Accueil>"Le combat des Arabes pour leur libération nous concerne au premier chef"
23.09.2015
"Le combat des Arabes pour leur libération nous concerne au premier chef"
[Entretien publié le 23/09/15] Alors que nous sommes submergés par une actualité toujours plus effroyable, Jean-Pierre Filiu, historien du Moyen-Orient contemporain, nous propose avec son ouvrage Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d'une libération*, de prendre un recul salutaire. Il y dresse un panorama circonstancié de deux siècles de lutte des peuples arabes pour leur liberté. Une lutte sans cesse contrariée et sans cesse renouvelée. Jean-Pierre Filiu en est convaincu, connaître cette histoire est indispensable pour accompagner la renaissance démocratique du monde arabe.
Vous faites débuter votre récit des liens entre l’Europe et le monde arabe à l’expédition de Napoléon en Égypte. Pourquoi ce choix ?
Jean-Pierre Filiu : Ce sont les historiens arabes eux-mêmes qui considèrent l’expédition de Bonaparte en Égypte, en 1798, comme le moment fondateur de la Nahda, littéralement la « Renaissance » arabe, un mouvement multiforme d’élaboration constitutionnelle, d’aggiornamento religieux, de modernisation économique et d’effervescence culturelle. Pour la France, c’est aussi un tournant majeur, car l’alliance traditionnelle avec l’Empire ottoman, conclue dès 1536 entre François Ier et Soliman le Magnifique, cède la place à une volonté de se gagner les peuples arabes contre Constantinople. Le paradoxe bien oublié de nos jours est que la Révolution française a pensé les Arabes en tant qu’Arabes, alors qu’eux-mêmes se considéraient encore largement comme Musulmans.
Quelle a été la place de la religion dans cette Renaissance arabe ?
J.-P. Filiu : La Nahda, cette « renaissance » qui se développe au fil du XIXème siècle, voit l’association intime de courants que l’on désignerait actuellement par « nationalistes » et « islamistes », termes qui n’ont pas cours à l’époque. Il s’agit en effet d’une affirmation de l’identité arabe face à l’expansion coloniale, sur un mode « nationaliste », et face à la domination ottomane, sur un mode « islamiste », car les Turcs sont accusés d’avoir entraîné la décadence de l’Islam en s’accaparant le califat. Des personnalités aussi diverses que l’émir Abdelkader en Algérie ou Abderrahmane Kawakibi en Syrie mêlent ces deux registres, « nationalistes » et « islamistes », présentés de nos jours comme contradictoires.
Les années 20 sont marquées par ce que vous appelez des trahisons de l’Occident envers les arabes. De quoi s’agit-il ?
J.-P. Filiu : Durant la première guerre mondiale, les Arabes s’engagent comme alliés aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne, sous la direction du chérif Hussein de La Mecque. Leur contribution à la défaite au Levant des armées turques, où les conseillers allemands jouent un rôle important, est déterminante. Pourtant, en 1919-20, les Arabes, loin d’être traités comme des alliés, sont livrés aux « mandats » de la France et de la Grande-Bretagne. Nous payons jusqu’à aujourd’hui le prix de cette trahison qui ouvre les portes de La Mecque à la famille Saoud et à ses partisans wahhabites, la seule force arabe demeurée réfractaire à la Nahda.
Vous soulignez que la lutte des nations arabes pour leur indépendance est antérieure aux guerres de décolonisation. En quoi est-ce important de s’en souvenir?
J.-P. Filiu : On oublie trop souvent le soulèvement pacifique qui traverse l’Égypte en 1919 et qui contraint la Grande-Bretagne à reconnaître une indépendance, au moins formelle. Les Arabes ont, si j’ose dire, « inventé » la résistance civile et non-violente de longues années avant Gandhi ! Mais les puissances coloniales vont partout préférer affronter des insurrections armées plutôt que des protestations civiles, comme d’ailleurs les dictatures arabes préfèrent aujourd’hui la confrontation avec le jihadisme armé à la négociation avec des mouvements politiques. Cette militarisation de la résistance arabe va profondément en transformer le mode de mobilisation, jusque là pluraliste et ouvert, en faveur de structures pyramidales réprimant toute dissidence interne.
Dans les années 50 une série de dictatures et de régimes autoritaires se mettent en place (Syrie, Égypte, Irak, Tunisie...). Comment s’explique ce tournant qui finalement a été un des ferments principaux des Printemps arabes ?
J.-P. Filiu : À l’intérieur du cycle des indépendances arabes, long d’un demi-siècle (1922-71), je mets en lumière la séquence de vingt années, de 1949 à 1969, durant lesquelles ces indépendances vont être détournées par des cliques militaires à leur profit exclusif. C’est ainsi que le combat arabe pour l’autodétermination, déjà frustré par la France et la Grande-Bretagne en 1919, l’est de nouveau par des dictatures liberticides après la conquête de la souveraineté formelle. La surenchère démagogique de ces régimes, vouée à étouffer l’opposition intérieure, nourrit une véritable « guerre froide arabe » entre l’Égypte du président Nasser et l’Arabie du roi Faysal, qui jette les « nationalistes » contre les « islamistes », brisant l’unité de ces deux courants née de la Nahda.
Durant les deux décennies suivantes de nombreux événements (choc pétrolier, exacerbation de la guerre froide, révolution iranienne, etc.) ont de lourdes conséquences sur la région... En quoi la donne est-elle changée ?
