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10.09.2024

La paix est-elle plus dangereuse pour le climat que la guerre ?

Pierre Charbonnier. Vers l'écologie de guerre. Une histoire environnementale de la paix

De la crise du gaz russe à la rivalité entre la Chine et les États-Unis : les impératifs de puissance et de sécurité ont-ils su, mieux que les appels au bien commun, mettre au premier plan l'enjeu climatique ?

La seule chose plus dangereuse que la guerre pour la nature et le climat, c’est la paix. C'est l’hypothèse explorée par Pierre Charbonnier, enseignant-chercheur au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po, dans son ouvrage Vers l’écologie de guerre, publié aux Éditions La Découverte en août 2024. Nous serions tous les héritiers d’une histoire intellectuelle et politique qui a constamment répété que créer les conditions de la paix entre les hommes nécessitait d’exploiter la nature. Notre partenaire The Conversation a reproduit une partie de son introduction, que nous reprenons ci-dessous.


Les années vingt de ce siècle marquent l’entrée dans un nouvel âge des politiques climatiques. Après les alertes, les conférences scientifiques et diplomatiques, les campagnes de sensibilisation et la lutte contre le déni, l’enjeu climatique est désormais au cœur des relations internationales, au cœur des rapports de pouvoir. La maladie de la planète est remontée jusqu’au système nerveux central et plus aucune décision n’est prise sans que cet enjeu ne soit à l’horizon.

Nous ne savons pas encore ce que ces évolutions vont provoquer, s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle, mais nous savons que l’avenir des rapports de puissance est profondément dépendant des choix qui seront faits pour lutter contre la catastrophe climatique. Nous savons, en d’autres termes, qu’entre la guerre, la paix et le climat, un lien solide est désormais noué.

L’année 2022 à elle seule nous a fait prendre un tournant spectaculaire. Alors que la décarbonation de l’économie suscitait généralement des craintes en raison du retard économique et de l’affaiblissement géopolitique qu’elle devait entraîner, l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine a poussé l’Europe à accélérer l’élimination des énergies fossiles de son économie – celles provenant de l’Empire russe, d’abord, puis, peut-être, dans la foulée, toutes les autres.

Ce processus n’est pour l’instant pas le succès éclatant que l’on pourrait espérer, mais son impact économique négatif immédiat, en particulier sur l’industrie allemande, a en effet été relativisé par la menace militaire bien réelle de la pétro-agression russe aux frontières orientales de l’Union. Dans un monde que l’on pense souvent régi par l’économie, et qui l’est de fait au moins en temps de paix, le principe de sécurité peut l’emporter sur l’impératif de croissance, ne serait-ce que momentanément.

C’est selon cette logique que la révolution énergétique européenne a trouvé une nouvelle légitimité, par-delà les arguments environnementaux et scientifiques habituels. Désormais, l’énergie et le climat sont indissociables de la géopolitique. Agir pour le climat, ce n’est plus agir de façon désintéressée pour le bien d’une humanité abstraite, mais c’est s’inscrire dans des rivalités de pouvoir et défendre la sécurité d’une nation ou d’une alliance entre nations.

Le grand paradoxe de cette situation est que dans cette course au « net zéro », il faut arriver en bonne position. Il faut entrer en compétition, freiner l’autre, poser ses conditions – et donc potentiellement compromettre la cohérence de l’action collective. Pour tirer les bénéfices du nouvel ordre énergétique, de son aura écologique (qui exploite les ressources, qui en subit les conséquences environnementales ?), technologique (qui développe les brevets, les savoir-faire nécessaires à la transition ?), diplomatique (qui jouira du statut de « champion du climat » ?), les stratégies de puissance restent de mise.

On utilise les leviers du commerce, de l’innovation scientifique, la création de coalitions internationales, d’infrastructures techniques et normatives et parfois la pure et simple coercition. Pour en rester à la situation induite par la guerre en Ukraine, les sanctions prises contre le pétrole et le gaz russes ont créé une opportunité pour les pays du Sud, l’Inde en particulier, qui ont pu acheter à bas prix cette énergie bradée sur les marchés internationaux, au grand dam des puissances occidentales. Les lignes de fracture de la politique mondiale tendent ainsi à s’aligner sur l’attitude face à la crise climatique car, contre les États-fossiles comme la Russie ou l’Arabie saoudite, chacun se positionne en fonction de ses intérêts immédiats, de ses atouts et de ses faiblesses.

C’est cette situation que je propose d’appeler écologie de guerre. Cette expression désigne le moment où soutenabilité et sécurité n’apparaissent plus comme des injonctions contradictoires mais convergent – au moins dans les discours – pour aiguiller vers une réduction des émissions de gaz à effet de serre. Lorsque l’écologie de guerre émerge, l’ordre énergétique et industriel change moins en raison des alertes scientifiques, des mobilisations sociales ou du sens de la justice que d’impératifs de sécurité et de puissance profondément liés à l’État. On trouve des éléments de cette écologie de guerre dans les grands discours de politique étrangère développés depuis le début des années 2020.

