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14.01.2025

« Le Chant du styrène » d'Alain Resnais et Raymond Queneau : retour sur l'ère du plastique

Portant une lourde responsabilité dans la pollution de l’environnement, le plastique n’a plus la cote. Il y a quelques décennies, il était chéri et promu. En 1958, un court-métrage faisant l’éloge du plastique fut même récompensé au festival du film de Venise. Ce film de commande, véritable ovni cinématographique, a été exécuté avec génie par Alain Resnais et Raymond Queneau.

Découvrez l'article de Gwenaële Rot, professeure des universités, chercheuse au Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po, et François Vatin, enseignant-chercheur en sociologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières, initialement publié par notre partenaire The Conversation.


« Plastique » est initialement un terme philosophique : « ce qui a la puissance de se former », nous dit le Dictionnaire de l’Académie française dans son édition de 1762. D’où l’« art plastique » du modeleur et, plus tard, les « arts plastiques ». Au XIXe siècle, le terme désigne toutes les matières malléables, propres à recevoir une forme. À la fin du siècle, la chimie génère de nouvelles « matières plastiques », comme le celluloïd (fibres de bois), ou la caséine issue du lait. Mais, c’est, après la Seconde Guerre mondiale, l’essor de la chimie de synthèse (carbochimie, puis pétrochimie) qui fait entrer dans l’ère du « plastique », désormais devenu un substantif. Le plastique apparaît alors comme un produit miraculeux, léger, solide, bon marché, « sain », car facile à nettoyer. Il peut générer les objets les plus divers et se prête sans limite à la coloration.

On comprend que le plastique soit devenu le symbole de la société des « Trente Glorieuses ». Il incarne la « société de consommation » décrite par le philosophe Roland Barthes dans ses Mythologies (1954-1956), le chansonnier Boris Vian dans la Complainte du progrès (1956), le cinéaste Tati dans Mon Oncle (1958) ou le romancier Georges Perec dans Les Choses (1965). Dans cette production culturelle de l’ère du plastique, il faut toutefois faire une place à part à l’œuvre conjointe du cinéaste Alain Resnais et du poète Raymond Queneau : Le Chant du styrène (1958).

Travelling et couleurs

Ce film de quatorze minutes a été commandé en janvier 1957 par la firme Pechiney au producteur Pierre Braunberger en vue de l’exposition universelle de Bruxelles de 1958. L’entreprise ne souhaite pas un film « technique » ni un film « publicitaire », mais :

« Un film de propagande industrielle, susceptible de provoquer un mouvement d’intérêt […] en faveur des matières plastiques et des activités industrielles qui s’y rattachent. »

Il s’agit, dans l’esprit des « relations publiques », de promouvoir le produit, non la marque. Selon la lettre de commande, le film devra comporter deux parties : la première consacrée aux applications du polystyrène (les objets) et aux techniques de moulage, la seconde à l’industrie carbo et pétrochimique.

Il est probable que Braunberger a d’emblée pensé à Resnais, car ils avaient, depuis 1948, collaboré à la réalisation de trois courts-métrages consacrés à l’art. Dès le 19 février, il écrit à Pechiney pour organiser un « voyage de pré-repérage » dans différents sites de l’entreprise pour le cinéaste. Le tournage a lieu au cours du printemps et de l’été 1957 dans différents sites de l’entreprise, de ses fournisseurs et de ses sous-traitants.

La puissance du film de Resnais vient de son interprétation originale de la commande. Au lieu de séparer les deux moments distingués par l’entreprise, il les associe dans un long travelling arrière qui part de l’objet fini, un bol en plastique rouge, pour remonter, selon les mots de Queneau

« de tuyaux en tuyaux, à travers le désert des canalisations, vers les produits premiers, vers la matière abstraite… ».

Il use à cet effet d’un des plus vieux trucages cinématographiques : le défilé inversé de la bobine. Par cette continuité fabriquée, Resnais met en scène l’usine-tuyau automatisée, analysée à la même époque par le sociologue Pierre Naville, ami proche de Raymond Queneau. Jean-Luc Godard ne s’y était pas trompé, qui avait fait l’éloge de

« plans si profondément rivés les uns aux autres […] si harmonieusement soudés entre eux qu’ils donnent la fantastique sensation de n’être qu’un seul et jupitérien travelling… ».

Une autre caractéristique du film est sa colorisation saturée obtenue par l’emploi du procédé Eastmancolor de Kodak. Resnais produit ainsi une atmosphère futuriste, dans une évocation délibérée des films américains de « science-fiction » dont il était friand. Ces couleurs vives sont celles que le plastique, teint dans la masse à volonté, introduit alors dans la vie quotidienne. Comme le cinéma en couleurs, il contribue ainsi à l’esthétique du « contraste », caractéristique du monde moderne selon Fernand Léger.

