l’explique Frédéric Gros, traditionnellement, l’art permettait de “retrouver l’intensité d’un moment passé comme s’il était présent”, établissant un rapport de commémoration entre le spectateur et le passé. Kiwanga emprunte une direction différente : elle “réélabore le temps et l’histoire en convoquant des documents du passé”, nous offrant ainsi la possibilité de repenser le présent en redonnant vie aux fantômes qui dormaient jusqu'ici dans les archives pour les laisser hanter notre futur. 

Plus encore, la singularité des œuvres de Kiwanga provient également de sa capacité à décentrer son regard. Elle se laisse “imaginer ce qui est hors cadre” et s’intéresse aux éléments prosaïques périphériques qui, de prime abord, paraissent être des détails mais qui cristallisent, malgré eux, la crise de notre relation au temps et à l’Histoire.

Rapport au vivant

Kapwani Kiwanga entretient un rapport particulier au vivant. Qu’il s’agisse de Vumbi ou de Flowers for Africa, le végétal est incontournable dans son travail. Elle y voit notamment un moyen de proposer une œuvre évolutive, permettant de ne pas enfermer le propos dans une immobilité mortifère. En effet, le passé, avec les dynamiques historiques et la mémoire qui en découlent, n’est pas figé : il se transforme par le regard que nous portons sur lui. Ainsi, le végétal vient nous rappeler les métamorphoses temporelles auxquelles notre regard sur le passé est confronté. 

D'après Kiwanga, il est essentiel d’être en relation avec ce qui nous entoure et de maintenir une connexion avec le vivant. En cela, son travail rejoint celui de l’artiste argentin Tomás Saraceno, précédent invité du cycle de conférences “Dans l’oeil des artistes” organisé par la Maison des Arts et de la Création. En outre, les plantes sont pour elle un moyen de “mieux se regarder” : elles nous permettent de “comprendre nos gestes et notre histoire de manière nouvelle” et sont autant de graines d’espoir qui nous permettent d’imaginer de nouvelles perspectives.

Rapport à l’espace et au corps 

Le corps et l’espace sont centraux dans le travail de l’artiste, qui prend souvent la forme d'installations immersives proposant une expérience sensorielle au visiteur. Il s’agit de ressentir l'œuvre et de créer un espace propice à la réflexion, rendant possible la confrontation avec des sujets difficiles. Si le corps n’est pas forcément le point de départ de sa réflexion, il est ce par quoi passe la narration. Kapwani Kiwanga lui prête ainsi une attention particulière et explique penser “aux spectateurs, pas aux choses”, faisant de cette dimension corporelle un vecteur indispensable à l’expérience artistique. 

Le spectateur est laissé libre dans son ressenti et dans son interprétation répondant ainsi à la question de Jean de Loisy : “que reçoit-on d’une œuvre quand on n’en connaît pas l’histoire ?” Pour Kapwani Kiwanga, une œuvre ne se résume pas à la parole de l’artiste, elle n’impose aucun message et propose plutôt des espaces de réflexion, des pistes, des gestes, loin de la communication incessante et parfois agressive de nos sociétés modernes. 

Zoom sur l’oeuvre de Kapwani Kiwanga 

Flowers for Africa 

Le projet Flower for Africa, initié en 2013, s’est inspiré de la présence de fleurs lors d’événements diplomatiques liés à l’indépendance de pays africains. En effet, en faisant des recherches dans les archives, Kapwani Kiwanga s’est penchée sur la singularité de ces détails disposés sur les tables de négociations, devant alors les premiers témoignages de ces moments historiques décisifs. L’artiste a donc décidé de faire reconstituer les compositions florales des images d’archives de référence aussi précisément que possible. Les bouquets, une fois exposés, étaient voués à se dessécher, comme témoins intangibles du temps qui passe, invitant le spectateur à penser l'œuvre au-delà de l’idée de la commémoration, mais aussi de la traditions des vanités.

Retenue 

Pour cette installation dans la nef monumentale du Capc, musée d’art contemporain de Bordeaux, Kapwani Kiwanga s’est inspirée du lieu lui-même, un ancien entrepôt de denrées coloniales reposant sur le sol marécageux de la Garonne. L’artiste investit cet espace imposant avec une multitude de cordes monochromes bleues, créant un ensemble transparent et fluide. Les cordes vibrent, et génèrent un sentiment d’immersion chez le spectateur. À travers leur mouvement, elles évoquent un flux qui résonne avec le passé et l’eau, deux éléments auxquels l'œuvre est intimement liée. L’eau joue d’ailleurs un rôle particulier, ruisselant le long des cordes, elle crée un miroir au sol ainsi qu’un son d’écoulement qui renforce l’aspect vibratoire du tout. 

Terrarium

Avec Terrarium, Kapwani Kiwanga propose une installation immersive et labyrinthique permettant au spectateur de déambuler dans un espace où se mêlent textiles colorés suspendus et sculptures en verre remplies de sable. L'œuvre joue sur l’idée de porosité. Les tissus suspendus sont tels des murs que l’on peut traverser, créant un espace aux délimitations floues. Cette fluidité contraste avec la rigidité des sculptures, semblables à des sabliers évoquent le passage du temps et l’urgence climatique. En effet, derrière la légèreté de l’installation, l’artiste aborde des sujets beaucoup plus lourds.

Le sable devient un matériau politique rappelant l’aridité croissante de la planète, et questionnant l’usage que nous faisons des matières premières qui nous sont données. Le sable est en effet essentiel à la fabrication du verre mais aussi à l’extraction du gaz de schiste. Or ici, il est enfermé dans du verre et possède spécifiquement le diamètre requis pour extraire le gaz piégé dans les porosités de la roche. Ainsi la porosité est au cœur du processus d’extraction mais représente aussi le brouillage des frontières entre fragilité et violence ; légèreté et dureté, invitant à s’interroger sur ces contrastes et leurs implications.

Légende de l'image de couverture : Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa (Nigeria), septembre 2016. (crédits : Albert / flickr)