Accueil>La violence politique : nouveau péril jeune ?
21.02.2024
La violence politique : nouveau péril jeune ?
Le Collège universitaire de Sciences Po a lancé avec l'Institut Montaigne un cycle de quatre conférences intitulé “Jeunesse Plurielle”. La première, sur le thème de l'engagement des jeunes, a eu lieu sur le campus de Sciences Po à Menton en octobre 2023. La seconde vient d'avoir lieu début février 2024 sur le campus de Reims et sur le thème de la violence politique.
Anne Muxel, directrice de recherche en sociologie et en science politique au CEVIPOF (Sciences Po / CNRS) – et directrice déléguée du CEVIPOF depuis le 1er janvier 2024, et Marc Lazar, expert associé à l’Institut Montaigne, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et à l’Université Luiss, faisaient partie des intervenants.
Anne Muxel a publié avec Martial Foucault Une jeunesse engagée, enquête sur les étudiants de Sciences Po, 2002-2022 (Presses de Sciences Po, octobre 2022), un travail réalisé afin de saisir l'évolution des cultures politiques, valeurs et idées des étudiantes et étudiants de Sciences Po depuis l'enquête qu'elle avait effectuée en 2002. S'appuyant sur cette enquête, elle nous présente ses conclusions concernant la violence politique des jeunes de Sciences Po.
Peut-on parler de nos jours en france d'une culture contestataire généralisée ?
Une culture contestataire s’est diffusée dans l’ensemble de la population, en France et au-delà, et elle est encore plus prononcée chez les jeunes. On constate une défiance généralisée vis-à-vis des institutions politiques, une crise de la représentation politique qui ne cesse de se renforcer depuis une bonne dizaine d’années, et qui se manifeste notamment par une abstention qui augmente à toutes les élections, quelle que soit la nature du scrutin.
Dans ce contexte, de plus en plus d’actes de participation politique s’inscrivent dans l’espace citoyen et en dehors des médiations politiques traditionnelles que sont les partis politiques ou les syndicats. Ces évolutions majeures ont creusé le lit d’une citoyenneté plus critique et d'une demande de démocratie directe.
Pour saisir l’importance de la question de la violence politique chez les jeunes, il faut rappeler qu’ils effectuent leurs premiers pas en politique dans un climat où la protestation a gagné en légitimité.
les jeunes de sciences po sont-ils particulièrement prêts à manifester ?
Près d’un étudiant sur deux (46 %) se définit comme quelqu'un qui est plutôt prêt à manifester pour défendre ses idées. Les étudiantes sont encore plus nombreuses (50 % contre 38 % des étudiants). Par rapport à il y a vingt ans, la diffusion de la culture protestataire parmi les jeunes femmes est un élément nouveau et marquant.
Le positionnement politique compte aussi, les étudiants se déclarant politiquement à gauche ou à l'extrême gauche se déclarent davantage prêts à manifester.
Les étudiants recourent-ils à d'autres formes de participation, moins conventionnelles ?
D'autres formes de participation sont utilisées par les jeunes étudiants : les pétitions, les grèves, les manifestations, la publication de messages politiques sur internet… Dans ce domaine aussi, les jeunes femmes sont plus actives : 80 % de femmes contre 71 % d'hommes concernant la signature de pétitions, 65 % contre 57 % concernant la participation à des manifestations et 20 % contre 14 % à des grèves.
Les étudiantes de Sciences Po se révèlent être encore plus à gauche et actives sur les réseaux sociaux que les étudiants. L'expression d'une protestation par des biais non-conventionnels s’est donc prioritairement diffusée dans les segments féminins de la population étudiante.
Pour autant, les étudiants de Sciences Po ne délaissent pas le vote. Si on les compare au reste de la jeunesse étudiante en France, ils sont plus nombreux à voter. Une étroite articulation entre leur participation conventionnelle et leur participation non conventionnelle est une marque de fabrique de leur rapport à la citoyenneté. Cette combinatoire propre à la communauté étudiante de Sciences Po est faite d’un attachement persistant à la démocratie représentative et d’un activisme, y compris dans sa dimension protestataire, dans le champ de la démocratie directe et participative.
un glissement vers la radicalité politique est-il possible ?
Les formes non conventionnelles de participation politique peuvent s’exercer dans un cadre démocratique légitime. La question est de savoir jusqu’où la radicalité politique sur laquelle elles peuvent déboucher, y compris dans les aspects violents de celle-ci, peut être tolérée par un régime démocratique. Quels sont les seuils à ne pas franchir ?
Interrogés au sujet de leur participation au blocage d'un lycée ou d'une université, un étudiant de Sciences Po sur deux déclare ne pas vouloir y participer, un sur cinq y avoir déjà participé et 23 % se déclarent prêts à le faire. La force potentielle d’action des étudiants n'est donc pas négligeable. Parmi les étudiants appartenant à la gauche ou à l'extrême gauche, quatre sur dix se déclarent prêts à participer au blocage d'un lycée ou d'une université. Cette propension est encore plus prononcée chez les jeunes femmes : 20 % des étudiantes ont déjà participé à un tel blocage et 27 % sont prêtes à le faire – contre respectivement 10 % et 18 % de leurs homologues masculins.
Les jeunes de Sciences Po, radicaux ou violents ?
Concernant les affrontements avec les forces de l’ordre ou avec d’autres manifestants, le fait de provoquer des dégâts matériels ou d’occuper des bâtiments, seule une petite minorité, entre 2 à 4 %, déclare l'avoir déjà fait. Cependant, ceux qui sont prêts à le faire sont relativement nombreux : quatre étudiants sur dix seraient prêts à participer à une action de ce type. La tentation d'une radicalité politique pouvant justifier des actes violents est donc palpable à Sciences Po.
Il est important de distinguer radicalité et violence : bloquer une université n’est pas forcément synonyme de violence. Si le recours à divers modes de protestation est répandu et si le potentiel de radicalité politique est consistant, on constate toutefois une nette réticence envers l'usage de violence. L’action des black blocks par exemple suscite chez presque tous les étudiants (86 %) des réactions négatives, et ce même parmi les étudiants se classant à gauche. Seuls 18 % des étudiants y sont favorables, et parmi eux, on en compte 40 % parmi les étudiants se déclarant d'extrême gauche, mais ce n’est pas la majorité. De même, seuls 19 % des étudiants interrogés jugent acceptable de dégrader des banques, 22 % d'affronter la police et 13 % d’autres manifestants.
La violence politique peut-elle être légitime ?
Une minorité non négligeable d’étudiants, 28 %, considère comme normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts. C’est plus que chez les jeunes Français en général (22 %) et que chez les autres étudiants (15 %). La reconnaissance d’une certaine légitimité à la violence politique apparaît donc plus affirmée à Sciences Po que ce que l'on peut observer dans d’autres segments de la jeunesse, y compris étudiante.
Certaines formes de violences relèvent aussi du symbolique : 28 % des étudiants de Sciences Po considèrent qu'il est acceptable d'insulter le Président de la République et 48 % considèrent que ce n'est pas acceptable, mais compréhensible.
Enfin, une relative porosité peut être constatée entre la gauche – 54 % des étudiants de Sciences Po ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, la participation politique non conventionnelle et la tentation d’une radicalité de rupture pouvant justifier le recours à des actes violents en politique. Mais cette porosité reste relativement contenue, ne serait-ce que parce que la légitimité de la démocratie représentative apparaît moins entamée à Sciences Po qu’ailleurs.