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03.05.2016
La musique, un enjeu de diplomatie ?
Les 20 et 21 avril 2016, le Centre d’études internationales de Sciences Po (CERI) organisait un colloque sur les liens qu’entretiennent la musique et les relations diplomatiques. En marge des rencontres officielles, la diplomatie a en effet aussi ses échanges officieux, - dont musicaux -, qui intéressent de près les chercheurs en histoire, en musicologie, en relations internationales... Frédéric Ramel, professeur des Universités au Centre de recherche internationales de Sciences Po (CERI) et membre du comité scientifique du colloque, nous explique pourquoi.
Quels sont les liens entre la musique et la diplomatie ?
Frédéric Ramel : L'activité diplomatique est étroitement liée à l'art musical que ce soit lors des rencontres officielles ou bien en marge de celles-ci. Les cérémonies diplomatiques sont en effet l’occasion de rendre sonore la rencontre en scellant la réconciliation voire en la suggérant. Ainsi, Morales compose un motet publié en 1547 pour le pape Paul III, dans lequel il expose le rapprochement entre Charles Quint et François 1er voulu par le commanditaire. La musique est également très présente en marge des négociations en tant que vecteur de sociabilité entre diplomates. Le Congrès de Vienne en 1815 ne se restreint pas aux rencontres officielles ; les bals et concerts organisés parallèlement sont autant d’opportunités de pourparlers fondamentaux.
Et il ne faudrait pas croire que ces liens entre musique et diplomatie se distendent après la Première guerre mondiale. Pendant la Guerre froide, les États-Unis créent les “Ambassadeurs du Jazz” : Gillepsie, Armstrong ou Ellington réalisent des tournées à l’étranger afin de diffuser une image de l’identité américaine pluraliste et ouverte. Aujourd’hui, Bono utilise sa notoriété et la musique afin de militer en faveur de l’annulation de la dette souveraine et Barenboim met en place l’Orchestre du Divan regroupant des jeunes musiciens venant de Palestine, d’Israël et de pays arabes riverains afin de contribuer, d’un certain point de vue, à la résolution du conflit israélo-palestinien. Il s’agit là d’une forme de diplomatie à voies multiples qui, dans le cas de Barenboim, ne dit pas son nom puisque le maestro se définit avant tout comme un musicien et non comme un négociateur.
Comment les chercheurs se sont-ils emparés du sujet ?
F. R. : Claude Lévi-Strauss qualifiait la musique de "suprême mystère des sciences sociales". Elle est en même temps intelligible et intraduisible. Percer ce mystère permettrait de faire progresser de manière significative ces sciences nous disait l'anthropologue. Dans une certaine mesure, les chercheurs contemporains apportent leur modeste pierre à cette vaste entreprise. Ainsi, l'ethnomusicologie s'interroge sur la place de la musique dans les guerres ainsi que dans la reconstruction post-conflit. La sociologie rend compte de la circulation transnationale des œuvres et de leur réception par les publics. L’histoire met en relief la place de la musique dans les diplomaties culturelles ainsi que dans les transferts culturels. Quant à la science politique, et plus particulièrement les relations internationales, elle explore le rôle des émotions (l’expression “diplomatie émotionnelle” a été évoquée lors du colloque) et de la sensibilité dans les interactions internationales.
Aujourd’hui, on repère un élargissement des réflexions qui tentent à aller au-delà des problématiques très rebattues du soft power d’une part, ou dans une moindre mesure, de la diplomatie des célébrités d’autre part. Par exemple, une tendance porte sur l’approche en termes de marque : les acteurs, en particulier les États, ne cherchent pas seulement la visibilité, ils cherchent aussi à se faire entendre (le nation branding comprend une dimension musicale). Ce qui permet d’établir un pont avec l’économie politique internationale. Penser les liens entre musique et diplomatie, c’est aussi s’interroger sur les formes de politisation et de dépolitisation. Paradoxalement, plus la musique est apolitique, plus son appropriation politique par les leaders politiques ou les diplomates est forte. C’est l’une des conclusions d’Anaïs Fléchet et Esteban Buch dans leur étude de la campagne de libération du pianiste Estrella à la fin des années 1970. Voilà des pistes à explorer qui consistent à envisager la diplomatie en termes « acoustiques ».
Vous avez invité de jeunes chercheurs à présenter leurs travaux lors du colloque. Sous quel angle abordent-ils ce sujet ?
F. R. : Cécile Prévost-Thomas et moi avons invité de jeunes chercheurs au cours de cette manifestation scientifique. S'ils utilisent principalement les outils de la sociologie ou de l'histoire de la musique, leurs questions de recherche et leurs résultats intéressent les politistes internationalistes. Ainsi, plusieurs communications se sont penchées sur la place de la musique dans les contextes de guerre en remettant en question un certain nombre d'idées reçues. Décrivant l'usage des anasheed (chant polyphonique issu de la tradition et faisant l'objet d'une codification stricte) dans les vidéos de l'État islamique, Luis Velasco Pufleau montre que la propagande djihadiste repose sur une capacité à esthétiser la violence. Les rituels musicaux sont ainsi associés à la construction politique du Califat (le choix du Bataclan comme l'une des cibles des attentats du 13 novembre n'étant pas anodin). Marta Amico s'est concentrée sur la Mission des Nations Unies au Mali à travers la réalisation d'une chanson produite par le service de communication et destinée à accueillir les Casques bleus. Les principaux interprètes proviennent de différentes ethnies et tendent à reproduire des identités fixes : effet paradoxal, la chanson renforce l'ethnicisation et reproduit les rancoeurs.
D'autres jeunes chercheurs remettent en question la représentation encore robuste de musique comme langage universel. Emilijia Pundziute Gallois examine la diplomatie musicale russe dans les pays baltes sous forme de concerts ou de festivals dont la teneur vise à célébrer l'image d'une Russie impériale. Fanny Gribenski met en relief les querelles techniques et musicales pour définir le diapason universel aux XIXe et XXe siècles lors de négociations internationales épiques. Définir la fréquence du "la" est une affaire éminemment politique !
Colloque “Sons et voix de la scène internationale : comprendre les diplomaties musicales” - 20 et 21 avril 2016 - Sciences Po. Organisé en partenariat avec le Centre de recherche internationales de Sciences Po (CERI) & le Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS) (Université Paris Descartes – CNRS – Université Sorbonne Nouvelle).
Comité scientifique : Cécile Prévost-Thomas, Cerlis, Université Sorbonne Nouvelle ; Christian Lequesne, Sciences Po-CERI ; Frédéric Ramel, Sciences Po-CERI
Dans le prolongement du thème du colloque, conférence de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Pompidou, "La musique adoucit-elle les relations internationales ?", le 9 mai 2016 à 19h00.