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20.02.2023

Ukraine : les artistes russes qui s'opposent à la guerre

La star du hip-hop russe Oxxxymiron a organisé une série de concerts de charité pour aider les réfugiés ukrainiens. (crédits : @JonnyTickle/Twitter, CC BY-NC-ND)

Les artistes russes sont-ils libres de prendre la parole au sujet des enjeux contemporains qui touchent leur pays et l'Europe ? Une analyse par la professeure associée de la Haute école des études économiques (Russie) et doctorante du Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, Vera Ageeva. En partenariat avec The Conversation.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un certain nombre de représentations d’artistes russes dans les pays occidentaux ont été annulées par les organisateurs au nom de la solidarité avec Kiev. C’est ainsi que, entre autres exemples, le ballet du Bolchoï n’a pas pu se produire à l’opéra de Londres ; l’orchestre du théâtre Marinski de Saint-Pétersbourg, dirigé par Valéri Guerguiev, connu pour sa proximité avec le Kremlin, a été retiré du programme de la Philarmonie de Paris ; et la Russie a été bannie du concours de l’Eurovision. Il est également arrivé que des œuvres du répertoire russe soient déprogrammées.

Chaque épisode de ce type constitue une aubaine pour la propagande du Kremlin, qui les relaie largement auprès de son opinion publique afin de la convaincre que l’Occident tout entier est en proie à une scandaleuse flambée de « russophobie » et que la culture russe dans son ensemble fait l’objet d’un boycott intégral – les médias du pouvoir, et Poutine en personne, parlant à cet égard d’un déchaînement de « cancel culture » visant spécifiquement la Russie.

En réalité, si « cancellation » de la culture russe il y a aujourd’hui, c’est plutôt en Russie même qu’elle se déroule. Depuis des années, le régime se livre à une persécution politique constante visant réalisateurs, chanteurs, écrivains et autres artistes russes. Un phénomène qui s’est encore intensifié à partir de février 2022.

Avant la guerre : dix ans de répression

Après le début de l’attaque contre l’Ukraine, Moscou a mis en place une censure quasi militaire qui rappelle à bien des égards la pratique soviétique. Il s’agit d’un nouveau tour de vis dans la guerre culturelle qui se déroule en Russie depuis une bonne décennie : elle met aux prises, d’un côté, de nombreux artistes russes qui réclament la liberté d’opinion et d’expression, et de l’autre côté, les fonctionnaires du monde de la culture et les idéologues du Kremlin déterminés à sanctionner durement la moindre manifestation d’opposition à la ligne du pouvoir.

Avant le début de la guerre, seule une minorité du monde artistique et culturel russe osait faire part publiquement de son désaccord avec le régime de Vladimir Poutine, devenu de plus en plus autoritaire au cours des années. La majorité avait opté pour une posture – très commode pour le pouvoir – consistant à se placer « hors de la politique », à « rester neutre » et à « se concentrer sur son art ».

Les rares artistes à critiquer ouvertement Poutine et son système se voyaient largement empêchés de travailler normalement et de rencontrer leur public. Par exemple, en 2012, Iouri Chevtchouk, l’une des plus grandes stars russes du rock depuis les années 1980, leader du groupe culte DDT, s’est vu interdire de partir comme prévu en tournée à travers le pays après participé à des manifestations à Moscou contre les fraudes survenues pendant l’élection présidentielle organisée en mai de cette année-là, qui s’est soldée par le retour au Kremlin de Vladimir Poutine après l’interlude Medvedev. C’est surtout à partir de ce moment-là que le pouvoir s’est mis à s’en prendre systématiquement aux personnalités du monde de la culture qui se permettaient de prendre publiquement position contre lui.

L’annexion de la Crimée en 2014 a tracé une nouvelle ligne de séparation entre le gouvernement russe et les artistes, spécialement les plus jeunes d’entre eux. Des rappeurs populaires comme Oxxxymiron, Noize MC, Husky, ou encore Face ont participé à des manifestations politiques, s’en sont pris en paroles au régime et ont donc eu, eux aussi, des difficultés à poursuivre leur activité professionnelle en Russie, certains ayant même connu des démêlés avec la justice du fait de leurs prises de position.

Au pays de Vladimir Poutine, la justice est en effet régulièrement mise à contribution pour ramener à la raison les personnalités de la société civile jugées suspectes. En 2017, une procédure pénale, officiellement pour motifs économiques, est lancée contre l’éminent réalisateur et metteur en scène Kirill Serebrennikov, fondateur du théâtre « Gogol Center » à Moscou, devenu l’un des lieux culturels centraux de la Russie contemporaine. En 2018, son film « Leto » (L’Été) a reçu plusieurs prix internationaux y compris au Festival de Cannes. En 2019, il a été fait par la France commandeur des Arts et des Lettres. Serebrennikov était connu pour sa position critique envers le régime de Poutine. Pour la majorité de l’intelligentsia russe, les poursuites déclenchées à son encontre par le Kremlin n’ont rien à voir avec le motif officiellement invoqué et relèvent d’une nouvelle manifestation de la persécution de toute dissidence. Le metteur en scène a été placé en résidence surveillée pour presque deux ans. Lors de son procès, finalement tenu en 2020, il a été jugé coupable et condamné à une peine de prison avec sursis. Il a quitté le pays peu après l’invasion de l’Ukraine.

