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11.04.2022
La bande dessinée : la matrice politique d'Enki Bilal
Convoquant un univers aux accents oniriques, tout en camaïeu de gris et de bleu, l’artiste Enki Bilal anticipe une société dystopique. Dans ses bandes-dessinées, l’humain se confond avec la machine. Y figurent alors en creux nos relations troubles avec la technologie, entre fascination et aliénation. À l’occasion de la sortie du troisième volet de Bug, il évoquait sa démarche artistique engagée lors d’une conférence à Sciences Po, le 29 mars 2022.
La lumière blanche du petit amphithéâtre Simone Veil éclaire quelques dizaines de visages de tout âge. Chez les plus jeunes, certains regards sont un peu las en cette période d’examens, mais tous restent attentifs et enthousiastes. La clarté aride de l’éclairage artificiel contraste avec la densité des images du dernier album d’Enki Bilal. Récit d’anticipation, l’opus fonctionne comme un miroir déformant dans lequel se reflète notre rapport à la modernité : alors que nos modèles de développement, tout en offrant confort et sécurité, favorisent la destruction de l’humain et du vivant, comment intéresser le plus grand nombre à la réflexion politique nécessaire ? Il s’agit tout d’abord de considérer la fiction comme l’un des moyens de se rapporter à la complexité du présent, puis comme un outil d’objectivation du réel et de réflexion sur celui-ci. Il convient enfin d’explorer les limites de l’humain dans son rapport à l’Histoire.
“Je suis pour la nuance” : la fiction pour retrouver l’épaisseur du réel
Pionnier de la technique de la couleur directe, sans laquelle, assure Enki Bilal, il aurait abandonné la bande dessinée au profit du cinéma, l’auteur aligne les cases comme autant de tableaux expressionnistes. Tantôt les sillons du crayon insistent dans la matière épaisse des pastels, de la gouache et de la peinture à l’huile, tantôt ils délayent des voiles d’ombre profonde et de lumière luisante sur les corps, sur les machines, et sur les villes. En parcourant ces petites fenêtres temporelles, qui parfois débordent dans de grandes images en doubles pages, on prend la pleine mesure de cet inquiétant futur possible. Et face aux contrastes puissants, qui traduisent la dureté de ce monde de fiction, on rêve de se perdre dans les gris bleutés des ciels intenses et apaisants. Mais dans cet univers morose, on décèle aussi quelques traits d’humour, et de l’amour. Malgré la noirceur de ce monde en quête d’espérance, malgré le retrait du vivant que l’on voit si peu dans cette société de 2042 et malgré sa vulnérabilité, l’humain persiste. Tout est nuance et subtilité. Pour l’auteur, “il y a une mélodie à trouver dans les mots comme dans le dessin”. La fiction devient ainsi l’espace d’expression de la complexité de la réalité.
Quand la fiction anticipe le réel
C’est à la faveur de cet équilibre, entre sombre dystopie et lueurs de vie, que l’on explore avec délectation ce nouvel album. Chaque image dépeint les méandres d’une fiction pas si éloignée de la réalité, car le dessinateur ne “se projette plus aussi loin qu’avant” : il est en “recherche de plausible”. Rattrapé par les mutations scientifiques et technologiques qui ont déjà remodelé le quotidien, il l’affirme depuis 2015: "La science-fiction n'existe plus". L’album met alors en perspective un réel qui nous sidère et qui se réduit trop souvent à des paradigmes binaires : conflits des religions, des civilisations, des communautarismes, des extrémismes politiques, etc. À cet égard, Enki Bilal signe une œuvre dans laquelle figurent certaines des tendances actuelles les plus menaçantes. Cette manière d’anticiper relève plus de l’art de penser le présent que de la pure prospective. En tirant sur les fils les moins désirables qui font notre tissu sociétal, le dessinateur nous invite à une réflexion critique. Il impute ainsi à la figure de l’artiste, qui “doit avoir un temps d’avance”, un rôle de visionnaire : celui-ci crée par ses œuvres de la matière à penser le réel dans toutes ses dimensions.
“Le bug nous permettrait de nous reposer un peu pour regarder le passé”
Dans cette œuvre, il s’agit de s’interroger sur l’état du rapport de l’humain à une technologie aliénante. Fin 2041, un bug informatique frappe la Terre : les ressources numériques disparaissent. Il faut revenir à la mémoire des cerveaux. Un homme a échappé à l’amnésie générale, et il est le seul détenteur des connaissances humaines : Kameron Obb. En se substituant à la mémoire vivante, la technologie induit une accélération peu propice au déploiement d’une pensée réflexive sur le sens de l’Histoire. Alors que selon une étude de la Fondation Jean Jaurès du 22/12/2018, un jeune Français sur cinq n’a jamais entendu parler de la Shoah, il importe également de considérer le risque que représente l’effacement de la mémoire historique. De fait, durant la conférence, Enki Bilal souligne l'importance de la transmission. En l’absence d’ancrage dans des fondements historiques, l’humain pourrait être plus enclin à reproduire ses erreurs.
Si nos modèles de développement ont produit une amélioration de la qualité de vie, ils nous ont aussi conduits à une dépendance grandissante à la technologie. Celle-ci façonne notre pensée en restreignant parfois son étendue. En outre, les moyens de production qui la font advenir nuisent au vivant. Ne faudrait-il pas alors redéfinir notre conception du progrès, comme le proposent certains théoriciens tels que Bruno Latour et Nicolaj Schultz ? La pensée politique s’articule en effet jusque dans la philosophie, dans les sciences, dans les arts, etc. Et en recevant Enki Bilal, Sciences Po confirmait son engagement en faveur de la création artistique en tant que champ de déploiement de la réflexion politique.
Article rédigé par Aurélie Muwama, étudiante au Centre d'écriture et de rhétorique de Sciences Po
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