Accueil>L’information : une arme fatale ?

08.01.2025

L’information : une arme fatale ?

(crédits : Alexis Lecomte / Éditions Tallandier)

Le rôle décisif du contrôle de l’information lors des guerres a fréquemment été analysé par les historiens, tel Marc Bloch dans son essai Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre publié en 1921. Mais depuis la chute du Mur de Berlin, les enjeux et les pratiques ont profondément évolué. Dans son ouvrage La Guerre de l’information (Éditions Tallandier, 2025) récompensé par trois prix (le Prix de la Revue des Deux Mondes, le Prix La Plume et l’Epée et le prix Corbay), David Colon, professeur attaché au Centre d’histoire de Sciences Po, analyse la transformation radicale de l’usage de l'information dans les conflits. Entretien.

Vous consacrez votre ouvrage à la transformation de la nature même de l’information dans les conflits. Qu’y a-t-il de nouveau ? 

Depuis la fin de la Guerre froide, l’essor des moyens de communication numérique a rendu plus accessible qu’auparavant l’esprit des citoyens, au-delà des frontières nationales. L’information est devenue un théâtre de conflictualité entre les régimes autoritaires et les démocraties.

De leur côté, les régimes autoritaires ont perçu la supériorité technologique américaine comme une menace existentielle, tandis que les démocraties ont tardé à prendre conscience de l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la Guerre de l’information. 

Vous faites remonter cette artillerie informationnelle à la première guerre du Golfe, en 1990-1991. En effet, les dispositifs alors déployés par les Américains sont nombreux et impressionnants…

Forts de leur supériorité technologique, les États-Unis ont appliqué sur le champ de bataille la doctrine militaire de la domination informationnelle, selon laquelle l’information doit être utilisée pour obtenir un avantage opérationnel tout en refusant des capacités d’information à l’adversaire. Ils ont dans le même temps étendu ce concept au domaine civil, en faisant de leur supériorité dans l’espace médiatique mondial un levier de puissance. 

La maîtrise des infrastructures –  câbles sous-marins, serveurs, satellites – est l’un des paramètres cruciaux de cette guerre. Sur ce plan, les Américains ont encore une longueur d’avance. Pour longtemps ? 

La géopolitique des réseaux d’information est d’abord celle des infrastructures matérielles, qui est très largement héritée de la géographie des câbles télégraphiques posés au XIXe siècle et consacre la prééminence non seulement des États-Unis, mais aussi  du Royaume-Uni. Aujourd’hui, ces câbles sous-marins, notamment en mer Baltique, sont l’objet d’opérations de renseignement et de guerre hybride, ce qui souligne leur importance stratégique et symbolique.

S’agissant des serveurs, la Chine et la Russie ont mené dans les années 2000 une offensive diplomatique pour contester la suprématie américaine, au nom de la souveraineté numérique. Ils ont ensuite tenté d’imposer aux acteurs américains du numérique de situer leurs serveurs à l’intérieur de leurs frontières, avant d’entreprendre en Sibérie méridionale la construction de serveurs indépendants des infrastructures occidentales.

Enfin, s’agissant des satellites, la révolution des nanosatellites profite actuellement aux États-Unis à travers Starlink, mais la compétition ne fait que débuter dans ce qu’on appelle le New Space, c'est-à-dire l'émergence d’entreprises privées, souvent des startups, se lançant dans l'industrie et le commerce de l'espace. 

Parmi les compétiteurs, vous attribuez des statuts d’exception à la Russie et à la Chine. En quoi sont-ils plus forts ?

Le pouvoir chinois a pris conscience dès 1993 de la menace mortelle représentée pour le régime communiste par les satellites américains et l’Internet. Jiang Zemin, alors président de la République populaire de Chine, considérait que les États-Unis menaient contre la Chine une « guerre mondiale sans fumée ». Il a réagi par des mesures protectionnistes dans le champ informationnel, tout en engageant la Chine dans l’acquisition des armes nouvelles de l’influence à l’ère du Soft Power : une diplomatie publique, des médias internationaux et des armées de hackers et bientôt de trolls.