Le point de non-retour entre le régime de Poutine et la culture russe

Après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, les autorités russes ont nettement accru leur contrôle sur l’espace public. L’objectif, désormais, n’est plus simplement de taper sur les doigts des contestataires, mais de purger le pays de tous les éléments insuffisamment « patriotes » : dans son fameux discours du 16 mars, Vladimir Poutine n’a-t-il pas appelé à une « purification naturelle » de la société contre « les racailles et les traîtres » ?

Depuis l’adoption d’une loi ad hoc, la moindre expression d’une opinion indépendante sur la guerre en cours est susceptible d’être qualifiée de « tentative de jeter le discrédit sur l’armée russe » et de « diffusion de fausses nouvelles » – des infractions passibles d’une peine de prison ferme pouvant aller jusqu’à 15 ans. Cette législation, similaire à celle de la loi martiale, a permis aux siloviki (les responsables des structures de sécurité et de justice de l’État) de placer sous une pression maximale ceux des artistes russes qui ont pris la décision de ne pas garder le silence. Et pourtant, certains, y compris une proportion non négligeable des représentants de la culture dite populaire, qui étaient jusqu’ici considérés comme plutôt loyaux envers le régime, n’ont pas craint de défier le pouvoir.

Les artistes de la culture pop étaient restés largement apolitiques pendant les 22 ans du régime de Poutine. Mais la guerre déclenchée par le Kremlin a révélé qu’une partie d’entre eux, y compris parmi les plus célèbres, étaient aptes à défendre une position éthique dans des circonstances périlleuses. Des idoles de la variété et de la pop, dont les Russes connaissaient les chansons par cœur (parfois depuis l’enfance) – tels que la superstar Alla Pougatcheva, mais aussi Valéry Meladze, Sergueï Lazarev, Ivan Ourgant, etc – ont osé déclarer au grand public leur désaccord avec les bombardements du pays voisin.

Même si d’autres artistes – comme le « rappeur de cour » et businessman Timati, en passe de reprendre les cafés abandonnés par la chaîne Starbucks, ou l’acteur Vladimir Machkov – ont accepté de diffuser la propagande officielle, l’effet qu’a sur la société le courage des artistes anti-guerre (qui, en dénonçant la guerre ou en quittant la Russie, ont mis leur carrière professionnelle, voire leur liberté, en péril) ne doit pas être sous-estimé.

Les représentants des générations les plus jeunes, comme les rappeurs évoqués plus haut, n’ont pas été en reste, à commencer par le plus célèbre, Oxxxymiron, qui est parti pour l’étranger et y a organisé de nombreux concerts réunissant ses compatriotes sous le slogan sans équivoque « Russians against war », et dont les recettes sont reversées à des organisations d’aide aux réfugiés ukrainiens.

Une position partagée par les emblématiques punkettes de Pussy Riot – l’une d’entre elles, menacée de prison, a d’ailleurs fui la Russie dans circonstances particulièrement rocambolesques – et par les membres de l’un des rares groupes russes connus à l’international, Little Big, qui se sont exilés et ont publié un clip établissant implicitement un lien entre la destruction de l’Ukraine et la « cancellation » de la culture en Russie.

Enfin, la majeure partie de l’intelligentsia culturelle russe est également hostile à la guerre. Si, là encore, certains – par conviction (comme l’écrivain Zakhar Prilépine) et le cinéaste Nikita Mikhalkov, ou par calcul – chantent les louanges du régime et saluent son « opération spéciale », une large majorité des écrivains, poètes, réalisateurs et musiciens connus internationalement se sont opposés à l’invasion du pays voisin. Quelques-uns sont même passés des paroles aux l’action et ont fondé une association baptisée « La vraie Russie ».

Parmi les plus actifs, citons les célèbres écrivains Lioudmila Oulitskaïa, Boris Akounine et Dmitri Gloukhovski ; le metteur en scène Kirill Serebriannikov, déjà cité ; le réalisateur Andreï Zviaguintsev ; la chanteuse lyrique Anna Netrebko ; la poétesse Vera Polozkova ; les vétérans du rock Boris Grebenchtchikov, Iouri Chevtchouk et Andreï Makarevitch ; les acteurs Lia Akhedkajova, l’acteur Artur Smolyaninov… liste non exhaustive).

Certains d’entre eux ont déjà été désignés par le gouvernement russe comme « agents de l’étranger » et ont dû quitter le pays. Ajoutons que plusieurs responsables d’institutions culturelles de premier plan ont démissionné pour protester contre la guerre en Ukraine.

Persécuter l’intelligentsia artistique contemporaine sera une tâche plus facile pour le Kremlin que démanteler les fondements éthiques de la culture russe classique, qui s’est toujours opposée aux horreurs de la guerre, mettant au centre de la réflexion l’individu (le problème du « petit homme » chez Pouchkine, Gogol, Tchekhov) et considérait l’âme russe comme ouverte, paisible et tournée vers le monde (l’idée de « vsemirnaïa doucha » de Fedor Dostoïevski).

Les auteurs classiques sont encore étudiés à l’école en Russie… pour le moment. Mais au rythme où vont les choses, il est permis de se demander si le plus célèbre roman de la littérature russe, Guerre et Paix, ne sera pas jugé contraire à l’esprit de l’époque, puisque le mot « guerre » lui-même a disparu de l’espace public, si bien qu’un meme populaire présente la couverture de l’ouvrage portant ironiquement pour titre « L’opération militaire spéciale et la paix »…


The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.