L’un des exemples les plus notables est l’attitude du gouvernement américain après l’ère trumpienne : les stratèges de la politique étrangère qui entourent Joe Biden ont développé l’idée selon laquelle les États-Unis doivent entrer dans la course au net zéro pour en tirer les bénéfices économiques et politiques, mais aussi et surtout géopolitiques. Cela doit en effet permettre de limiter l’influence du rival chinois (déjà très engagé dans l’industrie des énergies renouvelables) et de soulager l’exposition du pays aux risques climatiques futurs. L’écologie de guerre nous fait entrer dans une logique où la poursuite de la puissance, voire, dans le cas américain, de l’hégémonie sur la scène internationale, s’alimente d’un discours sur la réponse à la crise climatique.

Il faut insister ici sur le fait qu’il s’agit là de discours, d’une stratégie dont, pour l’instant, on ne voit pas les conséquences sur les courbes d’émission de gaz à effet de serre. Les glaciers continuent à fondre, les événements météorologiques extrêmes se multiplient, mais l’entrée de la politique climatique dans le registre du réalisme change néanmoins la donne.

Auparavant, l’une des caractéristiques de l’écologie politique était précisément sa réticence à parler le langage du pouvoir. Le mouvement environnementaliste associait spontanément l’énergie, les grandes technologies, les déprédations écologiques et la guerre. Le pétrole et l’atome sont en effet des moteurs et des enjeux du conflit, et il est facile d’en déduire que la préservation de la nature ne peut coexister avec la poursuite de ces logiques de rivalité, ou, réciproquement, que la désescalade énergétique est une condition de la paix.

On peut même affirmer que le spectacle des destructions militaires du XXe siècle est l’une des sources de ce mouvement, foncièrement antimilitariste. Mais la critique écologiste de la puissance se traduisait jusqu’à présent de façon tragique en impuissance de l’écologie : inapte à faire plier les acteurs clés de la géopolitique (l’État et son complexe militaro-industriel, les grandes entreprises multinationales) en déplaçant leurs intérêts réels, l’environnementalisme a été confiné dans un discours de paix sans prise effective sur les causes des conflits.

Faut-il alors penser qu’entre l’écologie et la puissance la contradiction est insurmontable ? Que la puissance sera toujours destructrice et l’écologie toujours impuissante ? Pas nécessairement. Mais, pour déplacer ou même lever cette apparente contradiction, il faut effectuer un détour historique et philosophique, revenir aux sources du lien entre la politique internationale et le développement matériel, entre paix et prospérité, il faut réfléchir à la façon dont se conjuguent les équilibres mondiaux et les infrastructures énergétiques et matérielles.

La théorie des relations internationales peut nous donner des outils assez efficaces pour prendre la mesure des enjeux. Les questions de sécurité, d’escalade et de désescalade, le problème de la formation des alliances, de la négociation entre pouvoirs, des conditions de la paix forment en effet son domaine naturel, et la crise climatique remet en jeu ces éléments structurants de la vie des nations. On doit par exemple au théoricien américain d’origine allemande John H. Herz le concept de « dilemme de la sécurité », qui peut servir de point d’entrée dans le débat.

Selon ce principe, chaque entité politique doit assurer sa perpétuation contre un certain nombre de menaces extérieures et, pour cela, consolider son pouvoir et se prémunir de l’influence de puissances rivales. Cette quête de la sécurité enclenche une dynamique dans laquelle chacun entend se protéger et, ce faisant, n’a d’autre choix que de constituer à son tour une menace qui alimente l’insécurité et l’instabilité de l’ordre mondial.

Ce dilemme structurant, dont on peut penser qu’il n’a pas d’issue idéale, donne du sens à l’étude des relations internationales comme champ scientifique spécifique. En effet, il indique que l’éventualité de l’agression, de la destruction de l’autre, plane toujours sur la vie politique, que cela induit des règles spécifiques à la politique internationale et que les modes de destruction sont au moins aussi importants que les modes de production dans la compréhension du jeu politique humain.

Or ce qu’il y a de frappant dans la crise climatique, c’est que la distinction entre modes de production et modes de destruction tend à s’estomper. Le pétrole, les ressources fossiles en général représentent la grande majorité de notre approvisionnement énergétique et en ce sens soutiennent l’effort productif généralement associé au développement et à la richesse. Mais les émissions de gaz à effet de serre et leur cortège de conséquences écologiques, les perturbations du système-Terre qu’elles induisent, s’apparentent plutôt à une capacité de destruction. Autrement dit, les énergies fossiles et l’ensemble des facteurs qui mettent sous pression la biosphère terrestre peuvent être considérés comme des armes.

Le dilemme de la sécurité n’a donc plus tout à fait la même signification que dans le passé, car il devient difficile d’établir une frontière nette entre ce qui garantit simplement notre subsistance et notre niveau de vie, ce qui propulse nos navires et nos engins de chantier, et ce qui compromet notre sécurité et notre avenir. La démultiplication des infrastructures énergétiques, en particulier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était considérée comme un facteur de paix, comme un moyen de soulager la montée en tension des rivalités en offrant un dérivatif économique à la volonté de puissance et en créant de l’interdépendance.

Si ces mêmes infrastructures apparaissent désormais comme des armes par destination, alors ce sont bien les garanties de la paix et de la sécurité internationale qui sont remises en question. Là où nous pensions avoir établi un système de coopération productive, on hérite en définitive d’un système de destruction mutuellement assurée.The Conversation

Légende de l'image de couverture : Forêt atteinte par la lave de l'éruption du volcan Kilauea, Hawaï, février 2020. (crédits : Photo by USGS on Unsplash.)