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28.07.2015
Mohammad Mossadegh, ancien premier ministre iranien, diplômé de Sciences Po
On ne sait que trop peu que Sciences Po compte parmi ses anciens élèves Mohammad Mossadegh (1882-1967), l’un des principaux acteurs politiques du Moyen-Orient contemporain et figure majeure de la sortie de l’ère coloniale pour les pays d’Afrique et d’Asie. En 1951, quarante ans après avoir quitté l’École libre des sciences politiques, où il étudia la finance de 1909 à 1911, Mohammad Mossadegh devint Premier ministre d’Iran.
Le « Front national » (Jebhe-ye melli), une fédération de partis dont il était le chef de file depuis 1949, venait de faire voter par le parlement la nationalisation du pétrole, contre l’avis du chah, le jeune Mohammad Reza Pahlavi. Le souverain craignait autant la popularité croissante de son rival qu’une réaction des Anglais, qui avaient contraint son père à abdiquer en 1941.
Cette nationalisation se faisait en effet au détriment du Royaume-Uni, qui, depuis 1914, était l’actionnaire majoritaire de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), une société créée par des particuliers britanniques en 1909. L’AIOC, ancêtre de British Petroleum, possédait alors la plus grande raffinerie du monde à Abadan, dans le sud-ouest de l’Iran. Londres ne tarda pas à porter l’affaire devant le Tribunal international de la Haye, puis le Conseil de sécurité de l’ONU. Un embargo fut imposé sur l’exportation du pétrole iranien dans l’espoir de faire plier le gouvernement Mossadegh.
Mais ce dernier, également docteur en droit de l’université de Neuchâtel et parfait francophone, créa la surprise en se rendant à New York pour défendre la décision de son gouvernement. Sur le chemin du retour, il fit une escale de quelques jours en Égypte. Sa démonstration au siège de l’ONU n’avait pas convaincu les Occidentaux. Mais au Caire, il fut célébré comme un héros. Les nationalistes arabes, qui y renversèrent la monarchie quelques mois plus tard, firent à ce Persan un accueil triomphal. Il était devenu une voix du monde colonisé, après Gandhi, avant Nasser.
La cible du premier coup d'État de la CIA
La nationalisation du pétrole iranien préfigura celle du Canal de Suez en 1956, mais l’issue en fut moins heureuse pour son leader politique. Sa longue carrière politique commencée à l’âge de 14 ans comme inspecteur des Finances – il obtint alors le titre de mossadegh ol-saltaneh (représentant certifié du royaume) dont il tirera plus tard son nom – s’interrompit brutalement en 1953.
Mohammad Mossadegh fut arrêté le 19 août à la suite de l’opération Ajax, un coup d’État américano-britannique orchestré par la CIA. Jugé et condamné, il mourut en 1967, après avoir passé le reste de sa vie en résidence surveillée dans sa propriété d’Ahmadabad, loin de Téhéran. Le chah, qui avait quitté le pays peu avant le dénouement de la crise, retrouva quant à lui son trône.
Le pétrole resta officiellement nationalisé. Mais, en réalité, toutes les activités stratégiques furent cédées pour vingt-cinq ans à un consortium de compagnies occidentales qui faisait la part belle aux majors américaines. Le soutien militaire des États-Unis et la location au consortium de l’exploitation des hydrocarbures permirent au chah de marginaliser politiquement cette notabilité urbaine turbulente qui avait lors de la «révolution constitutionnelle» (enqe-lab-e mashrute) de 1905-1911 imposé à la monarchie une constitution et un parlement dont s’était tant servi Mossadegh.
En réaction à cette nouvelle dérive autoritaire, certains des anciens partisans du Premier ministre déchu développèrent une critique libérale du régime impérial. Ce fut le cas de Hossein Mahdavi, qui le premier élabora depuis l’université de Téhéran le concept d’État rentier, pour dénoncer cette déconnexion entre les revenus de l’État et les ressources humaines nationales. D’autres, à l’instar de Mehdi Bazargan, Premier ministre de la République islamique en 1979, ou Hassan Habibi, vice-président de 1989 à 2001, respectivement diplômés de Centrale Paris et de la Sorbonne en sociologie, rejoignirent les islamistes, reliant le coup d’État de 1953 à la révolution de 1979.
Aristocrate éclairé
Le parcours sinueux de ces jeunes adeptes éclaire celui de leur chef charismatique, qu’il est difficile d’enfermer dans un cadre idéologique. Mossadegh a plus que quiconque utilisé les conquêtes démocratiques de la révolution constitutionnelle de 1905-1911. Mais issu de la haute aristocratie – son père fut ministre des Finances de l’empereur Nasser al-Din Shah (1848-1896) dont sa mère, une princesse de la dynastie Kadjare, était la cousine – il n’en a été qu’un acteur périphérique.
Par ailleurs, si son nom est intimement lié au nationalisme dans la mémoire collective de l’Iran d’aujourd’hui, ses écrits le démarquent des pères iraniens de ce courant de pensée. Ces derniers avaient prescrit au XIXe le rejet de l’islam comme remède au déclin de la Perse. Or, dans sa thèse de doctorat obtenue en 1914 en Suisse, consacrée au testament en droit musulman chiite, et dont la bibliothèque de Sciences Po conserve un rare exemplaire, Mossadegh, alors âgé de 32 ans, met en garde contre une modernisation qui ne prendrait pas suffisamment en compte l’héritage islamique : «Pour élaborer les lois qui conviennent à notre pays, et qui nous épargnent de stériles conflits, il faudrait des hommes qui connaissent non seulement le droit musulman et le droit européen, pour les harmoniser, mais qui soient en outre au courant des circonstances dans lesquelles la Perse vit actuellement, pour que leurs combinaisons juridiques soient conformes aux coutumes, aux besoins, à la religion et aux ressources du pays.»
Par Alexandre Kazerouni, Junior Research Fellow à Sciences Po, docteur associé au Ceri/CNRS, auteur d’une thèse en sciences politiques, spécialité Monde musulman.
Article issu du numéro 12 (juin 2015) d'Émile Boutmy Magazine, publié avec l'aimable autorisation de l'association des Sciences Po.