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10.05.2023

Sujet de thèse : protection du patrimoine culturel par l'ONU

   

Suite à la destruction de biens culturels classés au patrimoine mondial au Mali, en Irak et en Syrie entre 2012 et 2015, de nouveaux instruments ont été mis en place par le Conseil de sécurité de l’ONU. Désormais, ce dernier est en mesure d’accorder aux opérations de paix onusiennes un mandat de protection des biens culturels s’ils sont menacés lors d’un conflit armé. C’est à étudier les causes de ce phénomène dans toute leur complexité que Mathilde Leloup, docteure de Sciences Po, a consacré sa thèse de doctorat « Redéfinir l’humanité par son patrimoine : l’intégration de la protection des sites culturels dans le mandat des opérations de paix onusiennes », codirigée par Frédéric Ramel (Sciences Po/CERI) et Dacia Viejo-Rose (Université de Cambridge / McDonald Institute). Récompensé par le Prix Dalloz et par le premier prix scientifique (ex-aequo) de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), publié aux Éditions Dalloz en avril 2021, son travail permet de décrypter des enjeux de cette disposition qui vont au-delà des buts affichés. Elle a co-dirigé le séminaire du Groupe de recherche sur l’action multilatérale (GRAM) du Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et elle est devenue maîtresse de conférences à l'Institut d'études européennes de l'Université Paris 8 et chercheuse au Laboratoire des théories du politique (CRESPPA-LabTop). Entretien.

En analysant l’intégration de la protection des sites culturels dans le mandat des opérations de paix onusiennes, quel était votre objectif ?

L’idée était de démontrer que le patrimoine culturel, une question sous-étudiée en science politique, constitue une entrée pertinente pour comprendre les tensions actuelles du multilatéralisme.

J’ai souhaité faire de cette thèse un témoignage du caractère exceptionnel de la crise que l’UNESCO a dû affronter entre 2012 et 2015, avec la destruction systématique de sites du patrimoine mondial. À partir de juin 2012, le nord du Mali est occupé par le groupe terroriste Ansar Dine qui détruit les mausolées et les manuscrits de Tombouctou. En réaction, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte, le 25 avril 2013, la résolution 2100 qui demande à la nouvelle opération de paix onusienne lancée au Mali (MINUSMA) de « protéger les sites culturels et historiques du pays contre toutes attaques ». En 2015, les sites classés de Mossoul, Hatra (Irak) et Palmyre (Syrie) font à leur tour l’objet de destructions par l’État islamique.

L’exemple de la MINUSMA devient alors le cœur d’un fervent plaidoyer de l’UNESCO pour la systématisation de la protection du patrimoine culturel immobilier (les monuments et les sites archéologiques) par les missions onusiennes. Deux ans plus tard, la résolution 2347 qui érige la MINUSMA en modèle pour les futures opérations de paix est adoptée.

Après un terrain de près d’un an aux sièges de l’UNESCO à Paris et de l’ONU à New York, je suis arrivée à la conclusion suivante : si la protection du patrimoine culturel par la MINUSMA est passée du statut d’événement isolé à celui de symbole international, c’est parce qu’elle donne corps à l’humanité, une notion aussi complexe que séduisante pour les organisations internationales. En droit, l’humanité est traditionnellement pensée à la fois par ce qui la menace – ses ennemis – et par ce qu’elle possède – un patrimoine commun. Ainsi, le fait que des sites du patrimoine mondial aient fait l’objet d’attaques systématiques par des groupes terroristes entre 2012 et 2015 a paradoxalement fait apparaitre leur protection comme un « besoin de l’humanité » et renforcé le rôle de certains acteurs (l’UNESCO entre autres) au sein du multilatéralisme.

Drapeau du comité de l'UNESCO pour le patrimoine culturel (crédits : Sergio Shumoff / Shutterstock)

Quelles ont été les stratégies mobilisées pour parvenir à cette fin ?

Dans une situation de crise, l’émergence d’un héros est permise par l’identification de coupables et de victimes. Cette hypothèse est née du constat selon lequel la crise de 2012 à 2015, lors de laquelle les sites culturels du patrimoine mondial ont été détruits, s’apparente aux atmosphères de « panique morale » et d’« euphorie morale » analysées et conceptualisées par Matthew Flinders et Matthew Wood. La panique morale conduit à l’émergence d’un « agent social (groupe, communauté, individu) qui est craint par la société du fait de la déviance morale présumée de son comportement ». L’euphorie morale mène, pour sa part, à celle d’un « agent social (groupe, communauté, individu) qui est aimé et admiré par la société du fait de la force morale de son comportement ».

Cette opposition m’a permis de parvenir au triptyque de la criminalisation / héroïsation / victimisation. Ainsi, pour se présenter en « défenseurs de l’humanité », l’UNESCO (mais aussi à une autre échelle sa Directrice générale et certains de ses États membres) ont identifié les coupables des atteintes envers le patrimoine culturel (processus de criminalisation). Parallèlement, ils ont identifié les victimes, c’est-à-dire les populations qui ont vécu la destruction des sites (processus de victimisation). À terme, cela leur a permis d’apparaître comme les héros de cette crise (processus d’héroïsation).

Selon vous, ce procédé sert également des objectifs de politique propres à l’UNESCO….

