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25.03.2020
La compétition des propagations
"Virus, mèmes et bonnes pratiques : la compétition des propagations"
Par Dominique Boullier (Professeur des universités en sociologie, CEE, Sciences Po) - Lorsqu’une crise sanitaire advient, ce ne sont pas seulement les virus qui se propagent avec leurs propres mécanismes. C’est aussi chaque société qui fait émerger tout son potentiel viral, selon un fonctionnement social tout à fait ordinaire que Tarde avait pensé sous le terme d’imitation à la fin du XIXe siècle. Car les messages d’alerte ou de soutien sur les réseaux sociaux, les bonnes pratiques, les peurs, les fake news, tout se diffuse selon un modèle de viralité.
Ce modèle devrait plutôt être qualifié de principe de réplication, car, comme les virus, ce qui se transmet se transforme et ne se reproduit pas toujours à l’identique. Toutes ces formes de propagation adviennent à rythme élevé, à haute fréquence, et sont en compétition les unes avec les autres. Ainsi, les mécanismes de propagation spécifiques au virus doivent être contrecarrés par la capacité de propagation des recommandations sanitaires. Soit à partir d’un modèle disciplinaire à la chinoise, soit (et même dans le cas de la Chine) par la vertu de l’imitation, processus social de base, tellement négligé malgré les travaux de Tarde.
Tous ces processus se diffusent de proche en proche, selon une logique de voisinage qui peut changer selon l’environnement et les circonstances de contact, parfois uniques et très brèves, pour les messages qu’on peut appeler des mèmes comme pour les virus, d’où la difficulté à les modéliser et à les prédire.
Première forme de compétition à prendre au sérieux comme question sociale, la compétition entre le virus, force opportuniste s’il en est, et les messages gouvernementaux qui invitent à observer les bonnes pratiques en période d’épidémie. Ces messages n’arrivent pas sur un terrain vierge. Notre attention est déjà totalement accaparée par d’autres influences, notamment par des habitudes qui diffèrent en fonction des individus. Les habitudes d’hygiène installées par des répétitions et des imitations multiples deviennent des alliées contre la propagation du virus. Le geste devenu un automatisme permet d’économiser notre énergie cognitive. Pour beaucoup d’entre nous cependant, penser sans cesse à ce que l’on touche, à comment se comporter avec telle personne sans laisser les habitudes « non hygiéniques » reprendre le dessus exige un effort, transforme la vie ordinaire en épreuve constante de résolution de problèmes. On dit alors que la situation perd de son « naturel » (qui n’est évidemment devenu naturel que par éducation et par imitation de longue durée).
La compétition avec le virus est plutôt en défaveur des humains, car les habitudes qui résistent le plus sont celles qui consistent à continuer à sortir, à se serrer la main ou à se retrouver entre amis ou collègues, toutes choses qui sont essentielles à la vie sociale en temps normal, qui ne reposent pas sur une distanciation systématique. Là encore, compétition des propagations et des imitations, car voir un groupe assis le long du canal est un signal fort en faveur des habitudes de proximité sociale.
Bonnes pratiques et contrôle social
Certains peuvent alors considérer que la propagation des bonnes pratiques serait nettement plus efficace si elles étaient assorties de sanctions, de surveillance collective, de contrôle social renforcé, comme on le voit en Chine. On oublie de dire que c’est ce qui a entraîné aussi le retard de la Chine dans la prise au sérieux du lanceur d’alerte, car la conformité consiste, dans ce cas, à étouffer les divergences, alors que l’alerte devait être diffusée rapidement.
Et l’enjeu de l’incorporation des habitudes aussi ordinaires est bien plus complexe qu’une simple affaire de sanction, légale ou normative. Une expérience personnelle permet de voir comment cette compétition pour la propagation des bonnes pratiques peut se transformer en guerre de tous contre tous.
Lors de mon tout récent voyage en train (le 13 mars, avant le confinement !), un homme monte à un arrêt et fait entrer sa vieille mère qu’il doit tenir par le bras pour l’installer à sa place. Après qu’il soit redescendu, il se trouve que, présent sur la plate-forme, je ressens le courant d’air et qu’il me fait éternuer, dans mon mouchoir en papier que je jette aussitôt dans la poubelle voisine. L’homme m’interpelle vivement en me disant : « Si vous êtes malade, il faudrait vous mettre un masque ». Je lui signale que c’est un éternuement très ponctuel et que j’ai pris toutes mes précautions. L’incident s’arrête là mais il est très étonnant de sentir une agressivité très forte, d’autant plus qu’il se sentait sans doute mal à l’aise de faire circuler sa mère fragilisée à ce moment précis de la crise virale. J’aurais pu en effet lui rétorquer qu’il était encore plus irresponsable que moi sur ce plan. Mais on voit alors que la logique de contrôle social se transformerait en conflit, en dénonciations publiques (ce qui se passe dans certains appels au SAMU), et sans aucun doute en affrontements. Il convient d’avoir cela en tête malgré le calme apparent de la situation.
Dès lors que les victimes vont devenir plus nombreuses, que la peur se sera elle aussi propagée à une grande partie de la population, toutes les réactions sont possibles. Je dis bien réaction, en l’opposant à réflexion, car tous ceux qui plaident pour des postures « rationnelles » oublient trop vite comment la peur parvient à court-circuiter tous les processus de délibération, de prise de décision.
