Accueil>Préjugés racistes et antisémites en France : quelles évolutions en 2023 ?

27.06.2024

Préjugés racistes et antisémites en France : quelles évolutions en 2023 ?

Depuis une vingtaine d’années, plusieurs membres du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) contribuent au rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie en France. Yuma AndoNonna Mayer et Tommaso Vitale (avec Vincent Tiberj, Sciences Po Bordeaux) ont analysé le baromètre racisme 2023, mettant en lumière l’évolution de la tolérance envers les minorités, l’articulation et les spécificités des préjugés à leur égard, et dégageant les facteurs explicatifs des évolutions observées. 

Un contexte français et international tendu 

Ce baromètre s’appuie sur les données d’un sondage réalisé en face-à-face par l’institut Ipsos du 21 novembre au 9 décembre 2023, auprès d’un échantillon de 1210 personnes représentatif de la population adulte résidant en France métropolitaine. L’enquête s’est donc déroulée pendant le débat sur la loi immigration, peu après les massacres perpétrés par le Hamas (7 octobre 2023) et le début de la meurtrière riposte israélienne à Gaza, et alors que la France connaissait un regain spectaculaire d’actes à caractère antisémite, et dans une moindre mesure anti-musulmans. L’année 2023 fut en outre marquée en France par les émeutes suivant la mort de Nahel (juin-juillet), les affrontements après le meurtre de Thomas à Crépol (novembre), et des attaques terroristes islamistes (meurtres d’un professeur à Arras en octobre, d’un touriste à Paris en décembre). 

Actes à caractère antisémite comptabilisés en 2023 en France par la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT)  (crédits : CNCDH 2023)

Un recul de la tolérance modéré au vu du contexte

Dans ce contexte, le baromètre montre une baisse de la tolérance, mais moins importante qu’on aurait pu le craindre. L’indice longitudinal de tolérance (ILT), construit par Vincent Tiberj à partir de questions récurrentes du sondage, passe en un an de 65 à 62 (sur une échelle de 0 à 100). En comparaison, la baisse mesurée après les émeutes de 2005 avait été de 6 points.

Fait marquant :  la tendance à la baisse était déjà enclenchée avant le 7 octobre, un recul ayant été observé entre mars et novembre 2022 (1). 

Pour autant, sur le temps long, la tendance est à la hausse de la tolérance (+10 points depuis la création du baromètre en 1990), ce qui s’explique par des mécanismes structurels comme le renouvellement générationnel et la hausse du niveau d’études : les nouvelles générations, les personnes les plus diplômées sont en moyenne plus tolérantes (2).  

Évolution de l’indice longitudinal de tolérance depuis 1990 (Source : baromètre racisme CNCDH en face-à-face, 1990-2023) (crédits : CNCDH 2023)
Évolution de l’indice longitudinal de tolérance (ILT) pour différentes minorités  (Source : baromètre racisme CNCDH en face-à-face, 1990-2023) (crédits : CNCDH 2023)

Les répercussions de la guerre entre Israël et le Hamas 

Les différentes minorités ne sont pas égales face aux préjugés : la hiérarchie habituelle se maintient, les noirs et les juifs étant plus acceptés que les musulmans, les roms restant les plus discriminés. Si l’on observe une baisse de l’indice de tolérance envers chacune de ces minorités (3), la baisse est toutefois plus marquée pour les juifs (- 4 points). Cela traduit une hausse des préjugés antisémites, au premier rang desquels la croyance selon laquelle “Pour les juifs français, Israël compte[rait] plus que la France” (+ 7 points).

Dans le même temps, l’image d’Israël s’est dégradée, de manière encore plus marquée que celle des Français juifs : les sondés ayant une image négative d’Israël passent de 34 à 45 %. Une hausse qui avait commencé dès novembre 2022, avec la réélection de Netanyahu : les opinions négatives avaient alors pris le pas sur les opinions positives, contrairement à ce qu’on observait depuis 2020. 

Sur l’échiquier politique, c’est pour la première fois parmi les sympathisants d’extrême-droite que l’on note le moins d’opinions négatives à l’égard d’Israël (33 %), alors qu’ils restent de loin les plus nombreux à avoir des préjugés antisémites (4). Si ces préjugés antisémites ne sont pas absents à gauche (35 % à l’extrême-gauche, en recul par rapport à 2022), ils restent moins répandus que dans l’ensemble de l’échantillon (41 %) et bien moins fréquents qu’à l’extrême-droite (51 %). Enfin, les préjugés antisémites sont supérieurs à la moyenne chez les personnes de religion catholique (43 %), musulmane (62 %, en recul par rapport à 2022) ou d’ascendance extra-européenne (51 %) (5).