Ses successeurs ont mis la Chine à l’école de la Russie post-soviétique, qui en matière de manipulations de l’information disposait d’un savoir-faire pluricentenaire, renouvelé par l’appropriation très précoce des caractéristiques des réseaux numériques à des fins d’influence. 

Lorsque l’on parle désinformation, on pense souvent aux fake news. Mais il y existe d’autres moyens de nous détourner de la réalité qui sont tout aussi efficaces.  On pense notamment à Tik-Tok…

Je préfère parler de manipulation de l’information, dans la mesure où une information parfaitement authentique peut être diffusée ou amplifiée dans l’intention de nuire. Les Polit-Technologues russes appellent cela la « réalité amplifiée » : ils cherchent à manipuler l’agenda médiatique et politique en amplifiant les thèmes et les faits qui servent leurs intérêts.

En la matière, les médias sociaux leur ont permis de changer d’échelle, en leur offrant de nouvelles surfaces d’attaque. Les caractéristiques de ces systèmes complexes, qui permettent la prolifération des récits et la manipulation des perceptions, les outils publicitaires des plateformes, permettent un ciblage de plus en plus granulaire, et les propriétés des algorithmes de recommandation leur valent d’être aisément manipulables par des acteurs malveillants.

Aussi longtemps que les plateformes privilégieront leur croissance et leurs revenus publicitaires sur l’intégrité des contenus proposés à leurs utilisateurs, l’industrie de la manipulation de l’information prospèrera.

Bien sûr, TikTok pose un problème particulier, en raison de son caractère hautement addictif, de sa toxicité d’ores-et-déjà bien documentée, et du fait que la plateforme est subordonnée au Parti communiste chinois. Jamais un régime autoritaire n’avait disposé d’un tel accès direct à l’esprit de centaines de millions d’esprits occidentaux. 

Vous appelez les démocraties à mettre en place un véritable arsenal de défense. Quels sont les dispositifs plus efficaces ? 

Je considère en effet que la Guerre de l’information est une guerre à mort entre régimes démocratiques et régimes autoritaires. Dans les années 1990, les démocraties libérales étaient convaincues que les médias numériques allaient accélérer la dissolution des derniers régimes autoritaires de la planète.

Aujourd’hui, nous sommes en train de réaliser, non sans difficulté, que les régimes autoritaires ont entrepris de nous dissoudre de l’intérieur en instrumentalisant à nos dépens les propriétés de nos écosystèmes d’information.

Par conséquent, non seulement je plaide pour l’adoption de mesures de « défense psychologique » face à la guerre cognitive algorithmique menée contre nous par un nombre croissant d’États autoritaires, mais je m’efforce de contribuer à ma modeste échelle, auprès de l’OCDE, de RSF ou de certains ministères régaliens, à la mise en œuvre de solutions concrètes permettant de limiter l’impact délétère des manipulations de l’information sur nos sociétés tout en préservant nos libertés fondamentales.  

L’élection de Donald Trump avec le soutien d’Elon Musk change-t-elle la donne ? 

Il est avéré que l’élection marque un tournant dans la lutte contre les manipulations de l’information, considérée par Trump et ses soutiens comme l’expression d’un « complexe de la censure ». Le Global Engagement Center (GEC), agence fédérale étasunienne créée en 2016 afin de lutter contre les ingérences informationnelles étrangères, en a déjà fait les frais, puisqu’elle a été purement et simplement démantelée.

Elon Musk mène depuis 2022 des campagnes de désinformation et de harcèlement à l’égard d’institutions et de chercheurs engagés dans ce combat. Tout l’écosystème américain de lutte contre les manipulations de l’information est aujourd’hui menacé. Enfin, les ingérences décomplexées d’Elon Musk dans les campagnes électorales en cours, en particulier en Europe, sont particulièrement préoccupantes et devraient, je l’espère, conduire les autorités politiques à considérer d’un autre œil la perspective d’un réseau social européen intègre et souverain.

À l’ère de l’IA générative, qui décuple les capacités des acteurs de la menace informationnelle, il est urgent de protéger l’intégrité de nos espaces informationnels.   

Propos recueillis par Hélène Naudet, direction de la communication