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19.02.2020

L’armée algérienne à l’épreuve du mouvement citoyen du Hirak

Par Luis Martinez (CERI) - Aux yeux de l’armée, le mouvement dit Hirak, qui balaie l’Algérie depuis maintenant près d’un an, exprime avant tout la colère du peuple à l’encontre du système Bouteflika – un système caractérisé par la présence au gouvernement de nombreux civils, souvent accusés de corruption. La réponse politique des militaires, qui tiennent les rênes du pays depuis la démission de Bouteflika en avril 2019, a donc été de mettre en place un gouvernement de technocrates présentés comme compétents et intègres. L’armée ne souhaite pas démocratiser le régime, mais seulement améliorer la gouvernance afin de pouvoir répondre aux besoins socio-économiques de la population.

Un État dans l’État

L’armée se considère historiquement comme la colonne vertébrale de l’État algérien. Elle s’engage à garantir « la sécurité du pays et à préserver son caractère républicain ». L’institution militaire a toujours réussi à surmonter ses nombreuses divergences internes et à faire bloc face aux nombreuses crises politiques qui jalonnent l’histoire de l’Algérie depuis son indépendance. Disposant de relais et de réseaux dans tous les secteurs de la société, l’armée est un acteur social et économique doté d’importantes ressources financières : son budget s’élève à 12 milliards de dollars, soit 25 % du budget de l’État.

Le rôle de l’armée dans la vie politique peut se définir comme celui d’un régulateur central qui détermine, pour l’ensemble des partis politiques et mouvements, la place et la fonction qu’ils doivent occuper sur la scène politique. Au sein de la population, l’armée suscite des sentiments ambigus, entre fierté et frustration.

En avril 2019, la démission du président Abdelaziz Bouteflika est exigée par le chef d’état-major, le général Gaid Salah, qui entend ainsi satisfaire l’une des demandes du Hirak, ce mouvement contestataire pacifique de masse qui souhaite un changement radical de l’État algérien. Avec habilité, l’armée utilise les revendications du Hirak (dont les principaux slogans sont « qu’ils dégagent tous » et « tous des voleurs ») pour démanteler la totalité des réseaux politiques, administratifs, financiers et sécuritaires liés à l’ancien président, sans doute devenus trop autonomes par rapport aux militaires : des premiers ministres, des ministres, des chefs d’entreprise et des hauts responsables des forces de sécurité sont jetés en prison sous prétexte de corruption ou d’atteintes à la sûreté de l’État.

Ces attaques éclair contre les proches de l’ancien président provoquent dans un premier temps un sentiment de satisfaction au sein de la population puis un sentiment d’inquiétude lorsque, peu après, l’armée, à travers son chef d’état-major, annonce la tenue d’une nouvelle élection présidentielle – en dépit des protestations et dénonciations du Hirak, qui se méfie d’un scrutin contrôlé d’un bout à l’autre par les militaires.

L’élection à la présidence, le 19 décembre 2019, d’Abdelmadjid Tebboune – un proche du général Gaïd Salah – représente pour l’armée, en dépit du faible taux de participation (40 %) un succès qui lui permet de confirmer son rôle central dans la régulation de la vie politique.

Au cœur du pouvoir depuis l’indépendance

De l’indépendance acquise en 1962 jusqu’en 1991, même si c’est officiellement le FLN (Front de libération nationale) qui se trouve aux affaires, ce sont les militaires qui contrôlent la présidence – un poste occupé par le colonel Boumedienne de 1965 à 1979 et par le colonel Chadli Bendjedid de 1980 à 1991.

En 1991, le FIS (Front islamique du salut) remporte les législatives. L’armée refuse de laisser ce parti islamiste accéder aux responsabilités. Cette décision plonge le pays dans une guerre civile et contraint l’armée à diriger directement l’Algérie, jusqu’à l’élection à la présidence du général Liamine Zéroual en 1995.

Critiquée pour sa violation massive des droits humains durant la guerre civile (1991-1999), l’armée est consciente qu’elle doit se retirer, se rendre invisible pour rendre les autorités politiques algériennes à nouveau fréquentables. Les militaires décident de faire élire Abdelaziz Bouteflika à la présidence. Une élection truquée est organisée en 1999 afin de l’introniser et un référendum sur la concorde civile est programmé afin de construire l’image d’un président réconciliateur. Par la suite, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) dirigé par le général Toufik va tirer profit du contexte international qui s’instaure après les attentats du 11 septembre 2001 pour vendre l’expertise algérienne en matière de lutte anti-terroriste aux États-Unis et à l’Europe et replacer la coopération sécuritaire au cœur de la diplomatie algérienne.

Durant la décennie 2000, l’armée et le DRS sont ravis du travail réalisé par Abdeaziz Bouteflika. Ses premier et deuxième mandats (1999-2004 et 2004-2009) permettent de tourner la page de la guerre civile : les dépenses publiques augmentent et la population retrouve un semblant de perspective. La hausse du prix du baril de pétrole à partir de 2003 facilite l’achat de la paix sociale et politique – et cela, jusqu’en 2014.

En retrait de la vie politique, l’armée voit son budget annuel multiplié par cinq pour atteindre les 11 milliards de dollars : elle modernise ses équipements, professionnalise ses unités et développe un embryon d’industrie militaire.

