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28.09.2015

"Le pessimisme en France est cyclique"

Professeur à Oxford, Sudhir Hazareesingh sera à Sciences Po mercredi 30 septembre à l’invitation du Centre d’histoire, pour un débat autour de son ouvrage Ce pays qui aime les idées. Histoire d'une passion française. Avec brio et mordant, Sudhir Hazareesingh dresse le portrait “affectueux” d’un peuple intellectuel pétri de contradictions et empêtré dans le déclinisme ambiant. Mais qui détient aussi toutes les clés pour s’en sortir. Entretien.

Votre chapitre concernant la “tentation du repli” a eu beaucoup d’écho dans les médias français. La pensée française a-t-elle réellement cessé “d’interagir avec le monde”? 

Sudhir Hazareesingh : C’est regrettable, mais le rayonnement intellectuel et culturel de la France a beaucoup reculé depuis la fin du 20ème siècle. La Francophonie est un bel idéal mais elle n’a pas d’impact réel sur les peuples francophones. Les ouvrages français sont moins traduits à l’étranger, que ce soit en littérature ou en sciences humaines : Houellebecq et Piketty sont les exceptions qui confirment la règle. La tonalité dominante dans le milieu intellectuel est le pessimisme et le repli vers l’Hexagone, le tout baignant dans une forme d’anti-modernisme qui semble être à la mode. Les pamphlétaires français en vogue ces jours-ci à Paris (les Finkielkraut, Zemmour, Onfray, et Debray) sont peu connus à l’étranger – d’ailleurs ils n’écrivent que pour le public français, ce qui est un contraste remarquable avec l’ère de Sartre, Foucault, Aron, et Bourdieu.

Cette angoisse est-elle un nouvel avatar de l’esprit français dont vous tracez l’histoire et les sources dans votre ouvrage ?

S. H. : L’idée du déclin est une composante de la tradition intellectuelle française, au moins depuis la Révolution. Aujourd’hui elle s’articule de manière classique autour d’une double perception : celle d’une perte d’influence de la France dans le monde (causée notamment par l’ennemi héréditaire “anglo-saxon”), et d’une crise morale et culturelle de la société française. Ce qui est relativement nouveau, c’est que ces visions négatives ne sont plus l’apanage des seuls conservateurs ou réactionnaires : elles s’expriment même dans certains milieux progressistes.

Au-delà de ces considérations sur l’ambiance de défiance généralisée qui règne en France, votre propos est aussi celui d’un amoureux de la culture française. Y’a-t-il une porte de sortie au malaise actuel ? La France a-t-elle connu des périodes comparables ?

S. H. : Absolument, les moments de pessimisme en France sont cycliques, et le vent tourne : je pense qu’il en sera de même dans les années à venir. Les deux grands atouts de la France sont sa jeunesse et le dynamisme de sa vie culturelle. La jeunesse reste très confiante dans l’avenir (tous les sondages le soulignent), et elle est ouverte sur le monde, et sur les connaissances nouvelles : elle est instinctivement européenne, et maîtrise souvent une langue étrangère (typiquement l’anglais). Elle rejette cette vision passéiste de la France que proposent les pamphlétaires actuels, et elle a le regard tourné vers l’avenir. Et la France reste aussi le pays où la culture demeure au cœur de la vie collective: voyez tous ces festivals à travers la France pendant l’été, les 589 romans de la rentrée littéraire, les millions de visiteurs aux Journées du Patrimoine…

Vous évoquez le système éducatif français, et ses “grandes écoles”. Fondé sur l’égalitarisme républicain, il s’avère aujourd’hui impuissant à lutter contre les inégalités de classe. Est-ce là une des contradictions dont la France à le secret ? 

S. H. : C’est une contradiction typiquement française, à plusieurs niveaux : le contraste entre la rhétorique et la réalité (une grande spécialité républicaine notamment); le hiatus entre le pouvoir de l’État en France (qu’on compte toujours parmi les États “forts” dans les typologies comparatistes) et son incapacité manifeste à atteindre ses propres objectifs sociaux; et le décalage (que Tocqueville avait déjà entrevu) entre l’ambition révolutionnaire et la continuité institutionnelle de l’ancien régime : plus récemment, Bourdieu avait repris cette intuition quand il décrivait l’élite française comme une “noblesse d’État”.

Vous serez à Sciences Po mercredi prochain. Une université dont le projet intellectuel est imprégné de nombreuses références françaises, et où un étudiant sur deux est international. Sciences Po est-elle aujourd’hui la plus internationale des universités françaises ?

S. H. : Je prends toujours un grand plaisir à revenir à Sciences Po, que je fréquente depuis les années 80, quand nous venions en délégation d’Oxford pour rencontrer nos collègues politistes : je me souviens encore des discussions passionnantes avec François Goguel, Alain Lancelot, Georges Lavau, Yves Mény…

Aujourd’hui comme vous le dites Sciences Po est la plus internationale des universités françaises : la dernière fois que j’y ai enseigné, il y a quelques années , on m’a prié de donner mes cours en anglais. J’étais frappé par la très bonne qualité de l’anglais des étudiants, notamment à l’écrit.

Je préside aussi un prix littéraire pour les étudiants de Sciences Po, fondé l’an dernier par la revue Books, dont le jury est très cosmopolite et ouvert sur le monde. Le prix sera de nouveau offert cette anné et j’espère que les étudiants seront nombreux à y participer.

On constate également cet internationalisme de Sciences Po dans le cursus académique, qui est complètement ouvert au monde, et pleinement intégré dans les réseaux transnationaux de connaissance et de recherche. On le voit aussi avec le nombre d’étudiants étrangers, mais aussi - et je le souligne dans mon livre - dans le fait que toute la troisième année se passe désormais à l’étranger: une révolution culturelle. J’aimerais beaucoup que nous fassions la même chose à Oxford, mais nos institutions sont plus conservatrices !

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Légende de l'image de couverture : Astrid di Crolallanza © Flammarion