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12.09.2024
Jérôme Gautié, Coralie Perez - Le Taylorisme à l’âge du numérique. L’exemple des entrepôts logistiques
Jérôme Gautié est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’Economie de la Sorbonne(CES) et chercheur associé au CEPREMAP. Ses recherches portent sur le travail à bas salaire et le salaire minimum, les politiques de l’emploi, et plus largement les transformations du travail et de l’emploi. Il a notamment coordonné (avec John Schmitt) Low Wage Work in the Wealthy World (New York, Russell Sage, 2010), issu d’une recherche internationale comparative sur l’Europe et les États-Unis, et publié Salaire minimum et emploi (Paris, Presses de Sciences Po, 2020). Il préside le Conseil Scientifique de Pôle Emploi depuis 2013.
Coralie Perez est économiste, ingénieure de recherche à l’Université de Paris 1, membre du Centre d'économie de la Sorbonne (CES). Ses recherches portent sur la formation continue des salariés, les effets des changements technologiques et organisationnels sur les conditions de travail et d’emploi, les modes de gestion de la main d’œuvre et les relations professionnelles. En 2022, elle a publié l’ouvrage co-écrit avec Thomas Coutrot : Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, paru au Seuil (collection « La république des idées »).
LE TAYLORISME A L'AGE DU NUMERIQUE. L'EXEMPLE DES ENTREPOTS LOGISTIQUES.
Jérôme Gautié, Coralie Perez
Les ouvriers n’ont pas disparu, même si, avec l’érosion des bastions ouvriers traditionnels, ils tendent à disparaitre des représentations collectives. Leur invisibilisation résulte en partie du fait qu’un grand nombre assurent des activités de types tertiaire, notamment dans la logistique, qui a connu un fort développement au cours des dernières décennies (Benvegnù et Gaborieau, 2020). En 2019, la somme des « ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport », des « manutentionnaires non qualifiés » et des « ouvriers du tri, de l’emballage, de l’expédition, non qualifiés » avoisinait les 780 000, soit 14,6% de l’ensemble des ouvriers au sens de l’Insee. Si on rajoute les « chauffeurs livreurs et coursiers » et « les chauffeurs routiers », ce sont, la même année, 400 000 salariés supplémentaires (soit encore 7,4% des ouvriers). Nous nous intéressons plus particulièrement ici aux ouvriers de la logistique du commerce de détail des grandes chaînes de distribution (hors chauffeurs), à partir d’une recherche menée en France et en Allemagne (Gautié, Jaehrling, Perez, 2020).
Le secteur de la logistique est particulièrement intéressant à étudier car il a été fortement marqué par le développement des technologies numériques. Mais quel en a été l’impact sur l’emploi en majorité peu qualifié ? On peut, à la suite de Hirsch-Kreinsen (2016) distinguer quatre scénarii. Le premier scénario est simplement celui du « non impact » – si les innovations numériques ne sont pas introduites, c’est notamment parce qu’elles ne sont pas rentables. Le deuxième, à l’opposé, est celui de l’automatisation complète – i.e. le remplacement des emplois peu qualifiés par une machine ou un algorithme. Le troisième est celui du maintien (au moins partiel) de ces emplois, mais qui s’accompagnerait de leur montée en compétences – les nouveaux process de production exigeant des qualifications plus importantes. Le quatrième est celui de la « numérisation du travail », où le travailleur peu qualifié n’est pas complètement remplacé par la machine, mais lui est soumis, et n’en devient, dans certains cas, qu’un simple prolongement – dans le cadre de ce que l’on peut nommer un « taylorisme numérique » (« digital Taylorism »). Le secteur de la logistique offre une bonne illustration de ce dernier scénario.
Des mutations importantes en lien avec les technologies numériques
On peut identifier trois tendances qui ont profondément transformé la chaîne d'approvisionnement du commerce de détail au cours des trois dernières décennies (voir aussi Benvegnù et Gaborieau, 2020 pour une analyse plus approfondie). Si la numérisation n'est pas à l'origine de ces tendances, elle les a facilités. La première est le passage d'une chaîne d'approvisionnement axée sur l'offre à une chaîne d'approvisionnement axée sur la demande ; elle a commencé au milieu des années 1980 lorsque les détaillants ont pris le contrôle des services logistiques en acheminant une proportion croissante de leurs approvisionnements par l'intermédiaire de leurs propres « centres de distribution » au lieu de compter sur les livraisons directes des fabricants aux magasins de détail. L'objectif de cette transformation était de réduire les coûts des stocks et de « comprimer le temps » des processus logistiques. Cette évolution a été renforcée par l'adoption, à partir de la seconde moitié des années 1990, des principes de la « logistique allégée » (la "Lean Logistics" - sur le Lean, voir les contributions de Jérôme Gautié et Juan Sebastian Carbonell).
