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15.07.2024

Rencontre avec Fariba Adelkhah qui défend la liberté scientifique

Fariba Adelkhah est une chercheuse franco-iranienne au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po qui a été condamnée en mai 2020 à une peine de prison de cinq ans en Iran. Les communautés de Sciences Po n’ont eu de cesse de réclamer sa libération. La chercheuse, spécialiste du chiisme et de l’Iran post-révolutionnaire, est de retour en France depuis octobre 2023.

Corinne Deloy du CERI a réalisé un entretien avec Fariba Adelkhah, faisant le point sur les neuf mois passés depuis son retour en France, de son livre à paraître aux Éditions du Seuil à l'élection présidentielle iranienne qui vient d'avoir lieu (les 28 juin et 5 juillet 2024), sans oublier la défense de la liberté scientifique.


Vous venez de recevoir la médaille de l’ordre national du Mérite que vous a décerné le Premier ministre Gabriel Attal, quelles ont été vos premières pensées à la lecture de ce courrier ?

Recevoir une lettre signée de la main propre d’une si haute personnalité de l’État est toujours très perturbant ! On la regarde à deux fois pour être sûre qu’on est bien la personne à qui s’adresse le courrier ! Même si je pense profondément que ma détention en Iran comme prisonnière scientifique est la raison de ce courrier et de cette médaille, je me suis sentie très honorée et surtout réintégrée dans la société française et encore soutenue.  

Comment se passe votre retour en France et notamment votre retour au travail ? Privée de terrain, dépossédée d’une partie des recherches que vous aviez effectuées au cours des trente dernières années, comment parvenez-vous à reprendre pied ?

Je dirais sans même hésiter, très bien. À mon retour, le directeur de Sciences Po, Mathias Vicherat, m’a fait le plus beau cadeau de ma vie. Il m’a remis ma carte de Sciences Po. Je n’aurai jamais les mots pour le remercier. Je lui en suis sincèrement reconnaissante, ainsi qu’à ses prédécesseurs Frédéric Mion et Bénédicte Durand qui ne m’ont jamais abandonnée, ainsi qu’a pu me le faire savoir mon comité de soutien quand j’étais encore retenue en Iran.

Quant à ma documentation, elle avait dans l’ensemble déjà été exploitée dans mes publications de ces trente dernières années. Seule la documentation de ma recherche en cours sur les itinérances religieuses entre l’Afghanistan, l’Iran et l’Irak – un projet du Scientific Advisory Board de Sciences Po – a été irrémédiablement perdue. C’est évidemment un préjudice considérable. Mais ce qui me préoccupe le plus, c’est l’ingérence policière à la fois dans ma vie professionnelle et personnelle : dans mes échanges de mails, dans mes photos, dans mon carnet d’adresses, dans mon carnet sur lequel je notais mes réflexions au fil de mes terrains.

À mon corps défendant, j’ai peut-être nui à certains de mes interlocuteurs et contribué à leur interdire l’accès à l’Iran. Ainsi Jean-François Bayart avec lequel j’ai beaucoup travaillé depuis les années 1990. Nous avions même en cours un ouvrage commun que nous devons complètement réinventer depuis mon retour en France, sans qu’il puisse retourner en Iran. 

Vous avez écrit : “Que sera l’Iran si les chercheurs ont peur d’y aller par crainte d’être incarcérés ?”, Pensez-vous, souhaitez-vous retourner en Iran ?

Je suis sortie légalement et j’espère y retourner de la même façon. En tout cas, j’aime penser que j’en ai le droit.

Je ne me sentirai vraiment libre qu’en reprenant mes activités professionnelles dans ce va-et-vient entre l’Iran et la France que je pratique depuis mon arrivée à Strasbourg, puis Paris, avant la révolution de 1979. C’était comme un mouvement pendulaire. Je n’avais pas à choisir l’un ou l’autre. Je ne l’ai que trop dit. L’Iran et Paris. L’Iran pour toujours, car j’y suis née et c’est la terre de mes parents. Paris par amour, parce que j’y ai appris mon métier et ce qu’était une société basée sur des principes, des lois. J’aimerais tout simplement achever mes projets, poursuivre mon anthropologie du voyage maintenant que mon institution m’a rendu hommage en me réintégrant – ce qui n’a pas été le cas de tous mes collègues universitaires étrangers, notamment nord-américains, qui ont subi la même expérience que moi.