Oui, en réalité, ce triple processus révèle une instrumentalisation de la notion d’humanité à des fins politiques de la part des défenseurs d’une protection systématique du patrimoine culturel par les opérations de paix. De fait, il leur a offert l’opportunité de se repositionner dans la « hiérarchie du multilatéralisme » tout en recouvrant paradoxalement toutes leurs actions du « voile enchanté de l’apolitisme » décrit par Jacques Lagroye. Il a ainsi permis à l’UNESCO, qui souffrait depuis sa création en 1945 d’une absence de mandat opérationnel, d’être reconnue comme un « acteur humanitaire » (au même titre que le PNUD ou l’UNICEF) lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire d’Istanbul de 2016.

Il a aussi donné la possibilité à la Directrice générale d’alors, Irina Bokova (2009-2017), d’apparaître comme une candidate crédible à la succession de Ban Ki-moon au poste de Secrétaire générale de l’ONU durant sa campagne de 2016. Enfin, il a facilité l’obtention d’un siège de non-permanent au Conseil de sécurité à certains États, comme l’Italie.

Quels terrains particuliers avez-vous explorés dans le cadre de ce travail ?

J’ai emprunté trois types d’approches : l’observation participante au sein des organisations internationales, les entretiens semi-directifs et l’analyse archivistique. Pendant sept mois, j’ai mené une observation participante au Secrétariat de l’UNESCO à Paris, en tant que stagiaire au Département de l’information du public puis consultante de l’Office de la Directrice générale. J’ai poursuivi cette observation pendant trois mois comme stagiaire au sein de l’Équipe des affaires civiles de la Division des politiques, de l’évaluation et de la formation du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU à New York. J’ai complété ces observations par 80 entretiens semi-directifs avec des fonctionnaires de l’UNESCO et de l’ONU, travaillant dans les secrétariats et sur le terrain, en particulier au Mali, en Irak et en Syrie. J’ai aussi interviewé les fonctionnaires d’autres organisations telles que l’OTAN et de certaines armées, française et américaine notamment. J’ai enfin procédé à une analyse des fonds archivistiques de l’ONU et de l’UNESCO afin de documenter l’existence d’opérations de paix antérieures à la MINUSMA, qui avaient pris en compte avant elle la protection des sites culturels, celle du Kosovo (MINUK) par exemple.

sur quoi a porté votre recherche postdoctorale à sciences po ?

Grâce au partenariat scientifique entre Oxford et Sciences Po, j'ai mené une recherche postdoctorale, sous la supervision de Richard Caplan, au sein du Department of Politics and International Relations d’Oxford. Mon objectif était d’analyser la signification symbolique du patrimoine culturel au sein des conflits asymétriques actuels (Mali, Irak, Syrie). De fait, entre 2012 et 2015, la destruction systématique du patrimoine culturel est devenue partie intégrante de la « communication stratégique » de certains groupes terroristes, qu’il s’agisse d’Ansar Dine au Mali ou de l’État islamique en Irak et en Syrie. Pour faire face à cette nouvelle stratégie, de nombreuses armées régulières formant les contingents des opérations uni- ou multilatérales (sous commandement de l’OTAN ou de l’ONU) ont pris des initiatives en matière de protection des biens culturels, initiatives qui ont été médiatisées dans le cadre de leur propre « communication stratégique ».

Ma recherche visait à répondre à deux questions essentielles : pourquoi le patrimoine culturel devient-il une composante stratégique de la communication des belligérants dans le contexte de guerres asymétriques ? Sous quelles conditions la valeur symbolique du patrimoine culturel peut-elle représenter un atout stratégique pour les institutions militaires ?

Mon hypothèse était la suivante : le rôle du patrimoine culturel dans les situations de conflit est souvent réduit à celui de cible apolitique, qu’il soit victime de « dommages collatéraux » lorsqu’il s’agit d’armées régulières, ou de « destructions intentionnelles » lorsqu’il est question de groupes terroristes. Or, il s’agit en réalité d’un outil politique de délégitimation de l’adversaire et de légitimation de soi : pour les uns par des actions de protection et pour les autres par des actions de destruction. À l’heure des guerres asymétriques, cette instrumentalisation des sites culturels est d’autant plus prégnante du fait de leur dimension symbolique extrêmement puissante. En d’autres termes, ma recherche visait à penser le rapport des institutions militaires à la dimension culturelle de leurs théâtres d’opérations.

Vous avez été docteure associée au CERI suite à votre doctorat. Avez-vous été responsable de projets spécifiques dans le cadre de cette association ?

Pendant trois ans, j'ai été co-organisatrice du séminaire mensuel du Groupe de recherche sur l’action multilatérale (GRAM) au CERI avec Guillaume Devin et Sarah Tanke. Ce séminaire transdisciplinaire est ancré dans une perspective sociohistorique et vise à présenter les enjeux contemporains du multilatéralisme, par exemple l’environnement, la mondialisation ou encore la transnationalisation. Il a également pour objectif de favoriser le débat entre universitaires et praticiens issus des organisations internationales, des ambassades et des ONG.

En février 2020, le GRAM est devenu un Groupement de recherche (GdR) et j’ai été chargée avec plusieurs collègues de la coordination du projet « Observatoire du multilatéralisme » qui vise à assurer une veille sur les thématiques traitées par les organisations internationales. Je pilotais l’axe « multilatéralisme culturel » qui propose un suivi des questions culturelles dans les organisations internationales, qu’il s’agisse par exemple de la protection du patrimoine culturel dans les situations d’urgence, ou de la contribution des industries culturelles aux objectifs du développement durable.

Propos recueillis par Miriam Perier, CERI.

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