J.-P. Filiu : Je qualifie la période 1970-91 de « génération des abandons ». Elle s’ouvre avec le « Septembre Noir » jordanien, marqué par la défaite de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), mais aussi par la mort de Nasser et la prise du pouvoir de Hafez al-Assad en Syrie, le seul despote arabe à mettre en place un système dynastique. Elle se conclut par l’écrasement du soulèvement du peuple irakien par Saddam Hussein. Les États-Unis ont assisté passivement à ces massacres, se préoccupant uniquement de la libération du Koweït occupé par l’Irak. Cette période voit, avec le « choc pétrolier » de 1973 et la Révolution islamique en Iran, en 1979, une régression politique généralisée, du fait d’une polarisation confessionnelle croissante, encouragée par l’Arabie sunnite et l’Iran chiite. La crise du Koweït va elle-même provoquer l’éclatement de l’islamisme sunnite entre Frères musulmans, salafistes et jihadistes.
Le 11 septembre n’a-t-il pas aidé les Occidentaux à prendre la mesure du péril islamiste, déjà bien connu dans les pays arabes ?
J.-P. Filiu : La « guerre globale contre la terreur » que l’administration Bush lance après les attentats du 11 septembre 2001 représente une véritable aubaine stratégique pour les régimes autoritaires arabes. Une fois encore, ils nient les aspirations de leurs peuples et assimilent la moindre manifestation d’opposition à une subversion « terroriste ». La désastreuse invasion de l’Irak par les États-Unis, en mars 2003, aggrave l’impasse démocratique, car elle établit un système à la fois milicien et confessionnel, sur les ruines de la tyrannie de Saddam Hussein. Les despotes, de Moammar Kadhafi en Libye à Ali Abdallah Saleh au Yémen peuvent ainsi agiter la menace du chaos irakien pour maintenir leurs peuples sous le joug, tout en valorisant auprès de Washington, leur contribution pourtant discutable à la lutte contre Al-Qaida.
A vous lire, il apparaît évident que le soutien que les pays occidentaux ont apporté aux Printemps arabes s’est fait en dépit du bon sens. Malgré cela n’était-il pas fatal de voir les islamistes s’imposer par la suite ?
J.-P. Filiu : L’expression de « printemps arabe » témoigne déjà d’une appréciation à courte vue du vaste mouvement de contestation qui traverse le monde arabe au début de 2011. Au lieu d’appréhender une crise de système, inévitablement inscrite dans la durée, décideurs et analystes font preuve d’une grande impatience, que n’explique qu’en partie la rapidité de la chute de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et de Hosni Moubarak en Égypte. Il était évident que les islamistes, servis par un appareil aguerri, capables de cumuler un vote d’ordre (notamment moral) et un vote de rupture avec « l’ancien régime », remporteraient les premières élections libres. Mais cela a suffi à détourner du monde arabe de bons et de moins bons esprits, prompts à dénoncer « l’automne islamiste ». Or le danger le plus grave pour la transition démocratique résidait moins là que dans une contre-révolution littéralement déchaînée, avec des sommets dans l’horreur atteints en Syrie et au Yémen.
Derrière ces grands traits historiques dont nous venons de parler, il y a des trajectoires nationales assez peu semblables. On ne peut pas comparer la situation en Tunisie avec celle qui existe en Égypte. Quels sont les éléments qui expliquent ces différences ?
J.-P. Filiu : Je m’efforce de restituer chacune des trajectoires nationales à l’intérieur d’une dynamique d’ensemble de l’histoire arabe. La Tunisie se distingue dès le XIXème siècle par l’accent mis sur le processus constitutionnel, avec l’adoption de la première constitution du monde arabe dès 1861. Les Tunisiens ont eu l’intelligence, durant les trois années qui ont suivi la chute de Ben Ali, de ne voter qu’une seule fois, pour une Assemblée constituante. Celle-ci a jeté les bases de la Deuxième République, sans en passer par un référendum forcément polarisant.
Durant la même période, les électeurs égyptiens ont voté à trois reprises pour trois constitutions d’inspiration contradictoire. Les islamistes tunisiens ont remporté les premières élections de la transition, mais ils ont perdu les deuxièmes, participant aujourd’hui à titre minoritaire à un gouvernement dominé par des héritiers revendiqués de Habib Bourguiba. Les Frères musulmans égyptiens ont vu leur base électorale se réduire à chaque scrutin, avant tout car ils plaçaient l’intérêt de leur parti au-dessus de celui de la nation. Ils auraient sans nul doute été évincés par les urnes, mais le coup d’État de juillet 2013 et la répression féroce qui se poursuit à ce jour contre toute forme d’opposition ne fait que nourrir le terrorisme jihadiste qu’ils prétendent combattre.
Vous expliquez que le recrutement de djihadistes en Occident s’explique aussi par le fait que Daech rencontre des résistances sur place ?
J.-P. Filiu : Les assassins de la liberté sont les mêmes en France comme en Tunisie. Je suis convaincu que les attentats qui ont ensanglanté Paris en janvier 2015 et Tunis en mars 2015 ont le même inspirateur, un jihadiste franco-tunisien du nom de Boubaker al-Hakim, désormais haut placé dans la hiérarchie de Daech. C’est pourquoi j’ai intitulé ma conclusion « De Charlie au Bardo », en référence aux deux cibles de ces commandos terroristes. Comprendre les processus à l’œuvre est indispensable pour éviter des amalgames ravageurs qui ne font que le jeu des jihadistes.
En ce sens, mon livre se veut aussi contribution au débat citoyen, car le combat des Arabes pour leur libération nous concerne au premier chef. Mais ce livre a aussi fourni la base de l’enseignement que j’ai dispensé en arabe cet été dans un camp de réfugiés syriens en Jordanie. Nous partageons la même histoire, ici et là-bas. Il est grand temps de l’accepter comme une chance et une promesse.
Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d'une libération - Jean-Pierre Filiu, La Découverte, août 2015.