J’ai du mal à concevoir ma vie aujourd’hui, à 65 ans, différemment de celle qu’elle était avant mon arrestation. 

“Mon combat n’est pas fini et le nouveau commence” avez-vous déclaré lors de votre retour en France. Que pouvez-vous nous dire, neuf mois après avoir retrouvé Paris et votre bureau, de votre travail d’universitaire ? 

En effet ! Mon combat pour protéger la recherche scientifique ne fait que commencer avec l’aide d’abord de mon comité de soutien et de beaucoup d’amis et collègues qui ont répondu de façon très solidaire et encourageante. Ce combat est le combat de chercheurs dans bien des pays, et j’espère qu’on pourra aller loin ensemble. Vous avez raison de me le rappeler, je ne peux pas concevoir la recherche désormais hors de ce combat, qui est une revendication pure et simple quant à nos droits en matière d’échanges entre pays, entre peuples, entre chercheurs.  

Depuis votre retour en France, vous avez rédigé une série de chroniques pour Eurojournalist, un média en ligne qui vous a soutenue tout au long de votre captivité, et vous vous apprêtez à publier un recueil de chroniques sur cette période de votre vie. Acceptez-vous de nous dire quelques mots sur ce livre à venir aux éditions du Seuil ?

Bien sûr. En fait, Eurojournalist a parlé de moi pendant toute ma privation de liberté, tous les 16 du mois, sous la plume de Jean-Marc Claus, avec le soutien de son rédacteur en chef, Kay Littmann. À mon retour, j’ai été, comme je viens de le dire, particulièrement touchée par la mobilisation de vous tous et toutes autour du thème de la liberté académique. Je me suis toujours demandé comment vous avez pu faire pour rester dans ce combat, malgré vos vies professionnelles chargées et pendant cette période difficile de la pandémie de Covid. Le travail, la famille, le confinement, rien de cela ne vous a empêchés de rester admirablement solidaires pour soutenir, via ma personne, cette cause de la liberté scientifique “sans frontières”, ces dernières ne marquant que des périodes contingentes dans l’histoire des nations. Elles ne devraient pas empêcher ou stigmatiser les relations, notamment universitaires et scientifiques, que nous tissons. 

J’ai pensé que j’avais un devoir par rapport à vous tous et toutes qui m’avez soutenue, durant plus de quatre ans. Le devoir de vous raconter ce qu’a été ma vie ces années-là, de vous faire entrer dans la boîte noire de la prison d’Evin, souvent objet de tous les fantasmes – et en vous laissant en ressortir, rassurez-vous ! Devoir par rapport à vous, mais aussi par rapport à mes anciennes codétenues que j’ai laissées derrière moi. Ce faisant, je reprends aussi mon métier d’anthropologue ou peut-être plutôt, en l’occurrence, d’ethnologue en décrivant, très simplement, les faits tels que je les ai vécus. 

En m’adressant aux lecteurs et lectrices d’Eurojournalist, c’est en fait à vous tous et toutes que je parle. Les petits récits de mes mille et une nuits à Evin ont intéressé les Éditions du Seuil en la personne de Vincent Casanova. Leur recueil, enrichi de plusieurs récits inédits, sera publié en octobre. Votre soutien au fil de la parution de ces récits m’a permis d’avancer et aussi de tourner la page. Je n’ai pas l’âme d’une ancienne combattante et je ne veux pas abuser de je ne sais quelle rente de la prisonnière.

Nous ne pouvons pas nous quitter sans que je vous interroge sur l’élection présidentielle qui vient de se tenir en Iran à la suite de la disparition brutale du chef de l'État Ebrahim Raïssi dans un accident d’hélicoptère. C’est le premier scrutin auquel vous pouvez participer depuis cinq ans et aussi le premier sur lequel vous pouvez travailler alors que l’observation et l’analyse électorales est depuis toujours au cœur de votre travail. Que pouvez-vous nous dire de cette élection ? 

