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22.09.2022

Libertés académiques : “chaque droit implique un devoir”

Michael Ignatieff, Vanessa Scherrer, Silvia Giorguli et Sergei Guriev (crédits : Thomas Arrivé)

Trois intervenants de renommée internationale ont été réunis le vendredi 16 septembre afin de traiter le sujet complexe : “Que doit la communauté universitaire à la société ?”. Cet événement est venu clore la Semaine des Libertés Académiques organisée par Sciences Po pour défendre la liberté d’étudier, d’enseigner et de faire de la recherche. Les trois invités, Michael Ignatieff, professeur d’histoire, écrivain et ancien homme politique ; Silvia Giorguli, directrice d’El Colegio de México et Sergei Guriev, directeur de la formation et de la recherche et professeur au département d’économie de Sciences Po, introduits par Vanessa Scherrer, directrice des affaires internationales de Sciences Po, ont pu discuter de l’importance de la liberté académique, comme condition d’une société libre quel que soit le contexte national et international : pays démocratiques ou non-démocratiques, crises économiques, changement climatique, etc.

La liberté académique n’est pas un privilège

Michael Ignatieff a, entre autres activités, enseigné l’histoire aux étudiants des universités de Cambridge, Oxford, Harvard et Toronto. Une notion qu’il a gardé à l'esprit tout au long de sa riche carrière académique et qu’il a choisi de partager  : “la liberté académique n’est pas un privilège. L’université, une des plus anciennes communautés européennes. Elle a raison d’être fière de sa liberté mais ne devrait jamais oublier que chaque droit implique un devoir. Ainsi, la liberté académique est un droit qui implique une responsabilité vis-à-vis de la société pour l’ensemble de la communauté universitaire, qu’il s’agisse d’un étudiant, d’un salarié, d’un professeur, titulaire ou non”. Ce devoir est celui de développer le savoir dont la société a besoin pour trouver les solutions à ses problèmes, mais aussi celui de poser les bonnes questions, même lorsque celles-ci peuvent égratigner une carrière.

La notion d’autonomie des institutions est essentielle. Il n’y a pas de liberté “d’écrire et de penser” si les institutions ne sont pas libres. Ainsi, pour Michael Ignatieff, “la liberté académique est menacée car la démocratie est menacée”. Sa propre expérience au sein de la Central European University (CEU) en est le meilleur exemple : cette université partenaire de Sciences Po au sein de CIVICA a dû quitter son campus hongrois suite aux pressions exercées par Viktor Orbán. L’ancien recteur de CEU s’est demandé quelle leçon tirer de cette défaite. Les communautés universitaires ont le devoir de s’assurer que la société comprend ce que la liberté académique implique pour tous… Ce devrait être une préoccupation quotidienne, si elles ne souhaitent pas échouer encore et encore.

Promouvoir “la tolérance, la paix et un échange respectueux des idées”

Silvia Giorguli est professeur de sociologie et directrice d’El Colegio de México, un établissement qui a d’abord vu le jour sous le nom de “The House of Spain in México” (la maison d’Espagne au Mexique) en raison de son accueil des intellectuels espagnols fuyant leur pays à la fin de la guerre civile. Inutile de le dire : défendre la liberté de penser fait partie de l’ADN de l’institution. L’intervenante livre un rappel historique de l’importance de la communauté universitaire en Amérique latine. Au sein de cette zone géographique qui est souvent “économiquement et politiquement instable”, les universités sont restées d’inestimables “pionnières du savoir”. Cela dit, bien qu’il soit évident que les fonds publics ne sont pas une source principale de financement pour ces communautés, elles dépendent en revanche fortement des fondations privées et des organisations internationales. Il est donc parfois délicat de maintenir leur autonomie dans la définition des programmes ou des sujets de recherche, sans tenir compte des pressions externes.

Quoi qu’il en soit, dans un “environnement aussi polarisé que l’Amérique du Sud”, grevé de profondes inégalités, Silvia Giorguli considère que les communautés académiques devraient avoir à cœur de promouvoir “la tolérance, la paix et un échange respectueux des idées”. Les universités doivent être des lieux de tolérance mais aussi de débats, y compris s’agissant  de questions difficiles. L’écart générationnel au sein des universitaires peut créer des conflits, qui reflètent en fait les questions qui divisent la société. Ces conflits sont une chance pour la communauté académique de restaurer la cohésion et les dialogue sociaux.

Un débat et une recherche intègres sans autocensure

Comme ses collègues, Sergei Guriev, directeur de la formation et de la recherche et professeur au département d’économie de Sciences Po, a pu personnellement faire l’expérience d’une restriction de ses libertés académiques. Il a été contraint en 2013 de quitter son poste de directeur de la New Economic School de Moscou et d’acheter un billet d’avion sans retour pour Paris. Sergei Guriev considère qu’il est difficile de s’exprimer librement et de choisir librement son sujet de recherche dans les pays non-démocratiques mais aussi démocratiques. Des sujets comme le changement climatique ou les nouvelles technologies exigent un débat et une recherche intègres. Les universitaires doivent faire preuve d’honnêteté intellectuelle et ne pas se censurer. Si on peut accepter que les pourvoyeurs de fonds privés posent des questions, ils ne devraient pas pouvoir censurer les chercheurs et mettre à mal leur “devoir d’aider à résoudre les problèmes sociaux”. Le plus inquiétant est la baisse de popularité de la démocratie, une des solutions proposées par le professeur Guriev serait de rétablir le dialogue entre les politiciens et le peuple, sous la forme d’une assemblée citoyenne comme à l’époque de la Grèce antique. 

Enfin, les étudiants ne devraient-ils pas se demander également ce qu’ils doivent à la société ? Michael Ignatieff rappelle qu’il existe “des modes pour les idées comme pour les vêtements” et que chaque étudiant devrait se demander chaque jour : “suis-je en train de penser par moi-même ?”. L’intégrité de leurs convictions, qui va les porter toute leur vie, en dépend. La demande ultime d’un professeur à ses élèves devrait être : “si nous ne sommes pas à la hauteur, vous devez vous lever et nous le dire”.

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