Mais les révoltes arabes de 2011, la guerre en Libye, les menaces dans le Sahel bouleversent la doctrine statique et défensive de l’armée. Une réorganisation de la défense territoriale est décidée. Sur le plan politique, l’institution militaire comme la présidence souhaitent réduire le pouvoir du DRS et donc écarter le général Toufik, considéré alors comme l’homme le plus puissant d’Algérie. Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée depuis 2004, et Abdelaziz Bouteflika parviennent à le démettre de ses fonctions le 13 septembre 2015. Afin de l’écarter définitivement, il est arrêté le 4 mai 2019 et condamné à 15 ans de prison par le tribunal militaire de Blida.

L’armée se retourne contre Bouteflika

En réalité, l’armée n’avait pas souhaité qu’Abdelaziz Bouteflika, malade depuis 2013, effectue un quatrième mandat (2014-2019). Mais des réseaux influents – Forum des chefs d’entreprise, Sonatrach, le grand syndicat UGTA, le FLN et le deuxième parti au parlement, le Rassemblement national démocratique (RND) – se livrent à un intense lobbying pour obtenir le maintien en poste du président sortant. Pour une raison simple : ils savent parfaitement tirer parti du système tel qu’il existe alors pour se procurer toutes sortes d’avantages. Dans ce contexte, Saïd Bouteflika, le frère du président et officiellement conseiller, est accusé par une partie de la presse algérienne d’être devenu le nouveau régent de l’Algérie, profitant de l’affaiblissement d’Abdulaziz. Quant à l’armée, il lui est impossible de démettre le président en 2014 : ce serait perçu comme un coup d’État, d’autant plus qu’aucun mouvement populaire dans le pays ne réclame à ce moment-là une telle intervention. Bouteflika, de plus en plus affaibli, effectue donc un quatrième mandat.

Sortie indemne des printemps arabes, l’armée reste convaincue que les menaces ne peuvent provenir que du voisinage et non de l’intérieur. Pourtant, le très faible taux de participation aux élections législatives de 2017 (15 % en réalité, même si, officiellement, il s’est élevé à 40 %) vient conforter toutes les craintes relatives à la décomposition politique et sociale du pays et au risque d’implosion : le « système Bouteflika » ne fonctionne plus et aucune alternative politique n’est prévue.

L’effondrement du prix du baril de pétrole à partir de 2014 accentue le sentiment de crise en raison de l’hyper-dépendance de l’Algérie aux exportations d’hydrocarbures (celles-ci représentent 95 % des recettes d’exportation et 47 % des recettes budgétaires du pays). La décomposition du « système Bouteflika » est à son comble… et pourtant, en 2019, les réseaux d’influence liés à la présidence encouragent le président – mourant et incapable de parler et de bouger – à se représenter pour un cinquième mandat. L’émergence heureuse et inattendue du Hirak, en février 2019 – due en bonne partie au rejet qu’éprouve la population à l’égard de l’idée qu’un Bouteflika cacochyme puisse effectuer un mandat de plus –, offre à l’armée l’occasion de démettre le président, de neutraliser son frère (dont la condamnation à quinze ans de prison vient d’être confirmée en appel) et de détruire tous les réseaux liés à sa personne.

Vers une alliance avec les islamistes ?

Depuis, l’armée est à la recherche de nouveaux partenaires politiques pour administrer l’État et gérer les revendications de la société. Si le FLN et le RND constituent des viviers toujours utiles pour faire tourner l’administration, ils n’ont plus aucun crédit politique auprès de la population. Les caisses de l’État se vident, ce qui empêchera donc l’armée de faire comme l’ancien président, à savoir acheter la paix sociale et politique.

Le Hirak peut-il devenir un partenaire de l’armée ? Les militaires se méfient de ce mouvement civil qu’ils jugent radical et qui aspire ouvertement à mettre fin au rôle central de l’armée au sein de l’État. Son slogan est, en effet, explicite : « État civil, non militaire ». L’émergence du Hirak représente un défi considérable pour l’armée car ce mouvement s’est construit contre les partis politiques, accusés d’être des « sous-traitants » du régime. Pour l’armée, il est impératif de faire revenir les partis politiques et l’UGTA sur le devant de la scène afin de reconstruire des alliances nécessaires à la gestion des institutions politiques.

Les scrutins à venir – référendum sur la Constitution, élections législatives et municipales anticipées – seront autant de moments de négociations entre l’armée et les différents acteurs politiques, sociaux et économiques du pays. La réforme territoriale, qui vise à augmenter le nombre de communes (de 1 541 à 15 000) et de wilayas (de 58 à 80) permettra d’offrir de nouvelles ressources politiques et financières aux partenaires politiques de l’armée.

Pour l’instant, le parti des Frères musulmans, le Mouvement de la société pour la paix (MSP), s’est empressé de soutenir le nouveau président et espère en contrepartie profiter de la crise de légitimité de celui-ci pour se rendre indispensable. À défaut de trouver de nouveaux partenaires politiques à la fois populaires et soucieux de préserver ses intérêts, l’armée sera-t-elle contrainte de gouverner avec les Frères musulmans, à l’instar de la monarchie marocaine, qui compose avec le Parti de la justice et du dévéloppement (PJD) ? Ce n’est pas à exclure…The Conversation

Luis Martinez, Directeur de recherches, Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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