(crédits : Fariba Adelkhah)

Il y a eu une élection présidentielle alors que j’étais à Evin, en 2021, et j’avais demandé comme toute citoyenne qui se respecte à avoir le droit de voter mais, malheureusement, on ne m’a pas remis mon livret de naissance, j’ai donc été empêchée de voter. Mais bien sûr, je suis allée voter vendredi 28 juin pour la présidentielle iranienne, puis aux élections législatives françaises deux jours plus tard, puis, une semaine plus tard, le vendredi 5 juillet pour le second tour de la présidentielle iranienne et le dimanche 7 pour le second tour des élections législatives françaises. J’ai donc accompli mon devoir de citoyenne et même de citoyennes ! Voter était très important pour moi.

Le scrutin présidentiel iranien est une “élection sans choix” selon les mots qu’utilisait Guy Hermet pour qualifier la tradition électorale dans les régimes autoritaires. Au premier tour, la société iranienne a clairement rejeté les candidats les plus conservateurs ou les plus inféodés au clergé. On avait prévu une élection présidentielle sans enjeux, sinon celui du contrôle de l’État à l’approche de la succession du Guide de la Révolution. La victoire de Massoud Pezeshkian est une surprise pour qui donnait inévitablement gagnant l’un des candidats conservateurs.

L’homme s’est bien gardé de développer un programme d’orientation réformatrice, restant sourd aux demandes de cette partie de l’échiquier. Il s’est même targué… de ne pas avoir de programme, privilégiant la concertation avec des experts et voulant que sa campagne soit ouverte à tous, à toutes les factions confondues.

La naïveté apparente du nouveau président de la République, la fièvre du débat électoral sur les réseaux sociaux ont laissé quelques grands thèmes de côté : la mainmise de certains acteurs sur la redistribution de la rente pétrolière, leurs alliances ou leurs conflits ; le rôle des institutions financières, des guildes, de la Chambre du commerce et de l’industrie ; les activités des golden boys et des experts au Moyen-Orient et sur la scène internationale ; le rapprochement croissant du vote des Iraniens de l’intérieur et de celui de la diaspora ; le désastre écologique qui menace le pays du fait des comportements prédateurs de certains acteurs (par exemple les agriculteurs et les petites entreprises de forage).

L’élection présidentielle, en Iran comme à l’étranger, a d’abord été analysée à partir du prisme du problème nucléaire, du régime des sanctions internationales, du basculement de l’Iran vers la Russie et la Chine, de son éventuel rapprochement avec l’Occident. Masoud Pezeshkian lui-même a insisté sur les obstacles que rencontraient les hommes d’affaires iraniens et l’économie du pays dans son ensemble, du fait des sanctions. Il s’est montré disposé à retourner à la table des négociations sans se montrer trop précis sur les limites de son volontarisme, notamment si Donald Trump est réélu en novembre prochain. Il n’empêche qu’il n’a pas promis monts et merveilles aux Iraniens, au contraire de certains de ses rivaux. La Realpolitik s’est imposée dans de cette élection impromptue et elle a supplanté l’espérance maddhiste (soit la croyance dans le retour du douzième imam dans l’islam) des lendemains qui chantent.

Au fond, le seul vrai vainqueur de cette élection est le principe des urnes derrière lequel chacun fait mine de s’effacer et de négocier plutôt que d’aller à un affrontement entre factions même si l’abstention constitue une forme de mobilisation, importante en Iran, l’abstentionnisme étant assimilé au rejet de la République. La participation a été faible en dépit d’une campagne très animée sur les réseaux sociaux, épuisante pour les animateurs du réseau social Clubhouse. L’abstention a failli être encore plus massive au second tour qu’au premier. Le 5 juillet, à 18 heures, la participation était sensiblement plus faible qu’au premier tour. Il a fallu repousser l’heure de fermeture des bureaux de vote, quasiment jusqu’à minuit dans les grandes villes, pour obtenir une participation finalement plus élevée (49 % contre 40 % le 28 juin), la fraîcheur du soir poussant les Iraniens à se rendre aux urnes. Il est intéressant de souligner que les taux massifs de participation caractérisent les régimes les plus autoritaires dans lesquels les citoyens sont contraints de voter. En Iran, ceux-ci ont au moins le droit de rester chez eux.