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05.03.2017

La nouvelle Internationale planétaire des nationalistes

Par Karoline Postel-Vinay. Il aura fallu le Brexit et l’élection de Donald Trump pour que soit évoquée de manière vraiment audible la montée globale d’un nouveau nationalisme. Pourtant, cela fait plus de dix ans qu’on assiste, à travers toute la planète, à une forte hausse des crispations souverainistes, des irruptions d’anxiété identitaire et de xénophobie. En Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, les « commentateurs » au sens large – journalistes, intellectuels, universitaires – prennent enfin la mesure de cette évolution. Ou presque : car rarement s’attardent-ils au-delà de leur périmètre géographique. The Conversation

Le basculement politique de la première puissance mondiale et la perspective des élections prochaines dans les pays fondateurs de l’Union européenne, parce qu’ils nous paraissent si immédiatement tangibles, expliquent sans doute cette limitation. Donald Trump, Nigel Farage, Marine Le Pen, Geert Wilders restent les personnages centraux du paysage « global » du néonationalisme tel qu’on le dépeint couramment… On y rencontre parfois le Hongrois Viktor Orban, le Polonais Andrzej Duda ou le Turc Recep Tayyip Erdogan. Et plus épisodiquement l’Indien Narendra Modi ou le Philippin Rodrigo Duterte. Une véritable photo de famille du néonationalisme mondial reste à faire.

Il y a là un paradoxe, qui en cache au moins un autre. Les commentateurs dénomment « populisme », « paléoconservatisme », « réaction », ou « ultranationalisme » un phénomène qu’ils condamnent plus ou moins explicitement, cherchant a priori à défendre le principe d’un monde ouvert. Or en restant centrés sur les pays occidentaux, cette démarche révèle une difficulté à penser le global chez ceux-là même qui affirment l’avoir assimilé. En revanche, et c’est l’autre paradoxe, les chantres du recentrage national démontrent, sans en avoir l’air, une capacité remarquable à tirer parti de l’interdépendance des sociétés et de la mondialisation de l’espace politique.

Des Occidentaux inquiets… mais peu concernés

Il y a vingt ans déjà, le commentateur Fareed Zakaria s’inquiétait de la prolifération des « démocraties illibérales » (« The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, November-December 1997). En Amérique du Sud, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, dans les Balkans, en Asie du Sud et du Sud-Est, des processus d’élections démocratiques – parfois contrôlés par des observateurs internationaux – accouchaient de régimes autoritaires, ultra-souverainistes et prompts à réduire comme peau de chagrin les droits et libertés civiques des opposants au projet national.

Mais hormis les Balkans, le phénomène ne semblait pas concerner les pays occidentaux. Au cœur de l’Europe, la chute du Mur de Berlin avait produit un récit géopolitique puissant, et durable en dépit de signes précoces de faiblesse structurelle. Ce récit était celui de la chute de « tous les murs » à travers la planète, d’une inexorable et joyeuse interpénétration des sociétés, pour le plus grand bonheur des nouveaux acteurs transnationaux ; la libéralisation économique, portée par les firmes globales, allait de pair avec la libéralisation politique, soutenue par les ONG planétaires.

Nourri de cette vision optimiste, le débat public occidental rangea la « démocratie illibérale » au rayon des problèmes périphériques. Cependant, au fil des années, ce qui était considéré périphérique, secondaire, marginal, est devenu singulièrement volumineux, au point de déborder hors des barrières mentales qui étaient censées le contenir.

L’avenir de l’extrême-droite mondiale

En août 2010, la visite à Tokyo d’une délégation de parlementaires européens d’extrême-droite, dont Jean-Marie Le Pen, au sanctuaire Yasukuni, haut lieu du courant négationniste japonais, provoqua un petit bruit médiatique. Si ce que représentait ce rassemblement nippo-européen – le mépris conjoint du devoir de mémoire –, avait été souligné par les quelques médias qui l’avaient couvert, le fait lui-même ne semblait pas particulièrement significatif d’une évolution politique du monde.

