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09.02.2017

La fabrique de la classe moyenne chinoise

La formation d’une classe moyenne est un des traits majeurs de la nouvelle société chinoise. En quoi cette classe ressemble-t-elle à celles que nous connaissons ? Comment se situe-t-elle entre capitalisme et dirigisme ? Son développement a-t-il un terme ? C’est à ces questions que répond Jean-Louis Rocca, chercheur émérite au CERI, dans son dernier ouvrage The Making of the Chinese Middle Class.  

Comment définir une classe moyenne ?

Jean-Louis Rocca : Dans toutes les sociétés qui connaissent une forte croissance économique durant une longue période, des groupes intermédiaires apparaissent, placés entre les "pauvres" et les "riches" dans la hiérarchie sociale. Ceci est un fait : un groupe d'individus se met à jouir d'un bon revenu, d'une bonne éducation, d'un bon métier, etc. Ensuite, tout un ensemble de gens essaient de donner un sens à ce fait et nous entrons alors dans le domaine de l'imaginaire, de la représentation, de la lutte politique. Avant même que l'on connaisse bien cette population grâce à des études sérieuses, on la pare de certaines vertus. On la dit plus intelligente, plus moderne, plus dynamique, et on la dit capable de changer la société et le politique. On voudrait en faire une sorte d'idéal du citoyen des nations modernes.

À quel moment est apparue une classe moyenne en Chine ?

J-L R. : Le phénomène de “moyennisation” a débuté à la fin des années 1990, quand le gouvernement a lancé des réformes radicales. En facilitant  la commercialisation de la terre, il a “permis” aux paysans d’aller se faire exploiter à grand échelle dans les zones industrielles. En liquidant l'emploi public, il a créé un marché du travail où ceux qui ont des compétences et des relations sont en position de force. Enfin, le gouvernement a aussi massifié l’accès à l’éducation supérieure.
Ce sont ceux qui ont pu profiter de ces transformations qui constituent aujourd'hui les couches intermédiaires. Plus précisément, ce sont les populations urbaines et leurs enfants, les ouvriers citadins et les petits fonctionnaires de l'époque socialiste qui se sont "reproduits" en classes intermédiaires. Pour avoir un bon travail - c'est à dire un travail en ville -  il faut avoir de bonnes relations et une bonne formation, ce qui  implique d’étudier dans une bonne école située en ville.

Les chinois "moyens" ont-ils le sentiment d’appartenir à  ce groupe social ?

J-L R. : D'un côté, tout le monde veut faire partie de la classe moyenne, c'est-à-dire que tout le monde veut avoir un revenu correct, un travail valorisant, aller à l'université, acheter un appartement et une voiture, permettre à son enfant de faire de bonnes études, voyager, sortir, etc. C'est le mode de vie de référence. Mais cela peut aussi être interprété de façon moins valorisante. Être de la classe moyenne c'est un peu faire partie d'une certaine bourgeoisie, ce qui n'est pas très bien vu. C'est aussi avoir quelques accointances avec les dominants dont la réussite est souvent due à la corruption et au "piston". Ces classes intermédiaires ont un discours moral sur la réussite par le travail, la modération des appétits, la nécessité de favoriser "l'être" sur l'avoir, ce qui est une façon de critiquer la classe dirigeante. Ainsi, se dire appartenir à la classe moyenne, c'est un peu s’affirmer comme s’étant rapprochés de ceux que l’on critique.

Votre sous-titre "Small comfort, great expectations" évoque de grandes attentes. Quelles sont-elles ?

J-L R. :  Il m’a semblé important d’ajouter great expectations à small comfort, qui est le terme qu’utilisent les chinois pour représenter le niveau de vie classe moyenne. Or, en souhaitant faire accéder une immense majorité au small comfort, le gouvernement alimente de grandes espérances et de ce fait prend de gros risques.

De fait, si les gens qui composent cette nouvelle classe, qui réussissent leurs études, qui accumulent les compétences et se dévouent à leur travail s’aperçoivent que leurs efforts  ne sont pas “récompensés”, le contrat social s'écroule. L’une des clés du développement fulgurant du capitalisme chinois est de promettre beaucoup,  mais si ses promesses ne sont pas honorées, c’est alors un potentiel considérable de frustrations, de mécontentements qui peut se faire jour.

Est-ce à dire que les membres de la classe moyenne ont une conscience politique ?

J-L R. : Oui et non. En fait, sur le plan politique, on retrouve autant de groupes que l’on en trouve dans la sociologie de la classe moyenne. ll n’y a pas une seule classe moyenne mais des catégories intermédiaires qui n'ont pas grand-chose en commun. Dans le domaine politique c'est évident. Les mouvements dans lesquels sont impliqués ces groupes intermédiaires sont très divers et très localisés. Il s'agit de s'opposer à un promoteur immobilier indélicat, de faire fermer une usine polluante, bref des actions qui causent un tort à un groupe très particulier d'individus. Il n'y a pas de mobilisation à une échelle conséquente.

Les étudiants chinois que vous avez pu interroger ont-ils manifesté un désir d’ascension sociale ?

J-L R. : On peut dire que tous les étudiants veulent faire partie de la classe moyenne. Le problème est que le chômage connaît une progression spectaculaire chez les jeunes diplômés. À l'heure actuelle, la Chine veut moderniser son économie, la rendre plus productive, plus efficace, plus high tech. Mais cela conduit à une diminution des postes de travail et les gens bien formés sont d’ores et déjà trop nombreux pour occuper les emplois qualifiés.

La couverture de votre ouvrage montre une jeune femme qui semble incarner cette nouvelle classe moyenne, à la fois moderne et ancrée dans la tradition. Pourquoi ce choix ?

J-L R. : Elle correspond bien à la façon dont est perçue la classe moyenne en Chine, c’est à dire qu’elle est beaucoup une affaire de représentation, d'imaginaire, d'illusion,de posture  et de mode. Elle est aussi pertinente parce qu’elle est déjà ringarde :  le thème "tradition et modernité" est aujourd’hui très kitsch ; la façon dont elle est habillée est passée de mode ; quant à son Mac, tous les Chinois à qui j'ai montré la photo m'ont assuré que plus personne n’a ce modèle ! Dans ce sens, elle évoque bien la course sans fin  à la modernité.

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI

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