La seconde est celle d’un mouvement de désintégration verticale par l’externalisation des activités jugées périphériques. Beaucoup de chaînes de détaillants ont filialisé, voire complètement externalisé partie ou totalité de leur chaîne logistique, contribuant à l’augmentation des parts de marché des logisticiens indépendants - la « logistique de tierce partie » (3PL – "Third Party Logistics"). La numérisation a joué un rôle important dans ce processus, grâce à l’implémentation de progiciels de gestion de l’ensemble de la chaîne d'approvisionnement qui a grandement facilité la coordination et l'échange d'informations entre les détaillants, les fournisseurs et les prestataires de services logistiques. La menace de l'externalisation contribue à l'augmentation de la pression exercée par les détaillants sur les centres de distribution internes. On peut noter aussi que l’externalisation a aussi eu tendance à faire disparaitre des chaînes de mobilité professionnelle consistant à commencer dans l’entrepôt puis à passer dans les points de vente dans la même entreprise. Outre l'externalisation, les entreprises ont également commencé à optimiser leur réseau logistique en déplaçant leurs entrepôts vers des sites plus « géo-optimaux » (en fonction de la localisation des fournisseurs et des clients, et des infrastructures routières). Ce processus d’optimisation repose lui aussi sur les technologies numériques.
Troisièmement, le commerce électronique a intensifié la recherche de délais de livraison toujours plus courts, renforçant la logique du « juste-à-temps ». Prises ensemble, ces tendances exercent des pressions significatives sur le travail dans les entrepôts, en termes de coût mais aussi d’organisation du travail, dans le contexte d’une relation structurellement asymétrique entre les détaillants et leurs prestataires logistiques. C’est ce contexte qui permet de comprendre l’évolution du travail salarié dans les entrepôts, et notamment celui des préparateurs de commande, qui en constituent le métier de base.
Prescription et parcellisation
La logistique a connu un mouvement de rationalisation et d’industrialisation depuis les années 1990, faisant des entrepôts des véritables « usines à colis » selon l’expression du sociologue David Gaborieau (2016). Un premier constat amène cependant à relativiser toute vision en termes de déterminisme technologique : coexistent encore divers types d’entrepôts selon le type d’organisation et de technologies mis en œuvre, ce qui exclut la vision simpliste d’un "one best way" qui serait dicté par la technologie. Si on exclut les entrepôts entièrement automatisés, encore très rares en France et en Allemagne, deux grands types peuvent être distingués.
Les entrepôts que l’on peut qualifier de traditionnels où préparateur de commande reste le métier de base. Cependant, son activité de travail a connu une profonde transformation, en liaison notamment avec l’implémentation de progiciel de gestion (les "warehouse management systems") qui optimisent les opérations au sein de l’entrepôt. Les technologies de préparation des commandes sont progressivement passées du « papier » – où les opérateurs préparent les commandes sur la base de listes générées par ordinateur - à d'autres technologies, telles que la « commande vocale » ("voice-picking") – la technologie la plus répandue au moment de notre étude – où les préparateurs portent des écouteurs et communiquent oralement avec un système logiciel pour recevoir et confirmer les tâches de préparation des commandes. Avant leur introduction, les préparateurs de commandes disposaient d'une plus grande marge de manœuvre pour organiser leur activité en minimisant le temps passé et la distance parcourue dans l'entrepôt (Gaborieau, 2012). Ils choisissaient l’ordre dans lequel ils recueillaient les différents items pour construire une « belle palette » qui faisait leur fierté. Lorsque le prélèvement a été prescrit par le logiciel, ces connaissances et compétences spécifiques acquises sur le tas ont eu tendance à disparaître, et avec elle ce qui faisait la professionnalité des préparateurs. Avec le nouveau système, ces derniers suivent une trajectoire entièrement conçue par un algorithme, qui leur indique oralement où aller et quel article prélever pour compléter une commande. Les préparateurs n'ont même pas besoin de savoir quels articles ils prélèvent, puisque ceux-ci sont de plus en plus conditionnés en cartons uniformes et simplement réduits à des codes-barres. Comme l’a résumé l’un d’entre eux, « Avant [l'introduction de la commande vocale], il fallait être un expert dans son métier, maintenant il suffit de savoir utiliser l'outil [...] en fait, ce n'est même plus un métier [....] on est branché quand on commence, on est débranché à la fin de la journée, c'est tout » (Gautié et al., 2020). Le travailleur est transformé en robot…. En attendant d’être peut-être un jour remplacé par une machine.