Attitude mimétique et peur de la pénurie
De la même façon, la compétition entre propagations s’étend désormais aux questions d’approvisionnement. On peut dire dans ce cas qu’il y a un effet d’anticipation, de réflexion qui pousse à parier sur un risque de pénurie, ce qui conduit à procéder à des achats de précaution. Tous comportements que d’autres dénonceront aussitôt comme « irrationnels » puisque les messages des professionnels de la distribution sont rassurants sur ce point. Oui, mais lorsque le voisinage des clients du supermarché permet de voir à l’œuvre les premiers caddies archi remplis « par précaution », c’est l’attitude mimétique qui prend le dessus. Autant faire comme les autres sans en partager nécessairement les motivations mais en tous cas, en adoptant un principe de précaution ordinaire (« au cas où »).
Cette propagation d’une anticipation de pénurie provoque la pénurie, c’est bien connu et les messages institutionnels rassurants classiques perdent la compétition face à l’imitation généralisée. Il faudrait en effet diffuser immédiatement des images montrant des norias de camions de livraison remplissant aussitôt les rayons au fur et à mesure qu’ils se vident pour avoir une chance de contrecarrer les effets de l’imitation. Car dans ces situations, c’est « l’attention alerte » qui est mobilisée, celle qui s’appuie sur le choc des images (dont l’interprétation peut alors être totalement travestie) pour en faire des signaux puissants, et leur conception devient essentielle.
Moments de contagion
Ces moments de panique ne sont pas seulement des comportements de populations peu informées car ils sont en fait analogues en tous points aux comportements financiers des possédants. La panique boursière se limite pour l’instant aux firmes et aux institutionnels qui font, eux, profession et jeu de la spéculation sur ces micropaniques à la microseconde près dans leur activité ordinaire. Ce jeu sur les anticipations, sur les attentes est au cœur même de la mécanique spéculative de la finance, qui n’est qu’un processus de propagation, très bien instrumenté et manipulé par ceux qui pensent avoir l’information avant les autres.
Cette propagation d’anticipations a déjà été expérimentée avec les crises précédentes et elle s’était étendue aux banques (Lehman Brothers par exemple), à leur robustesse. Si la défiance atteint la protection des placements des particuliers, toutes choses pourtant garanties par la loi jusqu’à un certain plafond, la panique bancaire lui succédera comme ce fut le cas dans de nombreux pays dans la dernière décennie (Chypre, Grèce, Argentine) et aucun message rationnel ne l’arrêtera. Il faudra alors brider la distribution des liquidités ce qui ne fera que confirmer qu’il existe bien un problème. Comme on le voit, il est trop aisé de disqualifier ces phénomènes de propagation, d’imitation ou de réplication en les qualifiant de comportements de foule, de grégaires, d’irrationnels. Le virus devrait nous apprendre que nous sommes faits des mêmes processus que lui, à savoir de moments de contagion.
Fort heureusement, ces mécanismes de voisinage sont eux aussi en conflit d’influence avec nos capacités de raisonnement et de décision et aussi avec nos héritages, toute notre éducation qui peut suffire à empêcher une guerre civile pour des histoires de masques indisponibles. Mais l’issue du conflit n’est pas toujours garantie. Les entités qui circulent, ces messages, ces signaux sont tout aussi puissants parfois que les virus et peuvent amplifier ou contrecarrer le phénomène sanitaire. Les rumeurs) de l’ancien monde médiatique ont muté en une prolifération de signaux à haute fréquence pour un écosystème de notre attention toujours plus sous tension. Adam Gazzaley et Gary Rosen rappellent à partir de leurs expériences de laboratoire que si notre esprit est devenu distrait, c’est qu’il est sans cesse sollicité par un processus de stimulation « bottom-up » fondé sur la nouveauté et la saillance, qui détournent l’attention de son cours habituel.
Pour une nouvelle communication virale
Dès lors, il convient de préparer un matériel de communication virale à la hauteur du défi, en misant là aussi sur des images-chocs qui ne vaccinent pas, certes, et qui ont le défaut d’exploiter encore les mêmes processus de réactivité, d’alerte qui inhibent la réflexion. Mais à l’heure des réseaux sociaux, il serait naïf de croire que la compétition des propagations peut s’appuyer seulement sur les discours institutionnels, sur les émissions de télé pédagogiques, toutes choses nécessaires mais souvent les seuls formats qu’on retrouve sur ces chaînes d’information continue qui ne produisent que des discours répétitifs soi-disant légitimes mais désormais soumis à la vive concurrence des experts ordinaires que chacun prétend être.
Il est au contraire très prophylactique de montrer la vidéo des Italiens chantant entre eux depuis leurs balcons. Car la crainte de l’isolement se trouve alors combattue par une image forte, par un choc émotionnel qui rappelle la force du soutien du voisinage contre la suspicion qui pourrait se généraliser.
Aucune « pédagogie » ici mais une pratique rendue visible qui illustre avec force que d’autres valeurs collectives peuvent combattre la peur et notamment la peur de l’isolement. Les plates-formes numériques et les réseaux sociaux, qui sont formatés pour accélérer abusivement nos réactions pour des objectifs de placement publicitaire, peuvent jouer sur ce plan un rôle intéressant en valorisant les contenus de solutions collectives, qui montrent comment on combat la propagation de la peur. À condition que les citoyens s’en saisissent avec créativité et que les institutions valorisent tout cela. La compétition virale pour l’attention ne fait que commencer.
On peut espérer qu’enfin ces processus soient pris au sérieux comme objets d’étude car ils sont constitutifs de notre vie sociale : nous sommes aussi (pas seulement) agis par des processus de propagation d’entités qui nous traversent, les virus, les messages et les objets qui nous transforment sans que nous puissions les contrôler. Si au moins, le virus nous désintoxiquait de cette foi moderne délirante dans notre capacité de contrôle du monde, les victimes auraient permis un pas salutaire vers une nouvelle forme de sagesse.
Par Dominique Boullier (Professeur des universités en sociologie, CEE, Sciences Po)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.