Photogramme issu du Chant du styrène. (crédits : Les Films du Jeudi, CC BY-SA)

Les alexandrins par qui le scandale arrive

« Ô temps, suspends ton bol, ô matière plastique

D’où viens-tu ? Qui es-tu ? et qu’est-ce qui explique

Tes rares qualités ? »

C’est sur ces vers que s’ouvre Le Chant du styrène, qui n’est pas seulement un film de Resnais, mais aussi un poème de Queneau, publié en avril 1959 dans Les Lettres nouvelles, puis en 1969 dans Chêne et Chien. Queneau n’a été sollicité qu’en novembre 1957, après le montage du film et les échecs successifs de Remo Forlani, Chris Marker et Nicole Vedrès. Queneau, issu du surréalisme, s’intéressait depuis longtemps au cinéma. Il avait déjà écrit des dialogues, mais ne voyait là qu’un travail « alimentaire ». Le 14 novembre 1957, il écrivait dans son journal :

« L’argent facile du cinéma m’a enduit avec de la paresse. »

Pour Le Chant du styrène, l’argent n’a pas été facile. Queneau a mis au service de Resnais sa virtuosité de versificateur, son humour, mais, aussi, son goût pour la science. En 1950, sa Petite Cosmogonie portative racontait en six chants, à la manière de Lucrèce, l’histoire de la naissance de l’univers, de la terre et de l’humanité. Pour écrire son commentaire, il se plonge dans des ouvrages sur les plastiques, leur fabrication et leur usage. On trouve cette note dans ses archives :

« Pourquoi des plastiques ? pourquoi des objets en matière plastique ?, se disent les ennemis du progrès. C’était si joli le verre, mais c’est cassant ; le cristal, c’est cassant aussi et, de plus, c’est cher ; la tôle, la fonte émaillée, le cuivre, le vert de gris, mais il y a la rouille, l’émail qui craquelle et qui laisse voir la peau noire (tumeur blessure). Alors les chimistes émus par les malheurs de l’humanité inventèrent les matières plastiques pour la joie des enfants, le confort des ménagères et les bénéfices des prisunics. »

Resnais, qui définissait son film comme un « concerto pour tuyauterie », aurait souhaité que Queneau lui écrive une « cantate ». Comme l’a raconté Queneau :

« Je réussis à convaincre Resnais de se contenter d’alexandrins, mais il regretta toujours sa cantate. »

Armé de ce vers classique, il réussit à séquencer son texte au rythme des images, tout en respectant scrupuleusement le contenu scientifique et technique présenté.

Mais, si les images audacieuses de Resnais n’ont pas choqué Pechiney, il n’en fut pas de même des alexandrins de Queneau. L’entreprise exige la rédaction d’un texte en prose pour la diffusion du film, sous le titre plat de Styrène, à l’exposition de Bruxelles. Cependant Resnais est autorisé à présenter la version d’origine au festival de Venise en juillet 1958, où il est primé. Pechiney soutient alors la projection en salle de la « version Queneau ». On ne connaît plus aujourd’hui que cette dernière, considérée comme un chef-d’œuvre du cinéma industriel.

Subversion de la commande ?

L’industrie chimique et les produits plastiques ont fait l’objet, depuis, d’une vive critique écologique. La polémique qui a entouré la sortie du Chant du styrène a favorisé rétrospectivement une interprétation « critique » du film. Selon le chimiste Pierre Lazlo, Resnais aurait « subverti » la commande initiale d’un « film publicitaire ». Nous avons souligné qu’il ne s’agissait pas d’un film publicitaire, mais d’un film de « relations publiques » où l’esthétique et même l’humour ont toute leur place. Le refus par Pechiney du texte de Queneau n’avait aucun caractère politique et il a suffi que le film remporte l’adhésion des critiques pour que l’entreprise s’y rallie.

Y a-t-il eu, de la part de Resnais, une volonté de « subversion » ? Sans doute a-t-il voulu tourner un film « expérimental », mais dans le respect scrupuleux du cahier des charges :

« J’essayais de ne pas tricher, de ne pas ruser avec mes courts-métrages. Il y avait la commande et je tenais à la respecter », car, a-t-il précisé, « l’important [est] d’avoir la liberté à l’intérieur de la commande ».

Cette formule est conforme à l’art poétique de Queneau. Comme Resnais, il a respecté la contrainte à la lettre, avec une précision diabolique.

Ainsi, s’il y a ironie chez Resnais et Queneau, elle procède, à la manière de la « grève du zèle », du respect le plus consciencieux possible des consignes. Entendaient-ils pour autant mener une critique sociale du produit industriel et de l’entreprise capitaliste ? Ce n’est pas évident. Comme bien des artistes et intellectuels de leur temps, ils observent le « progrès » avec nostalgie et espérance, fascination pour la science et la technique, et avec conscience de leurs dangers… La combinaison des images de Resnais et des vers de Queneau fournit un viatique pour affronter le monde qui vient, qu’il ne s’agit ni d’idéaliser ni de rejeter stérilement.The Conversation

Légende de l'image de couverture : Photogramme issu du Chant du styrène. (crédits : Les Films du Jeudi, CC BY-SA)