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07.07.2016

Peut-on vendre le futur ?

Dans son ouvrage Selling the Future (Hurst Publishers & Oxford University Press, juillet 2016), distingué par « the International Studies Association Ethics Section Book Award » de 2017, Ariel Colonomos, directeur de recherche CNRS au CERI Sciences Po, aborde les paradoxes de la prévision et de la prédiction et interroge les entreprises du savoir d’aujourd’hui. Il y montre comment nos futurs sont façonnés par les agences de notation, les think-tanks, mais aussi par les chercheurs en sciences sociales. Entretien.

Vous avez intitulé votre ouvrage “Selling the Future”. Le futur peut-il être vendu et acheté ? Quel pourrait être son prix ? Est-ce que la règle de l’offre et de la demande s’y applique ?

Ariel Colonomos : Le futur est une idée sur un état des choses à venir. Afin de faire entendre cette idée, il est nécessaire d’avoir une place au sein d’un espace public où bien d’autres oracles se réunissent. Il faut ensuite parvenir à se faire entendre. L’ouvrage s’intéresse à ceux qui font des prédictions sur des futurs politiques ou financiers. Dans certains cas, ces prédictions ne sont qu’un travail d’expertise payant (les agences de notation financières par exemple). Les experts des think-tanks sont également rémunérés. L’argent joue donc un rôle.

Mais ce “marché des idées” est une métaphore. L’ouvrage explore la relation existante entre ceux qui fournissent des idées sur le futur et ceux qui s’abreuvent de cette expertise, à savoir les décideurs politiques, les médias, et le public en général. Le marché des idées est cet espace de rencontre entre offre et demande.

Qu’est ce que ce marché a de spécifique ?

A. C. : Ce jeu d’offre et de demande a ses spécificités en effet. Si la plupart des sociétés occidentales sont des “sociétés du savoir,” “l’industrie du futur” est assez peu diversifiée : les récits du futur convergent vers des points focaux. En amont, un fort effet de consensus prévaut dans les choix des futurs qui doivent être étudiés.

Les décideurs politiques ou les journalistes auxquels ces prédictions s’adressent sont conscients des limites de celles-ci. Il n’y a toutefois pas de sanction prévue pour les prédictions et les prévisions dont la qualité s’avèrerait insatisfaisante. Car en effet, les récits sur le futur qui restent vagues laissent une marge de manœuvre significative lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Si ces récits étaient considérés comme dignes de confiance et précis, cette parole serait contraignante pour les institutions politiques.

Vous consacrez un chapitre aux agences de notation financière car elles influencent les comportements à venir au sein des marchés financiers tout en modérant leur propres prédictions...

A. C. : Les agences de notation financière font partie des rares organisations liées au marché dont l’objectif est explicitement de fournir des “opinions sur le futur” (c’est là la définition donnée par Standard & Poor’s de ses notations). Il y a plusieurs raisons pour lesquelles c’est un phénomène à la fois intéressant et important. Les agences de notations ont un rôle important dans le monde de l’économie et de la finance. Très présentes dans l’espace public, leurs notations sont aussi très médiatisées – en particulier les notations souveraines qui concernent la solvabilité des États. Ces notations peuvent également influer sur la diplomatie, et il n’est pas rare que les dirigeants des États épinglés par les agences de notation fassent des déclarations publiques et essaient de justifier le déclassement de leur pays.

L’ouvrage aborde une posture critique face à l’establishment des think-tanks américains, à Washington en particulier...

A. C. : Le cas de Washington est exemplaire. La ville concentre, en dépit de sa relative petite taille, le plus haut degré d’expertise politique du fait, bien entendu, de la superpuissance des États-Unis sur la place mondiale et de l’écho que cette forme d’expertise est destinée à recevoir. Les professionnels du futur y fonctionnent comme des « oracles en réseaux ». Je fais référence au premier exemple historique des oracles qui ont mené Œdipe à tuer son père et finalement à sa propre chute. Tout comme dans le mythe, notre parcours est orienté par une série d’indicateurs fournis par ces future tellers qui contribuent à lui donner une tournure ou une autre (ce qui ne signifie pas que nous perdons le contrôle de nos actions). Ces nouveaux oracles sont interconnectés et font partie du même milieu social. A Washington DC, les experts se connaissent, et ils connaissent bien leurs institutions respectives. Les agences de notation financières incluent dans leurs calculs des index produits par des tiers et les classements qu’elles émettent font eux-mêmes partie d’autres index de risque produits par d’autres agences...

Au final, ces experts du futur nous fournissent-ils plus d’incertitude ou de certitude à propos de l’avenir ?

A. C. : C’est un paradoxe intéressant. L’expansion du marché mondial des idées sur le futur est menée par la perception que nous vivons dans un monde dans lequel le risque et, par voie de conséquence, l’incertitude prévalent. Que cette perception soit juste ou erronée, ce qui compte c’est qu’il y a une demande de prédictions et de prévisions. On pense que l’information obtenue aide à la prise de décision. C’est une illusion car la qualité des récits sur le futur est médiocre et la valeur informationnelle des prédictions est très limitée, comme l’admettent généralement ceux qui les préparent et ceux à qui elles s’adressent.

Cela s’explique-t-il par l’impossibilité d’avoir une meilleure compréhension du futur, en ce sens qu’il y aurait des limites radicales à notre connaissance du futur ? Selon moi, la réponse est non, et c’est tout le paradoxe. L’ouvrage montre que ceux qui participent au marché de l’offre et de la demande pour le futur approuvent cet état de fait. Cela signifierait que nous ne voulons pas vraiment en savoir plus que ce que nous savons déjà, à savoir pas grand chose.... Dans une certaine mesure, les experts du futur reproduisent cette incertitude qui les a menés là où ils sont.

Pour répondre à votre question, la raison d’être des professionnels du futur est l’incertitude et, avec l’accord de ceux qui les entourent et qui leur ont demandé d’intervenir, ils la perpétuent. D’un certain côté, c’est rassurant, car nous pouvons ainsi garder un haut degré de contrôle de nos vies. Cela ne serait pas le cas si nous avions connaissance du futur, car nos choix seraient alors prédéterminés...

Jason Nagel et Miriam Perier - Traduction française par Miriam Perier

Mis à jour le 21 mars 2017

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Légende de l'image de couverture : Fabrik Bilder/Shutterstock