Accueil>“Les peuples arabes n’ont pas dit leur dernier mot”

14.01.2018

“Les peuples arabes n’ont pas dit leur dernier mot”

Syrie, Égypte, Libye, Yémen… Après avoir connu, en 2011, un élan  démocratique sans précédent, ces pays subissent aujourd’hui un retournement glaçant avec une répression féroce et des guerres meurtrières. Dans son dernier ouvrage « Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe » (La Découverte), Jean-Pierre Filiu, historien à Sciences Po, s’emploie à décrire la fragilité de régimes autoritaires trop souvent présentés comme un “moindre mal”.

14 janvier 2011 : le jour où les printemps arabes ont commencé

Il y a sept ans que le dictateur tunisien Ben Ali était contraint par un soulèvement populaire de fuir pour l’Arabie saoudite. 28 jours de protestations pacifiques avaient suffi à balayer 23 années de pouvoir implacable. Une dynamique révolutionnaire gagnait bientôt d’autres pays arabes, avec, le 11 février, la chute du président Moubarak, au pouvoir depuis près de trente ans en Égypte, après cette fois seulement 18 jours de mobilisation citoyenne. Le mur de la peur était bel et bien tombé au sud de la Méditerranée, un tournant historiquement aussi important que la chute du mur de Berlin dans l’Europe divisée par la guerre froide.

J’ai publié dès l’été 2011« La Révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique ». Il s’agissait d’une analyse à chaud d’une vague de fond d’ampleur régionale : une guerre civile déchirait alors la Libye, où le régime Kadhafi s’avérait incapable de rétablir son autorité ; le président Saleh au Yémen était lui aussi contraint de multiplier les concessions, avant de remettre le pouvoir à son vice-président, dans le cadre d’une transition supervisée par l’ONU ; des manifestations sans précédent secouaient la Syrie, malgré le refus du dictateur Assad d’entamer la moindre réforme.

La vague contre-révolutionnaire

Cependant, un reflux contre-révolutionnaire s’amorçait dès le printemps 2011, d’abord à Bahreïn, avec l’intervention de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis au profit d’une restauration autoritaire. Cette contre-révolution arabe, longtemps portée par des cours inégalés du pétrole, n’a depuis cessé de se développer et de s’intensifier. Elle n’a au fond épargné que la Tunisie, désormais régie par une nouvelle Constitution, adoptée par consensus entre nationalistes et islamistes. Partout ailleurs, la régression contre-révolutionnaire est à l’ordre du jour : le général Sissi a renversé en juillet 2013 le premier président élu de l’histoire de l’Égypte, le Frère musulman Morsi ; Assad a préféré plonger la Syrie dans un conflit épouvantable que de céder à la pression populaire, une logique terrible que Saleh a aussi suivie après son retrait formel de la présidence yéménite ; différents seigneurs de la guerre se sont affrontés en Libye, où l’absence de transition effective a profité au « maréchal » auto-proclamé Haftar, entouré d’anciens partisans de Kadhafi.

Pourtant, alors que la littérature sur l’Islam politique et les mouvements jihadistes est abondante, un tel processus n’a pas été l’objet d’une attention comparable. C’est pour lever le voile sur cet angle mort que j’ai entrepris  d’écrire "Généraux, gangsters et jihadistes". Je m’y efforce de mettre en perspective historique la constitution et la dynamique des appareils de répression, dont l’opacité et l’agressivité ont longtemps dissuadé toute recherche sérieuse.

Le “grand détournement” : l'association des généraux aux gangsters

J’identifie trois périodes sur le temps long : la première, celle de la Nahda, la « Renaissance » arabe, porte depuis le XIXème siècle les aspirations à l’émancipation individuelle et collective, au cœur des soulèvements de 2011 ; la deuxième, celle des indépendances arabes, court sur un demi-siècle, de 1922, indépendance officielle de l’Égypte, à 1971, année d’entrée des émirats du Golfe à l’ONU ; la troisième, de 1949 à 1969, voit le détournement des indépendances par des cliques militaires qui éliminent les formations pluralistes et les institutions parlementaires.

C’est ce « grand détournement » qui fonde les dictatures arabes contemporaines et alimente la vague contre-révolutionnaire en cours. La « Renaissance » arabe demeure ainsi inaboutie du fait de la captation du pouvoir et de l’accaparement des ressources par des régimes au fonctionnement souvent mafieux, d’où l’association des « généraux » aux « gangsters ». La contre-révolution a d’ailleurs vu les polices politiques des dictatures contestées coopérer ouvertement avec des bandes criminelles, désignées sous le nom de baltaguiyya (en Égypte et au Yémen) ou de chabbiha (en Syrie). Mais le troisième élément « jihadiste » de la triade n’a pu que prospérer à la faveur d’une répression déchaînée : la violence extrémiste se nourrissait en effet de la fermeture de l’horizon politique, d’autant plus qu’Assad et Saleh n’hésitaient pas à jouer de leurs relations troubles avec Al-Qaida, puis Daech, pour discréditer et diviser le camp révolutionnaire.

“Plus la répression s’intensifie, plus les jihadistes progressent”

"Gangsters, généraux et jihadistes" apporte ainsi une réponse inédite au paradoxe cruel de la contre-révolution arabe : plus la répression s’intensifie, plus les jihadistes, loin de reculer, recrutent et progressent. Le cas égyptien est particulièrement préoccupant, où une armée d’un demi-million de soldats, puissamment équipée, s’avère incapable de reprendre à un millier d’insurgés de Daech le contrôle de la péninsule stratégique du Sinaï. Les dictateurs d’aujourd’hui sont impuissants à assurer la « sécurité » et la « stabilité » au nom de laquelle ils ont pourtant sacrifié les libertés élémentaires de leur peuple. En clair, le pari contre-révolutionnaire a échoué, malgré les souffrances et les destructions infligées, ainsi que les sommes colossales englouties dans ces « sales guerres ».

Nulle part dans le monde arabe le statu quo prévalant avant l’onde de choc de 2011 n’a pu être pleinement rétabli. La phase révolutionnaire est toujours en cours, même si la dynamique contre-révolutionnaire a dominé ces dernières années. Il n’en est que plus urgent d’analyser les ressorts de régimes qui, loin de garantir la « stabilité », sont souvent les principaux facteurs d’instabilité, voire d’exportation de la terreur vers le continent européen. Comme le résume bien l’écrivain algérien Kamel Daoud, que je cite en ouverture de cet ouvrage : « Les jihadistes sont les enfants des dictatures, pas des révolutions ».

À lire

Jean-Pierre Filiu, Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe (éd. La Découverte)

En savoir plus

Légende de l'image de couverture : Éditions La Découverte