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15.01.2025
Pourquoi les présidents américains font-ils si souvent référence aux Pères fondateurs ?
Les Pères fondateurs, artisans de la création des États-Unis, sont régulièrement cités par les acteurs du monde politique américain, à commencer par les locataires successifs de la Maison Blanche. Ces derniers dressent un portrait idéalisé de ces figures historiques pour les inclure dans un récit national commun destiné à légitimer leurs décisions. Cette sacralisation mérite toutefois d’être nuancée…
À quelques jours de l'investiture de Donald Trump comme 47e président des États-Unis, l'analyse de Frédérique Sandretto, enseignante en civilisation américaine à Sciences Po, initialement publiée par notre partenaire The Conversation.
Les « Pères fondateurs » – formule qui, dans son acception la plus courante, désigne un groupe de sept personnes constitué de Benjamin Franklin (1706–1790), George Washington (1732–1799), John Adams (1735 -1826), Thomas Jefferson (1743–1826), John Jay (1745–1829), James Madison (1751–1836) et Alexander Hamilton (1755–1804) – occupent une place centrale dans l’imaginaire collectif des États-Unis. Ces figures historiques, à l’origine de la création des institutions et des valeurs fondamentales du pays, sont régulièrement invoquées comme des modèles de sagesse et de vertu dans la sphère politique américaine.
Leur héritage est régulièrement présenté comme une sorte de boussole morale et politique ultime pour les responsables du pays, qu’ils soient démocrates ou républicains. Comment expliquer cet impact constant, plus de 200 ans après leur gouvernance ?
Le discours performatif des présidents américains
Les Pères fondateurs incarnent les idéaux de liberté, d’égalité et de démocratie associés à la nation américaine au moment de sa création.
Se référer à ces figures permet aux dirigeants d’établir un lien entre leur action et les origines des États-Unis, et in fine, de légitimer leurs décisions politiques. Ainsi, Abraham Lincoln (président de 1860 à son assassinat en 1865) a souvent invoqué la Déclaration d’indépendance pour justifier la lutte contre l’esclavage. Barack Obama, quant à lui, a rappelé les idéaux de justice défendus par les Pères fondateurs afin d’appuyer ses réformes sociales. De telles références visent à établir un pont entre le passé et le présent, et renforcent l’idée que les États-Unis sont une nation construite sur des idéaux intemporels.
L’utilisation des Pères fondateurs dans la rhétorique politique américaine participe à un discours performatif. Ce concept, élaboré par le philosophe britannique J. L. Austin dans How to Do Things with Words (1962), désigne, au sens général, un effet, voire une action sur le monde. La mobilisation des Pères fondateurs n’est pas un simple rappel du passé : elle accroît l’autorité de ceux qui y ont recours en légitimant leurs décisions.
Le politiste Jeffrey Tulis a montré que la fonction présidentielle moderne repose largement sur la capacité du chef de l’État à mobiliser l’opinion publique via des discours clés. L’évocation des Pères fondateurs permet aux présidents d’inscrire leurs politiques dans une légitimité presque sacralisée qui transcende les clivages partisans. On le constate notamment lors des cérémonies d’investiture, lorsque le nouveau président cherche à unir la nation : dans son discours d’investiture en 1961, John F. Kennedy, fait référence aux « mains des révolutionnaires qui ont forgé une nation » pour inviter les Américains à relever de nouveaux défis dans un esprit d’unité et de continuité.
Cette dimension performative est également analysée par la politologue Mary E. Stuckey qui souligne que les présidents utilisent volontiers des symboles et des références historiques, en particulier lors de crises. Dans ces moments, évoquer des figures comme George Washington ou Thomas Jefferson (respectivement premier et troisième présidents des États-Unis) permet à leurs lointains successeurs de réactiver l’idée d’un contrat social implicite qui les lie au peuple américain.
Faire référence aux Pères fondateurs participe à un récit national qui peut orienter les attentes de la population, comme l’a formulé la philosophe Judith Butler dans Excitable Speech (1997) en analysant, via le prisme du genre, le discours performatif qui a « le pouvoir de constituer des identités et des réalités politiques ».
Les références aux Pères fondateurs dans les discours présidentiels américains relèvent ainsi d’un acte performatif puissant. Ce procédé rhétorique permet aux chefs d’État de maintenir une continuité symbolique et idéologique pour préserver l’unité nationale et asseoir leur autorité, et illustre la façon dont le passé peut devenir une ressource dynamique en vue d’agir sur le présent et de façonner l’avenir.
