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10.10.2024

Le rapport Draghi reste dans une vision économiciste de la prospérité

Pour certains, le rapport Draghi signerait un changement de doctrine au sein des élites européennes, en encourageant l’endettement. Rien n'est moins sûr car il privilégie la dette publique au service de la compétitivité des entreprises du secteur privé. Une analyse d'Ulrike Lepont, chercheuse CNRS au Centre d'études européennes et de politique comparée, publiée avec notre partenaire The Conversation.


En préconisant des investissements à hauteur de 800 milliards d’euros, soit 5 % du PIB de l’Union européenne, dont une large partie serait de l’argent public, le rapport de Mario Draghi a voulu frapper fort. Il vient troubler la petite musique du nécessaire retour aux économies budgétaires qui, depuis quelques mois, commence à s’imposer à nouveau dans les États membres, y compris les plus « dépensiers ». À commencer par la France.

Des montants et des projets désormais « classiques »

Il n’est pas sûr pourtant qu’il surprenne tant que cela les citoyens européens qui se sont habitués ces dernières années aux annonces de plans de dépenses phénoménales : les 700 milliards du plan NextGenerationEU de 2020, auxquels s’ajoutaient les différents plans nationaux comme le plan France Relance ou France 2030). Mais aussi, quelques années auparavant, les 500 milliards du plan d’investissement dit plan Juncker ou encore, en France, les dizaines de milliards régulièrement annoncés pour les différents programmes d’investissement d’avenir. Sur le fond des préconisations non plus, les citoyens ne seront pas surpris : il s’agit toujours d’investir dans l’innovation, le numérique, et la transition climatique.

La rapport Draghi s’inscrit de fait dans la droite ligne d’une transformation de doctrine macroéconomique qui a eu lieu au cours de la décennie 2010 dans les instances d’expertise économique internationales, au premier chef desquelles le FMI, l’OCDE ou les banques centrales. Comme souligné par Thomas Piketty à la sortie du rapport, celui-ci traduit la fin du « dogme austéritaire » et la relégitimation du recours à la politique budgétaire comme outil de politique macroéconomique efficace.

Pour autant, paradoxalement, comme mes travaux le montrent, il ne signe pas nécessairement la fin de l’austérité pour tout un tas de domaines d’intervention publique. Car, comme la plupart des précédents plans d’investissement qui se sont succédé (Plan Juncker et NGEU dans l’UE ; PIA et France2030 en France), les dépenses publiques auxquelles il appelle sont concentrées sur les dépenses dites d’« investissement » dans la sphère dite « productive », c’est-à-dire le soutien à l’innovation et au développement des entreprises – soit ce qui ressort traditionnellement des politiques industrielles.

Des emprunts oui mais… pour les entreprises

Selon ce raisonnement, l’endettement massif de l’État n’est légitime que pour ce type de dépenses car ce sont elles qui vont créer la richesse future – ce que, dans le vocabulaire économique, on nomme un « retour sur investissement ». La santé, la culture, la justice, l’aide sociale ou même l’éducation primaire et secondaire sont exclues de cette définition étroite de l’investissement. Les dépenses dans ces domaines sont ainsi reléguées au rang de dépenses dites de « fonctionnement », qui loin d’assurer notre prospérité future, sont plutôt considérées comme un puits sans fond qui grève le budget des États et leur capacité à « investir ». C’est pourquoi, selon cette doctrine, la promotion de l’investissement public peut même parfois justifier des politiques d’austérité, en particulier dans les domaines clés de l’État social, de manière à dégager des « marges budgétaires » suffisantes pour les investissements dits « productifs ».

Cette approche traduit une vision économiciste étroite, à au moins deux égards. Tout d’abord, elle néglige totalement l’impact sur la croissance économique à long terme de ces domaines dits sociaux qui pourtant « produisent » une population bien éduquée et en bonne santé – ce que certains, pour reprendre le vocabulaire économique, appelle l’investissement social. D’autre part, elle réduit la prospérité des nations et n’envisage leur avenir qu’à l’aune des indicateurs de « production brute » et de « productivité », négligeant totalement la manière dont cette richesse est répartie ainsi que les effets sociaux, politiques, mais aussi économiques que cette répartition peut avoir.

Arte TV.

Rattrapper l’anti-modèle américain ?

À cet égard, il est frappant de voir que, dans les yeux d’un économiste comme Mario Draghi, ce qui motive la nécessité de ces investissements en Europe est avant tout la comparaison des performances européennes avec les États-Unis, qui continuent à représenter l’eldorado de la prospérité. La situation politique actuelle outre-Atlantique, à laquelle les inégalités extrêmes et le sentiment de relégation sociale d’une partie de la population sont, de l’avis général, loin d’être étrangères, n’est pourtant pas pour inspirer la plus grande confiance dans l’avenir du pays.

Sortir du dogme de l’orthodoxie budgétaire est donc bien loin d’être suffisant pour espérer dans un avenir plus social, plus démocratique, en un mot plus prospère, pour les citoyens européens.

Ulrike Lepont est chargée de recherche CNRS en science politique, au Centre d'études européennes et de politique comparée, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.