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09.09.2021

Souleymane Bachir Diagne : “Aucune civilisation n’est une île”

SciencesPo
Souleymane Bachir Diagne

La salle était pleine et le sujet convenait si bien aux retrouvailles : l’universel et le pluriel. Invité le 2 septembre 2021 à ouvrir l’année universitaire pour les étudiants de bachelor, le philosophe Souleymane Bachir Diagne a empli l’amphithéâtre retrouvé d’une vibrante et subtile leçon sur la tension, fabuleusement actuelle, entre repli sur soi et aspiration à l’universel. En militant pour un “universel latéral” comme urgence de notre temps.

Quand le pluriel fait irruption sur la scène de l’histoire

“Nous plaçons au plus haut point la liberté de pensée” : dans son propos introductif, Laurence Bertrand Dorléac, Présidente de la FNSP, donnait le ton en rappelant aux jeunes étudiants du Collège universitaire les valeurs cardinales de Sciences Po, où “l’on parle toutes les langues ou presque et on (...) accueille toutes les idées, les partis-pris, dès lors qu'ils sont fondés et argumentés, dès lors qu’ils s’expriment sous la forme d’une altérité exigeante et respectueuse des règles de l'art de la discussion.”

Le ton était donné pour une leçon sur “l’universel dans un monde pluriel”, que Souleymane Bachir Diagne ouvrait par un retour sur la conférence de Bandoeng, en 1955, “moment historique du postcolonial comme irruption du pluriel sur la sce`ne de l’histoire mondiale.” Pour le professeur de Columbia, cette réunion des pays décolonisés sonne le “début tonitruant d’une nouvelle ère”, et projette “l’image du monde à venir désormais sans un centre qui disposerait autour de lui le reste comme sa périphérie.”

Mais la philosophie avait précédé l’histoire : sept ans avant Bandoeng, rappelle le Pr Diagne, Jean-Paul Sartre avait “capturé l’esprit” de cette conférence dans sa préface à l’Orphée Noir, célèbre anthologie de poésie de Léopold Sedar Senghor où figurent “tous les thèmes que nous considérons comme des décentrages postcoloniaux” et notamment la prise de conscience que, comme l’écrit Sartre, “le blanc a joui trois mille ans du privi­lège de voir sans qu'on le voie”, et “l’idée que l’Europe est désormais une simple province du monde.”

Que s’est-il joué dans cette bascule ? “Traditionnellement, on n’aimait pas le pluriel, le multiple en philosophie”, rappelle Souleymane Bachir Diagne. Et Bandoeng a posé que le temps était venu de “repenser l’universel après l'irruption du pluriel sur la scène de l'histoire et la preuve que celle-ci ne s’identifie pas à la seule Europe”.

Militer pour “un universel de traduction”

   

L’intellectuel sénégalais dessine ensuite la cartographie des controverses engendrées par cette irruption fracassante du pluriel. D’un côté, la pensée en réaction d’un Emmanuel Levinas, arc-boutée sur l’idée qu’un universel ne pouvait procéder verticalement que du centre, forcément occidental. De l’autre un Merleau-Ponty qui comprend que « nous ne pouvons plus vivre dans un monde où l’universel serait dicté par une culture qui surplomberait toutes les autres : nous devons aller vers un universel de la négociation, de la traduction. » 

Le Pr Diagne convoque alors Aimé Césaire, qui écrivait dans sa célèbre Lettre à Maurice Thorez en 1956 : “Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’ « universel ».” “Est-il possible, lance le philosophe, de poursuivre ce qu'Aimé Césaire appelait un " universel riche de tous les particuliers " et Immanuel Wallerstein " un universalisme vraiment universel " dans l'esprit de Bandung ? Ou bien la revendication de l'universel est-elle toujours une machine de guerre contre le pluralisme et le multiculturalisme ? Ma réponse est de réconcilier le monde postcolonial de Bandung avec "l'universel comme horizon et traduction", plaide le Pr Diagne. 

Dépassant le clivage ouvert par ce moment postcolonial, le professeur présente ainsi l’alternative : “Soit vous êtes relativiste et vous dites que chaque culture est une île : il n’y a alors pas de traduction possible. Ou alors vous croyez en la traduction, en un universel latéral, et vous croyez que la traduction est la meilleure traduction possible de l’universel. 

“Enclore sa culture en disant “ceci est à moi” est une idée absurde”

Dans un échange nourri avec les étudiants réunis dans la salle ou connectés à distance, l’orateur a pu approfondir cette notion centrale de traduction, en la présentant comme un processus continu : “il y a toujours de la place pour l’intraduisible. Mais l’intraduisible, ce n’est pas quelque chose que l’on n’arrive pas à traduire, c’est quelque chose que l’on n’arrête pas de traduire.” Au sujet des querelles contemporaines sur l’appropriation culturelle, le philosophe et historien des sciences manifeste son désaccord profond avec l’idée de “surveiller les frontières” de sa culture et de sa langue. “Enclore sa culture en disant “ceci est à moi” est une idée absurde.”

Le plaidoyer de l’orateur pour cette idée d’un universel horizontal ou latéral, où "aucune civilisation n’est une île fermée sur elle-même” résonne avec force dans cet amphithéâtre empli de futurs acteurs et actrices du monde politique, social, international : “L’idée d’un universel de traduction, résume-t-il, c’est la reconstitution d’un espace public où nous nous parlons les uns les autres, les uns contre les autres”. En écho aux mots de Laurence Bertrand Dorléac qui invitait à dialoguer “avec ses amis autant qu’avec ses ennemis”, le philosophe rappelle “qu’il est possible de s’engueuler, certes, mais dans la même langue”. “ L’idée qu’une expérience puisse être incommunicable est une impasse totale”, a t il martelé. Militer pour un universal latéral et de traduction est une des urgences de notre temps.” Message bien reçu par un auditoire aux 150 nationalités différentes, muni de ses casques de traduction simultanée, et désormais d’une inspiration formidable pour leur parcours d’études à venir.

L'équipe éditoriale de Sciences Po

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