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25.05.2016

Présidentielles en Autriche : du catastrophisme au soulagement ? Pas si vite !

Après un suspense de vingt-quatre heures, les résultats ont enfin été rendus publics ce lundi 23 mai : pour les six prochaines années, la République d’Autriche aura pour président non pas le favori, Norbert Hofer du FPÖ, mais le candidat écologiste, Alexander Van der Bellen. Le professeur d’économie, challenger du premier tour (il avait réuni un peu plus de 20 % des voix) devance de quelques dizaines de milliers de voix issues du vote par correspondance le candidat du parti de la Liberté d’Autriche qui avait, quant à lui, distancé tous ses rivaux à plus de 36 % des voix au premier tour.

Trois catastrophes évitées ?

Ce résultat doit-il conduire les observateurs européens de l’angoisse au soulagement ? Certainement pas : cette élection marque la fin d’un cycle politique pour l’Autriche, pour la région et pour l’Europe. Depuis plusieurs jours, de nombreux leaders d’opinion à Bruxelles, en France et en Allemagne avaient dramatisé la victoire annoncée du FPÖ, parfois à l’excès.

Dans l’élection de Norbert Hofer, on redoutait trois catastrophes : d’abord le retour de l’Autriche à une forme dédiabolisée du national-socialisme en raison dénazification supposée « superficielle » ; ensuite, le basculement de l’Europe centrale et orientale, la Mitteleuropa, dans le populisme anti-Europe, anti-asile et anti-islam ; et enfin un sérieux coup d’arrêt à la construction européenne sous la pression conjointe du FPÖ autrichien, du PiS polonais, du SMER-SD de Robert Fico en Slovaquie, du Fidezs de Vitkor Orban en Hongrie ou encore des partis eurosceptiques britanniques et français, UKIP et Front national.

La panique morale et politique n’était pas justifiée avant dimanche dernier. Mais aucun soulagement n’est légitime. La panique était excessive ne serait-ce qu’en raison de la limitation des prérogatives du Président de la République dans l’actuel régime semi-présidentiel autrichien. Le soulagement est tout aussi artificiel : ce scrutin marque la fin de trois cycles longs pour la vie politique du continent.

  1. L’Autriche ne se plonge pas dans un revival fascisant mais voit son système politique bipartisan de l’après-guerre en ruines.

  2. La Mitteleuropa ne sombre pas dans des régimes autoritaires anti-européens mais impose son agenda politique spécifique au débat politique européen.

  3. L’Union européenne ne vient pas d’éviter l’abîme mais doit compter avec un mouvement populiste identitaire et anti-islam transcontinental.

Un cycle politique nouveau, structuré autour du FPÖ

Le soulagement serait incongru : il masquerait les impasses du système politique autrichien, minorerait encore une fois l’importance de l’Europe centrale et orientale et reconduirait certaines illusions actuelles de la construction européenne.

Norbert Hofer, le candidat du FPÖ, battu mais incontournable. Joe Klamar/AFP

Le système politique autrichien issu de l’après-guerre est bel et bien mort. Avec la défaite du FPÖ, l’Autriche n’échappe pas au nazisme mais entre dans un cycle neuf dont l’ordre du jour est fixé par le FPÖ.

La filiation du FPÖ avec le nazisme ne peut être minorée. Elle joue un rôle dans la symbolique du parti même si elle s’est combinée avec des idéaux libéraux et pro-européens durant les années 1970. Toutefois, le FPÖ ne peut pas, sans mauvaise foi, être réduit à un parti néo-nazi. Son programme ne conteste pas le jeu normal des institutions républicaines et fédérales ; il ne contrevient pas non plus aux droits fondamentaux ; il ne projette pas de révolution nationale.

Un système partisan à reconstruire intégralement

Les résultats du 23 mai 2016 comportent une bonne nouvelle pour les Cassandres de l’entre-deux-tours : une courte majorité de l’électorat de ce relativement petit pays de 8,6 millions d’habitants est hostile aux thèmes du FPÖ. Mais ces résultats soulignent aussi que le système républicain, démocratique, libéral issu de l’après-guerre est aujourd’hui balayé.

Les deux forces politiques qui ont façonné la deuxième République d’Autriche à partir de 1945 et de la fin de l’occupation alliée en 1955 sont aujourd’hui reléguées au second plan. Le parti populaire démocrate-chrétien (ÖVP) et le parti social-démocrate (SPÖ) ont alterné à la Chancellerie, siège du pouvoir exécutif, respectivement de 1945 à 1970 et de 1970 à 1990, pour culminer dans la grande coalition issue des élections au Conseil national (la chambre haute du parlement) de 2013.

Fondés respectivement en 1889 et 1945, ces deux partis sont désormais minoritaires dans le pays : leurs candidats respectifs ont chacun recueilli environ 11 % des voix lors du premier tour du 24 avril. Les résultats définitifs de l’élection présidentielle marquent la fin d’une hégémonie politique illustrée par le caractère asphyxiant de la grande coalition. Le parallèle avec l’Espagne telle que l’analyse Benoît Pellistrandi est tout à fait pertinent : les partis de la transition démocratique ne structurent plus l’offre politique.

