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06.01.2016

Lévi-Strauss : un portrait sensible

Emmanuelle Loyer, historienne à Sciences Po, a été couronnée cet automne du prix Femina essai 2015 pour sa biographie de Lévi-Strauss. S’appuyant sur des archives encore inexploitées, Emmanuelle Loyer nous invite avec cet ouvrage à découvrir le parcours d’une figure sans égale dont l’amour du sensible a façonné la pensée. Interview.

L’identité multiple de Claude Lévi-Strauss est un des traits les plus frappants qui apparaît dans votre biographie : il semble vouloir appartenir à plusieurs époques, plusieurs cultures…

Emmanuelle Loyer : En effet, Lévi-Strauss est habité par des époques qu'il n'a pas vécues. Je donne une grande place à ces passés qui le constituent : il dit être un homme du XIXe siècle et affectionne la "fraîcheur" du regard du XVIe siècle. Lorsqu’il se rend au Brésil, il a en poche Jean de Lery (Le Voyage faict en la terre du Brésil). Sur son terrain brésilien, il rêve de cette rencontre inaugurale de la modernité entre le premier Indien et le premier Européen, en espérant retrouver à son tour, intacte, une forme de sidération.

En vous lisant, on découvre un jeune Lévi-Strauss, professeur de philosophie et militant socialiste. Deux expériences qu’il semble avoir reniées par la suite.

E. L. : La correspondance familiale que j'ai consultée (et qui vient d'être publiée) nous fait découvrir l'inimaginable : un Lévi-Strauss jeune et piaffant, féru de voitures (mais avec quelques difficultés à passer son permis), qui trouve tout passionnant et "épatant" (un mot d'époque)-  y compris les cours de philosophie -  un peu laborieux  - qu’il délivre au lycée de Mont de Marsan, son premier poste en 1933. Pour autant, dans Tristes Tropiques, il consacre des pages très dures à l'enseignement de la philosophie à la Sorbonne qu'il décrit comme une rhétorique artificielle qui "manque" le monde et le laisse terriblement insatisfait.  Sur le plan politique, il a  en effet été un socialiste zélé, non seulement aspirant à théoriser la philosophie du parti mais aussi un militant de terrain. Il s’est ensuite éloigné de la politique et a sous-estimé ce que cette expérience lui a apporté.

À travers cette biographie, on découvre aussi l’émergence de l’ethnologie et celle du structuralisme, tout du moins en France.

E. L. : L'ethnologie a "émergé" bien avant Lévi-Strauss mais on pourrait dire qu'il a refondé l'ethnologie en la renommant "anthropologie" et en l'arrimant à un programme théorique fort -le structuralisme -, une ambition de connaissance concurrente de celle de la philosophie. Ce changement sémantique se produit dans les années 1950, au retour de son séjour aux États-Unis. Il l'installe au cœur de l'institution scientifique française en intitulant sa chaire au Collège de France: "Anthropologie sociale". À travers la biographie, j'ai en effet voulu écrire l'histoire de ces regroupements de savoirs qu'on appelle "disciplines" et qui sont mouvants dans l'histoire.

Vous expliquez que lorsque Lévi-Strauss enseignait à l’Université de São Paulo, il se refusait à distiller une science figée et encourageait les étudiants à forger leurs propres visions du monde.

E. L. : Le jeune professeur Lévi-Strauss est  nommé au Brésil pour enseigner la sociologie philosophante d'Auguste Comte et de Durkheim tel qu'ils sont interprétés côté brésilien. Mais lui  veut, au contraire, ancrer la science sociale dans la recherche empirique et l'enquête. Le Brésil lui semble un merveilleux laboratoire, notamment la ville de São Paulo, un modèle d'urbanité américaine à l'état pur. C'est pourquoi il envoie ses étudiants dans les rues et dans les archives et les fait travailler de façon très expérimentale sur un terrain. C'est assez mal vu à l'université qui pratique plutôt les cours magistraux ex cathedra.

Sur le tard, il devient une figure incarnant sagesse et modestie, deux valeurs qu’il considère comme étant la meilleure façon d’aborder les sciences et notamment les sciences sociales.