L’image de la Palestine s’est elle aussi dégradée, avec un record d’opinions négatives, passées en un an de 34 à 44 %, et qui augmentent quand on se rapproche de la droite du spectre politique. Dans le même temps, la tolérance envers les musulmans a perdu 2 points (une baisse moindre que pour les juifs et pour les roms). 

À une nouvelle question, “le sionisme évoque-t-il pour vous quelque chose de très positif, assez positif, ni positif ni négatif, assez négatif, ou très négatif ?”, une majorité des personnes interrogées (54 %) refuse de trancher (“quelque chose de ni positif, ni négatif” pour 20%, “je ne sais pas” pour 27%, refus de répondre pour 7%). Il est donc difficile de voir dans l’antisionisme le ressort clé de l’antisémitisme contemporain, qui reste structuré par les “vieux préjugés” liés au pouvoir et à l’argent. Il n’y a pas de relation statistiquement significative entre image négative du sionisme et niveau d’antisémitisme tel que mesuré dans ce baromètre. En revanche une image négative du sionisme est associée à une image négative d’Israël, et à l’imputation de la responsabilité du conflit à Israël. 

Des paroles et des actes

Les actes antisémites suivent en revanche une logique différente. Si le conflit israélo-palestinien reste périphérique dans la structuration des préjugés envers les juifs, il est depuis 2002 le principal détonateur des actes antisémites. Pourquoi cette disparité ? Les causes en sont sociales. Une chose est d’exprimer une opinion négative envers un groupe donné seul face à un enquêteur, une autre de s’en prendre à une personne de ce groupe en chair et en os, sans compter le poids des normes et des interdits sociaux. Le passage à l’acte, à l’inverse, s’explique par des effets d'entraînement et d’imitation. 

Enfin, comme les années précédentes, le baromètre montre que l’antisémitisme est corrélé aux préjugés à l’égard des autres minorités (musulmans, noirs, maghrébins, asiatiques, roms, immigrés). C’est le sentiment anti-immigré et en particulier anti-islam qui apparaît le plus structurant dans le rejet de l’Autre en France aujourd’hui. Une corrélation est aussi observée entre les préjugés à l’égard des juifs et des asiatiques, deux groupes faisant l’objet de stéréotypes ambivalents (les asiatiques seraient travailleurs, les juifs auraient du pouvoir), pouvant générer ressentiment et jalousie.

Malgré la hausse des préjugés, l’opinion est loin d’être complaisante à l’égard de l’accroissement des agressions subies par les juifs, puisqu’elle se déclare à 78 % en faveur d’une lutte vigoureuse contre l’antisémitisme (soit une proportion supérieure de 5 points à celle de 2022 et de 7 points à celle des partisans d’une lutte vigoureuse contre les préjugés envers les musulmans). 

Notes

(1) Aucune enquête n’ayant pu être menée en face à face en 2020 et 2021 du fait de la pandémie de Covid-19, deux ont été conduites en 2022, en mars puis en novembre. 

(2) Deux autres facteurs ont un poids non négligeable sur le niveau de tolérance : l’auto-positionnement à gauche est corrélé à une tolérance plus élevée que la moyenne ; le sentiment de déclassement à une moindre tolérance.

(3) Il ne semble pas y avoir de baisse de tolérance envers les personnes perçues comme asiatiques.

(4) 51 et 54 % selon que l’on prend en compte l’auto-positionnement à l’extrême-droite ou la sympathie pour le RN, respectivement. 

(5) Les pourcentages donnés sont ceux de personnes adhérant à au moins 2 stéréotypes parmi ces 5 propositions : “Les Juifs ont trop de pouvoir en France.” / “Pour les Juifs français, Israël compte plus que la France.” / “Les Juifs ont un rapport particulier à l’argent.” / “Les Français juifs ne sont pas des Français comme les autres.” / “Les Juifs constituent un groupe à part dans la société.” 

Références 

Dans les médias

Article - Antisémitisme, racisme : alerte sur la dégradation de la cohésion nationale, La Croix, 27 juin 2024 (réservé aux abonnés)

Article - Législatives 2024 : les Français sont-ils de plus en plus racistes ?, Le Monde, 27 juin 2024 (réservé aux abonnés)

Article - Lutte contre le racisme : « Un niveau sans précédent » de l’antisémitisme en France, pointe un rapport de la CNCDH, Public Sénat, 27 juin 2024

Article - France : le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie en hausse en 2023, selon un rapport de la CNCDH, RFI, 28 juin 2024

Entretien - "On ne peut pas tout attribuer au RN, mais sa dynamique politique légitime et encourage des propos racistes", analyse la chercheuse Nonna Mayer, franceinfo: (web), 28 juin 2024

Emission - Le racisme en France, Esprit Asso, Radio Campus Lorraine, 11 juillet 2024

(crédits : Agathe Pineau, étudiante en Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués, option Design d’Illustration Scientifique, École Estienne, mars 2024.)