Le FPÖ, battu mais consacré première force politique du pays

Le nouveau système politique de l’Autriche comprend, certes, de nouvelles forces (écologistes, indépendants comme Irmgard Griss). Mais la relève est encore balbutiante. Les tendances du front anti-Hofer ne constituent pas une offre politique unifiée. Soudé par la crainte du FPÖ, le « front Van der Bellen » anti-FPÖ – des électorats des villes, des classes éduquées et de « Vienne la rouge » – n’a pas de programme alternatif pour le pays. Qu’on en juge : si Norbert Hofer avait été élu, il aurait dissout un Conseil national où dominent les partis traditionnels (SPÖ et ÖVP) pour gouverner grâce à une majorité à l’image de la donne politique du pays. Alexander Van der Bellen serait, quant à lui, bien en peine de trouver une majorité parlementaire susceptible de soutenir un président écologiste, social-démocrate ou indépendant.

Des partisans de Nobert Hofer célèbrent leur candidat qui a frôlé la victoire. Joe Klamar/AFP

Par contraste, le FPÖ sort du scrutin battu mais consacré. Ce parti a définitivement achevé sa mue : désormais, il n’est plus en phase de normalisation, il est entré dans l’ère de la « notabilisation ». Dans le système fédéral de l’Autriche, le FPÖ a fait ses preuves comme gestionnaire de territoires (Carinthie, Burgenland en coalition). Il est influent au Parlement depuis plusieurs mandatures (il compte aujourd’hui 40 sièges sur 183 au Conseil national) comme parti de complément pour les coalitions gouvernemental.

L’identité catholique du pays, la résistance à l’islam, le refus des migrations (d’abord des Balkans puis de Méditerranée orientale), etc., tous ces thèmes sont devenus les axes de clivage du débat national en raison de l’action du FPÖ. Ce parti est aujourd’hui la force par rapport à laquelle les autres doivent se positionner pour exister électoralement. Il a perdu de peu dans les urnes et gagné largement dans le débat politique.

La polarisation de l’Autriche se fera désormais sur les lignes politiques tracées par le FPÖ : entre urbains et provinciaux, entre classes éduquées et couches populaires, pour ou contre le FPÖ. L’échiquier autrichien n’est plus rouge et noir (SPÖ et ÖVP) mais bleu et vert (FPÖ et Van der Bellen).

Démocratie « illibérale » : nouveau continent politique

Avec cette élection, la Mitteleuropa (re)devient centrale pour la politique européenne. Avec le score de Norbert Hofer, les courants « illibéraux » manifestent une fois encore leur poids croissant dans la région.

L’expression de « démocratie illibérale » est une formule forgée par Fareed Zakaria et reprise par Jacques Rupnik pour désigner des régimes combinant l’organisation régulière de compétitions électorales avec une réduction sensible du pluralisme politique, de la protection frd minorités et de l’indépendance des contre-pouvoirs. Des États démocratiques qui entrent en tension avec l’État de droit promue par les grands traités européens. La difficile victoire contre le FPÖ symbolise la centralité de l’illibéralisme dans cette partie de l’Europe et sa capacité d’attraction à travers le continent.

L’illibéralisme ne peut pas être réduit au résultat d’une désoviétisation tardive, de l’importation de schémas poutiniens dérivés de la doctrine de la « démocratie souveraine », de frustrations nationales issues d’un découpage des frontières défavorable suite au traité du Trianon, d’une reconversion économique difficile, de finances publiques mal gérées et d’une intégration délicate dans les institutions européennes depuis le grand élargissement de 2004.

Tendance européenne : l’illibéralisme n’est pas seulement une idéologie de déclassés

En effet, le virage conservateur identitaire est aussi le fait d’économies prospères : en 2015, la Pologne a joui d’un taux de chômage de 7,9 % et d’un taux de croissance de 3,6 %. Quant à l’Autriche, elle est presque au plein emploi (5,7 %) même si son PIB croît peu, de 0,9 % en 2015 et 1,6 % en 2016. Les Pays-Bas et la Finlande voient eux aussi l’illibéralisme progresser, respectivement avec le PVV de Gert Wilders et avec le parti des « Vrais Finnois ». L’illibéralisme n’est pas une idéologie de déclassés : elle est un agenda politique commun à un large spectre de mouvements politiques en Europe, capable de s’imposer dans un scrutin national.

Portrait de Jorg Haider, la figure de proue du FPÖ. viZZZual.com/Flickr, CC BY

 

L’illibéralisme est une tendance européenne à l’œuvre dans de nombreux échiquiers politiques locaux. Le FPÖ développe les thèmes identitaires et anti-européens depuis l’arrivée de Jörg Haider à la tête du parti en 1986. L’illibéralisme n’est pas seulement un travers de centre-européens encore mal intégrés, c’est une doctrine qui sape la solidarité continentale au nom de la lutte contre le Sud. Et ce thème a des attraits à Paris, à Bruxelles, à Londres ou à Amsterdam.