E. L. : Absolument. Modestie car la péremption est le destin fatal des théories et des résultats dans les sciences qui fonctionnent par accumulation et révision de savoirs. Sagesse car les sciences sociales ne peuvent aspirer à la forme de vérité des sciences dites dures : leurs prévisions sont souvent fausses et leurs conclusions approximatives. La sagesse, c'est le destin "à mi-hauteur" des sciences sociales, entre la connaissance et l'action, tout en n'étant totalement ni l'une ni l'autre. Sagesse aussi en ce que le travail scientifique, qui est vraiment digne et beau chez Lévi-Strauss à l'égale de l'art, n'est jamais terminé : toute quête scientifique mène à se poser de nouvelles questions et permet de comprendre pourquoi cela sera sans fin.

Malgré sa stature de penseur de premier ordre, un certain nombre de ses positions ont été et sont encore critiquées.

E. L. : On peut distinguer deux types de critiques : celles, venant du milieu anthropologique, souvent anglo-saxon, et qui va l'attaquer sur les fondements éruditionnels de son travail, remettre en cause telle ou telle analyse factuelle en sous-entendant que tout cela est assez "fumeux" et très "French thinking". D'autre part, à partir du début des années 1970 (et même avant en fait), le paradigme structuraliste est contesté par tout un pan de la pensée philosophique mais aussi des sciences sociales (l'ethnologie marxisante, la sociologie bourdieusienne, la philosophie post-structuraliste, etc) sans compter les attaques proprement idéologiques après 1968 qui voient dans le structuralisme une pensée surplombante, objectivante, néo-coloniale : on remet alors en avant les acteurs sociaux contre la structure, les stratégies contre les règles, les récits pluriels et décentrés contre le grand Récit unique, etc.

Comment expliquer que c’est Tristes tropiques qui lui a valu sa célébrité alors que du point de vue scientifique, il ne s’agit pas de son œuvre majeure ?

E. L. : Tristes Tropiques représente un moment et occupe un statut particuliers dans son œuvre. Il l'écrit dans une dynamique d'exutoire après une période d'échec professionnel: il brûle ses vaisseaux et accouche d'un livre au genre indéfini, mi voyage philosophique, mi ethnographic account. Il est reçu comme une véritable déflagration par un grand public sensible à la beauté du texte autant qu'aux enjeux critiques qu'il recèle. Ensuite, Lévi-Strauss n'écrira plus de "littérature". Mais en réalité, toute son œuvre brouille la frontière entre science et littérature.  

Il se montre profondément pessimiste quant à l’évolution des sociétés occidentales, à la modernité.

E. L. : Oui, son regard d'ethnologue puis de vieil homme (il vit jusqu'à presque 101 ans !) lui donnent la capacité de regarder notre monde à distance. Et ce qu'il voit lui déplaît. Dans la critique de la modernité occidentale, il vise surtout l'arrogance d'un humanisme qui a installé l'homme en maître du cosmos - avec les conséquences non seulement écologiques mais historiques que l'on sait. Pour lui par exemple, les tragédies historiques du type génocide, s'expliquent par cette sanctuarisation du règne des humains et de la séparation instituée entre les hommes et les autres êtres vivants. L'expulsion périodique d'une partie de l'humanité par une autre lui semble en découler. Au contraire, les sociétés sauvages mettent beaucoup d'énergie à conserver un équilibre entre la nature, les animaux et les hommes. Mais son pessimisme sur l'uniformisation presque fatale des sociétés est tempéré par son sentiment de la contingence en histoire.

Il était aussi esthète et a accordé beaucoup d’attention au monde sensible

E. L. : Dans son œuvre, il vise avant tout à réconcilier le sensible et l'intelligible. Dans sa vie, il fut constamment bercé par les arts, la musique, la peinture, la littérature, mais aussi des arts plus populaires comme la cuisine qui mobilise pleinement le goût et l'odorat. Les descriptions vibrantes de Tristes Tropiques montrent à quel point il vit par les cinq sens.

Son dernier livre - Regarder, écouter, lire - est consacré à l'esthétique - celle de son monde (Poussin, Rameau…) mais aussi de celui des sociétés qu'il a étudiées (les masques, l'art de la vannerie). L'énigme du Beau joue un rôle crucial dans sa vie comme dans sa pensée. Et finalement, les questions d'esthétique lui semblent être les problèmes majeurs pour les sciences de l'homme.

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Légende de l'image de couverture : © Journal de la Société des Américanistes, Open Source Édition