La mythologie des Pères fondateurs, une référence obligée dans l’identité américaine
Les références aux Pères fondateurs dans les discours présidentiels américains participent également à un processus de mythologisation qui se trouve au cœur de la construction de l’identité nationale. La comparaison de ces figures à des héros intemporels par les présidents leur confère une dimension mythique qui surpasse la réalité historique. Les fondateurs sont érigés au rang de symboles universels de courage, de sagesse et de génie politique. L’historien et politiste Benedict Anderson, dans Imagined Communities (1983), a étudié la façon dont les nations se construisent à partir de récits partagés qui unissent les individus en une communauté imaginaire.
Les discours présidentiels américains relèvent de ce phénomène. Les chefs d’État revendiquent une forme de continuité historique avec les Pères fondateurs, devenus incontournables dans le récit national américain. Abraham Lincoln a transformé les idéaux exprimés par Jefferson dans la Déclaration d’indépendance en un fondement moral pour abolir l’esclavage, ce qui laissait penser que les Pères fondateurs avaient anticipé une vision d’unité et de justice pour tous.
Ce processus de mythologisation relève aussi d’une forme de stratégie politique. Comme le note Sacvan Bercovitch dans The American Jeremiad (1978), les discours politiques américains s’inspirent souvent d’une tradition puritaine qui voit l’histoire des États-Unis comme une mission providentielle. Les présidents qui se réfèrent aux Pères fondateurs affirment que leur leadership s’inscrit dans une trajectoire historique guidée par des principes divins ou universels. Ce mythe renforce leur position en tant que protecteurs et garants de ces idéaux qui consolident l’appartenance des citoyens à une même communauté nationale.
Ainsi, les Pères fondateurs incarnent les fondements de l’identité américaine et servent de points d’ancrage dans les moments de crise ou de changement. Ce récit mythique donne un sens défini à l’histoire nationale et contribue à perpétuer une mémoire collective qui unit les Américains autour d’une vision commune de leur destin.
Les dangers d’une idéalisation excessive
L’image héroïque des Pères fondateurs, enseignée dans les écoles et célébrée dans les discours politiques, occulte les contradictions et les injustices qui ont marqué la fondation du pays.
Les Pères fondateurs ont incontestablement joué un rôle fondamental dans la création des États-Unis. Leur vision a permis de rédiger des documents fondateurs tels que la Déclaration d’indépendance (1776) et la Constitution (1787), qui ont influencé les mouvements démocratiques de par le monde. Ces textes mettent en avant des principes universels comme les droits inaliénables à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Cependant, leur application était loin d’être universelle.
L’un des paradoxes les plus flagrants réside dans la poursuite de l’esclavage des décennies après l’action des Pères fondateurs. La Déclaration d’indépendance proclame que « tous les hommes sont créés égaux », mais cette affirmation coexiste alors avec la réalité brutale de l’asservissement de millions d’esclaves sur le sol américain.
Plusieurs Pères fondateurs, dont Washington et Jefferson, étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves, et la Constitution, loin d’abolir les pratiques esclavagistes, contient des dispositions qui les protègent, telle que la clause des trois cinquièmes. Ce « compromis », destiné à maintenir l’unité entre les États du Nord et ceux du Sud, montre que les fondateurs privilégiaient parfois des intérêts politiques immédiats au détriment des principes moraux qu’ils proclamaient.
Face à une interprétation univoque de l’histoire des Pères fondateurs dans les discours politiques américains, faut-il procéder à une démystification de ce récit ? Démystifier les Pères fondateurs ne signifie pas rejeter leur importance ni minimiser leurs réalisations, mais plutôt adopter une approche nuancée, qui reconnaît à la fois leurs contributions et leurs limites. Comme l’explique l’historien Joseph J. Ellis, les Pères fondateurs étaient des hommes de leur temps, confrontés à des défis complexes. Ils ont posé les bases d’une démocratie, sans pour autant résoudre les inégalités raciales, sociales et économiques qui continuent, encore aujourd’hui, de hanter les États-Unis.
Légende de l'image de couverture : Mont Rushmore, South Dakota (États-Unis), janvier 2022. (crédits : Janne Simoes / Unsplash)