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10.06.2016
L’Europe de l’Euro : divisée et unie
L’Europe du football domine la mondialisation sportive, et l’Euro 2016 qui s’ouvre ce 10 juin 2016 va célébrer cette hégémonie. Comment et pourquoi ce Championnat d’Europe des nations a-t-il vu le jour ? Paul Dietschy, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po et auteur de Histoire du football (Paris, Perrin-Tempus, 2014), nous raconte l’histoire d’une compétition qui réunit autant qu’elle divise les Européens.
L’Euro 2016 réunira 24 représentants de ce que l’on peut appeler l’Europe du football. Contrairement à l’Union européenne, cette Europe n’a pas hésité à dépasser les limites traditionnelles du vieux continent. En effet, l’Union des associations européennes de football (UEFA) compte parmi ses 56 membres non seulement l’essentiel des ex-républiques de l’URSS, mais aussi la Turquie et Israël.
Cet espace footballistique est caractérisé par une hétérogénéité certaine, entre petites et grandes nations mais n’en domine pas moins la mondialisation sportive. Le Championnat d’Europe des nations, ou Euro, cette compétition disputée tous les quatre ans depuis 1960 par les équipes nationales, est en quelque sorte l’illustration et une manière de transcender ces Europe à l’influence et au rayonnement inégaux.
Une Europe anciennement constituée
Dès la création de la Fédération internationale de football association (FIFA) à Paris en 1904, ses premiers membres ont eu pour projet de créer un championnat d’Europe de football. Mais la compétition ne voit pas le jour. Lorsqu’est discuté, en 1927-1928, le projet d’une compétition estampillée FIFA, les fédérations de football d’Europe centrale défendent bec et ongle le principe d’un championnat européen contre celui plus universaliste des représentants français. C’est ce dernier, la Coupe du monde de football, qui est choisi et mis sur pied pour la première fois en 1930. Toutefois, des compétitions européennes (Mitropa Cup pour les clubs et Coupe internationale pour les équipes nationales) sont déjà organisées par les pays de l’Europe danubienne et l’Italie.
Cet européisme sportif se mue en véritable organisation européenne au milieu des années 1950. En 1954, les fédérations du vieux continent décident de créer une confédération continentale : l’UEFA. Plus que de vouloir panser les plaies d’une Europe meurtrie ou de dessiner un trait d’union entre les deux côtés du rideau de fer, il s’agit de constituer un lobby à même de défendre les avantages acquis des fédérations européennes au sein d’une FIFA qui se mondialise avec la décolonisation. Mais les dirigeants du football européen doivent compter avec les initiatives de la presse française. En 1955, le journaliste Gabriel Hanot est à l’origine de la création de la Coupe des clubs champions. L’UEFA, un temps réticente, prend finalement en charge l’organisation de cette compétition, devenue aujourd’hui la Ligue des champions. D’autres traditions sportives sont ensuite créées. Elles illustrent autant l’Europe française des nations (Coupe d’Europe des nations, Coupe des vainqueurs de Coupe), que celle des marchands britanniques et suisses (Coupe des villes de foire). Redéfinies et changeant de nom (Championnat d’Europe des nations, puis Euro, Coupe de l’UEFA, puis Ligue Europa), elles assurent, dès la fin des années 1960, des revenus substantiels qui fondent et le prestige des grandes fédérations et équipes européennes et la puissance de l’UEFA.
Une Europe qui domine la mondialisation
L’essor des chaînes de télévision privées dans les années 1990, la libre circulation des footballeurs à partir de l’arrêt Bosman en 1995 et les investissements réalisés dans les grands clubs de football par les fortunes nouvelles des pays émergents, renforcent au début du nouveau millénaire les positions du vieux continent. Certes, l’Amérique du Sud continue à contester le magistère de l’Europe dans les Coupes du monde. Mais ses clubs sont trop faibles pour que leurs meilleurs éléments résistent aux sirènes des recruteurs européens et ne traversent pas l’Atlantique dès le début de leur carrière.