Il l’était en réalité, et de deux manières. D’une part parce qu’il mettait en scène non pas le passé, mais l’avenir de l’extrême-droite mondiale. D’autre part, parce qu’il annonçait de nouvelles solidarités transnationales, baroques mais redoutablement efficaces, entre fanatiques de la préférence nationale. Avec le passage des générations, l’extrême-droite a indéniablement changé de « look ». Mais pas d’ADN : en douter relève moins de l’exploit de la « dédiabolisation » que de la force d’une paresse intellectuelle et d’une mollesse morale.

Ce qui a réellement changé, c’est la tolérance pour un discours qui était à peine dicible, et encore moins audible, il y a quelques années. L’hôte des députés européens au sanctuaire Yasukuni, la minuscule association Issui-kai, défendait un ultranationalisme débridé qui était alors clairement à la marge du paysage politique japonais. Aujourd’hui, ce courant trouve sa place au cœur même du gouvernement de Shinzô Abe, représenté en particulier par la ministre de la Défense Tomomi Inada.

De même en Russie, comme le note Charles Clover dans son étude du néo-eurasisme (Black Wind, White Snow : The Rise of Russia’s New Nationalism, Yale University Press, 2016), l’idéologie hypernationaliste panrusse, encore très excentrique au début du millénaire, a trouvé le chemin du Kremlin, devenant la charpente du discours officiel de Vladimir Poutine.

De la chute du Mur de Berlin au Mur de Trump

La constitution en 2009, du forum BRIC – réunissant le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, auxquels se joignit plus tard l’Afrique du Sud – fut d’abord analysée comme l’affirmation d’une nouvelle force non-occidentale, voire « anti » ou « post » occidentale. Mais son véritable ciment était un souverainisme militant, s’accommodant mal d’une gouvernance globale jugée trop intrusive.

C’est encore plus vrai aujourd’hui avec la surenchère nationaliste en cours à Moscou, Pékin et New Dehli, et dans une moindre mesure au Brésil, même si l’ultra-nationaliste Jair Bolsonaro y est en pleine ascension. L’alliance des leaders néo-nationalistes se fait désormais au-delà de l’Occident et du « non-Occident », comme l’illustre le soutien de Vladimir Poutine à Donald Trump et à Marine Le Pen.

Reagan et Gorbachev en 1987, au temps du dégel. White House Photographic Office/Wikimedia

La complicité entre les nouveaux nationalistes peut sembler improbable, voire contre-nature, l’orthodoxie de la préférence nationale étant par essence exclusive. Elle a, de fait, permis l’élaboration à l’échelle planétaire d’un récit remarquablement efficace, prenant l’exact contre-pied de celui de la mondialisation optimiste de l’après–Guerre froide. Dans les années 1980, Ronald Reagan sommait Mikhail Gorbachev de détruire le Mur de Berlin. Trente ans plus tard, Donald Trump affirme que le monde a besoin de plus de murs entre les nations.

Et ce nouveau récit du « monde rempli de murs » se diffuse d’autant mieux qu’il est relayé grâce à l’instrument par excellence de la mondialisation : Internet et ses réseaux sociaux.

Les maîtres du « populisme high-tech »

Ceux dont les convictions néo-nationalistes étaient encore très marginales il y a une dizaine d’années, n’ayant pas accès aux relais d’opinion de grande diffusion, ont investi les possibilités multiples de communication, de rassemblement, de partage, qu’offre Internet. En phase avec leur public, les grandes figures du national-populisme sont aussi des maîtres du « populisme high-tech », selon l’expression du commentateur Aditya Chakrabortty décrivant Narendra Modi. Avant d’être dépassé par Donald Trump, le premier ministre indien détenait le record de production de tweets politiques. Les politiciens classiques n’ont pas la même connectivité.

Mais surtout, et spécifiquement ceux qui se reconnaissent dans le récit de la mondialisation positive – même un peu amendé depuis les années 1990 – n’ont pas, à l’instar de leurs adversaires, le réflexe de la mobilisation globale. Le leader pro-Brexit Nigel Farage, invité à la Convention pour l’Action politique conservatrice à Washington, a prôné une « révolution globale » menée par les xénophobes du monde entier.

À l’inverse, les derniers défenseurs d’un monde ouvert et interdépendant ne manifestent pas d’intérêt pour un rassemblement transfrontalier de même ampleur.

Karoline Postel-Vinay, Directrice de recherche, CERI, Sciences Po

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Légende de l'image de couverture : Wikimedia, CC BY-SA 4.0