Le nouvel âge de la Mitteleuropa

Avec ces résultats électoraux en cascade à travers l’ancien empire austro-hongrois, la Mitteleuropa entre dans un nouvel âge politique. Elle tourne la page de la marginalité relative. Considérée comme une périphérie du cœur de l’Europe, elle développe désormais une culture politique propre où le populisme occupe une place déterminante.

Dans le domaine l’accueil des réfugiés, dans celui de l’intégration aux institutions européennes, dans les rapports avec la Russie et avec l’OTAN, la Mitteleuropa des « illibéraux » a un agenda politique. Les États membres historiques doivent prendre en compte cet avertissement sans frais.

A l’issue du premier tour, nous considérions que l’avenir de l’Union européenne se jouait aussi en Mitteleuropa. Après la victoire d’Alexander Van der Bellen, nous pouvons écrire la réciproque : l’avenir de la Mitteleuropa se jouera en Europe, dans le débat interne aux institutions de l’Union que ces différents États membres nourrissent depuis plusieurs années. Les préoccupations des électorats d’Autriche, de Hongrie, de Pologne, etc. doivent être prises en compte à Bruxelles.

L’Union européenne face au défi populiste continental

La victoire d’Alexander Van der Bellen n’évite pas une crise majeure à l’Union européenne. La crise est déjà là. D’ailleurs, l’élection de Norbert Hofer n’aurait pas bouleversé les institutions : le contingent des eurodéputés autrichiens reste identique, quantitativement limité (18 eurodéputés sur 751) et qualitativement peu FPÖ (4 eurodéputés). De même, l’Autriche, pays de taille démographique limitée, conserve ses 10 voix sur 352 au Conseil de l’Union européenne.

Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne. Parlement européen/Flickr, CC BY-NC-ND

Le résultat du 23 mai évite en fait une grave erreur à l’Union : s’engager dans une politique de sanctions contre le pays. Les rétorsions symboliques imposées par l’Union à l’Autriche en 2000 après la formation d’un gouvernement ÖVP-FPÖ par le Chancelier Schüssel avec l’accord (mais pas la participation de Jörg Haider) ont été vaines et contre-productives.

Si l’Union avait recouru à nouveau à cette politique, elle se serait exposée à des dilemmes insolubles : pourquoi ne pas sanctionner la Hongrie ou la Pologne ? Elle aurait ainsi fourni des arguments supplémentaires aux souverainistes. A cet égard, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a été maladroit en déclarant son hostilité au FPÖ en dépit de la neutralité partisane de la Commission.

Entendre l’Autriche sans céder au FPÖ

On aurait tort de céder au soulagement facile. L’élection présidentielle autrichienne et, avant elle, les élections polonaises opèrent une recomposition des structures de la politique en Europe. Elle témoigne que le clivage européen ne passe ni entre la « vieille Europe » et la « nouvelle Europe » théorisée par les néo-conservateurs américains, ni entre anciennes démocraties libérales et nouvelles démocraties post-soviétiques encore en gestation, ni entre les États membres traditionnels de l’UE et les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO).

Que Bruxelles, Paris et Berlin ne s’y trompent pas : le défi actuel de la construction européenne n’est plus l’intégration des États qu’on persiste à appeler « Nouveaux États membres » à Bruxelles alors qu’ils ont rejoint l’Union depuis plus de dix ans (depuis 1995 pour l’Autriche). Le principal défi est la définition d’une politique européenne commune vers le Sud et vers l’Est. Car c’est ce sujet qui fait prospérer le FPÖ.

Alexander Van der Bellen, le nouveau visage de l’Autriche pour six ans. Roland Schlager/APA/AFP

Les États membres fondateurs de l’Union européenne – au premier chef la France et l’Allemagne – doivent entendre l’Autriche et ses voisins : la solidarité européenne, la volonté de peser sur les menaces moyen-orientales et l’action sur la scène internationale ne peuvent être imposées aux pays d’Europe centrale et orientale sans développer le risque de backlash identitaire. Le rôle international de l’Europe doit leur être expliqué dans la perspective de leurs propres intérêts. La condescendance ou l’ignorance ne sont plus de mise vis-à-vis de cette partie de l’Europe.

Un cycle se clôt dans l’histoire politique de l’Union : celui de la négligence ou de la condescendance envers les petits pays et l’Europe centrale. Le cycle qui s’ouvre, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, accorde une place importante aux thématiques anti-islam et anti-immigration du FPÖ autrichien, du FN français, du PVV néerlandais ou encore du PiS polonais.

En Europe, les populismes ne sont plus seulement « les entreprises politiques de crises » selon l’expression de Dominique Reynié dans son maître ouvrage sur le sujet. Ils sont des forces politiques et gouvernementales qui dictent une partie de l’agenda politique européen. Composer avec eux sans transiger sur l’essentiel : voilà le défi.

par Cyrille Bret, Maître de conférences à Sciences Po et Florent Parmentier, Enseignant à l'Ecole d'Affaires publiques de Sciences Po. 

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Légende de l'image de couverture : Dieter Nagl/AFP