Accueil>"Prisonnière à Téhéran", le livre de Fariba Adelkah retenue plus de 4 ans en Iran

27.11.2024

"Prisonnière à Téhéran", le livre de Fariba Adelkah retenue plus de 4 ans en Iran

Fariba Adelkhah, "Prisonnière à Téhéran", Une ethnologue dans les geôles iraniennes. Seuil.

Arrêtée en 2019, Fariba Adelkhah, chercheuse au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, a été privée de sa liberté durant quatre années et demie par les autorités iraniennes qui l'accusaient d'atteinte à la sécurité nationale. Un an après son retour en France, elle publie Prisonnière à Téhéran aux éditions du Seuil. Dans cet ouvrage constitué de chroniques, la chercheuse raconte sa vie de prisonnière et offre le regard de l’anthropologue qu’elle est sur un terrain dont elle se serait bien passée : la prison d'Evin à Téhéran.

Funeste hasard de calendrier ou signe des temps : la parution de Prisonnière à Téhéran est concomitante de l'arrestation, en Tunisie, d'un jeune chercheur français, Victor Dupont, sous la même accusation que pour Fariba, l'atteinte à la sécurité nationale.
Le combat pour la liberté scientifique, menacée partout dans le monde, reste plus que jamais à l'ordre du jour. 

> Découvrez un extrait du dernier chapitre du livre Prisonnière à Téhéran (et en intégralité sur le site du CERI).


Que les choses soient claires. Je n’ai jamais été une prisonnière politique, mais une prisonnière scientifique, comme n’a cessé de le répéter mon comité de soutien : c’est-à-dire une chercheuse ne se livrant à aucune activité politique, mais incarcérée par le pouvoir politique pour des raisons dont on peut supposer qu’elles étaient politiques, encore que je ne les connaisse pas. En outre, je suis franco-iranienne sans que je puisse non plus dire si cette double nationalité a provoqué, aggravé ou allégé mon malheur.

Quoi qu’il en soit, le regard que je porte sur la prison est nécessairement différent de celui des militantes politiques, des défenseuses des droits de l’homme ou des environnementalistes qui se sont engagées au péril de leur liberté – par exemple de la prix Nobel de la paix Nargues Mohammadi, des Moudjahidines du peuple ou des écologistes.

Il ne s’agit pas non plus de mettre sur le même plan mon combat pour la liberté scientifique, qui m’a en quelque sorte été imposé par les autorités iraniennes, et les causes qu’incarnent ces femmes prêtes à consentir de grands sacrifices personnels et familiaux pour contribuer à un avenir meilleur. Mes récits de prison ont donc leur singularité, et leurs limites.

[…]

Je n’ai pas voulu être mêlée à ces histoires de la prison, qui sont à la fois celles de l’oppresseur et celles de l’opprimé. Cela s’est fait malgré moi, et désormais je ne sais comment m’en détacher.

C’est malgré moi que j’ai fait la connaissance de jeunes femmes qui ne connaissaient rien à la politique mais qui fréquentaient le monde des politiques, et dont l’emprisonnement permettait à telle faction d’en défier une autre.

C’est également malgré moi que j’ai appris qu’on ne va pas en prison toutes pour les mêmes raisons, que certaines y fomentent des projets d’émigration qui ne sont pas forcément d’ordre politique, que d’autres s’y réfugient pour faire des études loin des contraintes familiales ou pour se constituer un capital politique ou symbolique. 

C’est malgré moi que j’ai appris que la République islamique se constitue un stock de prisonniers et de prisonnières, éventuellement étrangers, pour négocier ses avoirs financiers, ses biens et ses relations diplomatiques. 

C’est malgré moi que j’ai appris que certains groupes d’opposition, ayant pignon sur rue, entretiennent avec ses services de sécurité des rapports suffisamment cordiaux pour avoir eu accès à mon album de famille, confisqué avec mon ordinateur lors de mon arrestation, et de le publier sur Amad News dont le fondateur a été capturé en Irak en 2019 et pendu en Iran en décembre 2020.

C’est toujours malgré moi que j’ai appris que le monde des prisonniers politiques n’était pas composé uniquement d’opposants à la République islamique, mais aussi de certains de ses serviteurs et partisans, ou de membres de ses familles de martyrs, ou de commandants des gardiens de la révolution, ou de députés et de ministres – comme au début de la révolution, les liens entre les prisonniers et le régime politique sont souvent étroits.

C’est malgré moi que j’ai appris que toute prisonnière pouvait avoir une utilité, par exemple comme formatrice non rémunérée et involontaire des jeunes recrues du ministère du Renseignement ou des gardiens de la révolution, en étant en quelque sorte ramenée au statut de ces épaves de drones ou de ces gilets pare-balles ayant subi le feu, qu’ils récupéraient en Afghanistan à la faveur des combats entre les Américains et les talibans.

Enfin, c’est malgré moi que j’ai appris que les interrogateurs, faute de trouver des preuves politiques à votre encontre, s’emparent de votre vie privée, de vos liens affectifs et sexuels, en farfouillant dans votre ordinateur et dans votre correspondance numérique sur votre téléphone portable, et disposent ainsi d’une arme redoutable au détriment de leurs prisonnières qui n’ont ni le même âge que moi ni la même autonomie et vivent dans l’angoisse mortelle que leur vie personnelle soit étalée sur la place publique.

La guerre civile iranienne – car il s’agit bien de cela – a largement eu lieu dans les prisons. Les conflits factionnels également. Je n’ai pas cherché à en connaître les dessous, car cela serait briser le silence – ce à quoi ne m’autorisent ni les autorités de la République islamique ni son opposition qui déjà a commencé à me reprocher mes écrits, comme jadis. Autrement dit, le silence est inhérent au monde carcéral et il a une fonction structurante. Je vais donc moi aussi garder le silence et rester dans ma solitude de chercheur, à regarder, à analyser, à respecter, sans pouvoir tout écrire, car à l’impossible nul n’est tenu. Toutefois j’écrirai toujours à qui (et pour qui) de droit. 

Le pire, dans le silence, c’est que l’on peut savoir pourquoi on le brise, mais pas toujours pourquoi on le garde.

Légende de l'image de couverture : Vincent Casanova (Éditions du Seuil), Fariba Adelkah (chercheuse au CERI) et Stéphanie Balme (directrice du CERI) en amphithéâtre Émile Boutmy, le 25 novembre 2024. (crédits : Sciences Po)