La Ligue des Champions, créée en 1993 par l’UEFA pour éviter une scission des plus grands clubs désireux de se réserver l’essentiel du gâteau télévisé, acquiert très vite une audience mondiale, sa finale captivant aujourd’hui plus de 180 millions de téléspectateurs dans plus de 200 pays. Cette compétition annuelle ainsi que le quadriennal Euro génèrent des revenus conséquents, oscillant entre 1,1 et 1,3 milliards d’euros par édition. Un pactole qui permet à l’UEFA de limiter, d’une part, les tentations centrifuges des grands clubs et, d’autre part, de mener une politique de développement, un peu intéressée, en faveur des fédérations européennes et… africaines. Le Suédois Lennart Johansson, président de l’UEFA de 1990 à 2007, présente à partir de 1995 des projets, dont le plan Méridien de 1997, visant à apporter le soutien sportif et financier et sportif de l’Europe aux fédérations africaines. Loin d’être seulement le produit de la philanthropie suédoise, la proposition vise à capter les voix de l’Afrique dans la perspective de la prochaine élection du président de la FIFA de 1998. Mais Sepp Blatter, l’autre homme aux mille tours, parvient à convaincre les pays africains du bien-fondé de sa candidature. De fait, l’Europe du football attire et fait peur aux autres continents. Les meilleurs joueurs africains, asiatiques ou centroaméricains viennent y chercher la consécration et l’expérience de l’excellence qu’ils transmettent à leur sélection nationale. Cependant, la force de frappe télévisée du football européen tend, à terme, à dévitaliser les footballs de continents plus faibles économiquement.
Une balle de cuir qui réunit ou divise ?
L’Euro 2016 va célébrer en quelque sorte cette hégémonie. D’abord par la taille de la phase finale de la compétition qui est passée de 8 participants à 16 de 1980 à 1996, puis à 24 en 2016. Autant dire que l’UEFA ne compte pas ses invités, et les frais pour le pays hôte, puisque 43% des fédérations membres peuvent espérer, à l’issue des matchs éliminatoires, espérer y voir jouer leur équipe nationale. Si la compétition reste sélective, puisqu’elle accueille 11 des 20 meilleures équipes du monde selon le classement FIFA, son élargissement doit faire oublier les disparités économiques du football continental, écrasé au niveau des clubs par un oligopole formé par quelques équipes allemandes, espagnoles et anglaises. Un Euro à 24 consent donc de dessiner une sorte d’Europe sociale du ballon rond, voulue par Michel Platini, président de l’UEFA de 2007 à 2016, pour rééquilibrer la géographie du football continental et, aussi, satisfaire ses soutiens à l’Est de l’Europe. Ainsi l’édition 2016 voit la première participation à une phase finale d’une grande compétition internationale de l’Albanie et de l’Islande.
Les supporters de ces deux pays situés aux marges de l’Europe auront l’occasion de déployer leurs couleurs dans une ambiance généralement bon enfant, mais pas toujours. Dès l’entre-deux-guerres, les matchs de la Mitropa Cup et de la Coupe Internationale ont provoqué des affrontements entre joueurs et supporters des équipes tchécoslovaques, autrichiennes et italiennes, suscitant des tensions diplomatiques suivies avec attention par les représentants du Quai d’Orsay. Le Championnat d’Europe des nations a d’abord été troublé par les séquelles de la Guerre froide, l’Espagne franquiste refusant de rencontrer l’URSS en 1960. Puis, à partir de 1980, lors de l’édition disputée en Italie, les agissements des hooligans, d’abord anglais, puis allemands et hollandais, sont venus ponctuer le déroulement des différentes éditions et faire de la sécurité un enjeu majeur, redoublé cette année par la menace terroriste.
L’Europe de l’Euro est donc un objet plus complexe qu’il n’y paraît. Elle réunit les Européens, et bien au-delà, autour du culte du football, de la consommation et de la nation. Elle les divise par l’entremise de ces champions de l’honneur national que sont, bon gré mal gré, les footballeurs. A ce titre, elle sera, pendant un mois, l’observatoire festif et inquiet de du sentiment national sur un continent dont les frontières, au moins sportives, courent jusqu’au Proche-Orient.
Paul Dietschy
En savoir plus
- Sur Paul Dietschy (Centre d’Histoire de Sciences Po)
- Sur l’ouvrage Histoire du football, Paul Dietschy, Paris, Perrin, 2010