L’autre type le plus répandu, mais moins que le précédent, est celui des entrepôts semi-automatisés, qui peut connaître un grand nombre de variantes, selon le degré et type d’automatisation. Dans ces derniers, les processus de production rappellent une forme plus classique de Taylorisme qui s'apparente fortement aux chaînes de montage traditionnelles des industries manufacturières. Les tâches sont encore moins variées que dans le cas de la préparation manuelle des commandes et le travail est tout autant sinon davantage intense et répétitif. Les tâches humaines restantes ne sont pas des tâches complexes, mais des tâches de routine qui ont été jugées trop coûteuses pour être automatisées. La préparation manuelle des commandes est par exemple remplacée par un système de tri automatique. Dans certains entrepôts par exemple, chaque article emballé dans un carton muni d'un code-barres est placé sur un convoyeur de tri ; le code-barres est scanné et le colis est dirigé vers l'une des nombreuses goulottes de sortie pour être assemblé en palettes de commandes de magasin. Les préparateurs de commandes ont été remplacés par deux nouveaux emplois : les « injecteurs », qui prélèvent les colis sur les palettes d'un article donné, arrivé de chez un fournisseur, et les placent sur le convoyeur de tri, et les « palettiseurs », qui collectent les colis dans les goulottes et les placent sur la palette rassemblant une commande d’un point de vente. Ces deux tâches sont si répétitives et intenses que la direction impose une rotation des postes toutes les 1h30/2h. Le passage d’un entrepôt traditionnel à un entrepôt semi-automatisé économise beaucoup de main d’œuvre – jusqu’à la moitié selon les estimations de certains syndicats dans les cas étudiés – mais entraîne aussi une élévation du taux de rotation, du fait de la dureté des conditions de travail.
Déqualification, flexibilisation, management par indicateurs et course à la productivité
On a noté le fort sentiment de perte de professionnalité des anciens, y compris dans les entrepôts traditionnels, qui avaient connu les anciens modes d’organisation. Le processus de déqualification est attesté par le fait que le temps de formation (principalement sur le tas) estimé pour devenir un préparateur pleinement opérationnel est passé, selon certaines estimations, de 2-3 semaines dans l’ancien système à 2-3 jours avec la commande vocale (le temps de s’approprier l’outil).
Comme le reconnaissent les directeurs d’entrepôt eux-mêmes, ce raccourcissement du temps de formation fait qu’il est plus facile de recourir à des travailleurs intérimaires, ce qui permet d’accroître la flexibilité pour s’ajuster au mieux aux fluctuations de la demande. Ces derniers représentent en moyenne environ un quart des travailleurs des entrepôts. Comme les entrepôts logistiques sont souvent regroupés dans des mêmes zones, ils disposent d’une réserve de main d’œuvre « flottante », pouvant passer d’un entrepôt à l’autre, très rapidement opérationnelle, dans laquelle ils peuvent puiser au gré de leurs besoins. En majorité jeune, cette main d’œuvre présente l’avantage de ne pas avoir connu d’autres systèmes que la commande vocale, est davantage socialisée aux outils numériques, et aussi, pour un certain nombre d’entre eux – notamment les étudiants – de ne prendre l’emploi de préparateur que de façon temporaire, pour des raisons alimentaires. Leur attente en termes de sens du travail (voir la contribution de Thomas Coutrot et Coralie Perez) est donc moindre que celle des anciens qui font davantage carrière dans l’entrepôt. Certains jeunes trouvent même dans la fixation des objectifs de productivité (souvent accompagnée d’un système de primes à la performance – cf. plus bas) un aspect ludique, de compétition sportive, un moyen de résister à l’ennui d’un travail trop prescrit, et du fait aussi qu’ils sont moins sensibles au risque de troubles musculosquelettiques (Gaborieau, 2012).
La semi-automatisation, en parcellisant encore davantage les tâches, permet aussi un recours accru au travail précaire. Elle présente également un autre avantage : elle peut s’accompagner, dans certains cas, de la suppression de certaines tâches pénibles, comme le port de charges lourdes. Dans un des entrepôts étudiés, cela a permis d’embaucher sur les postes de la chaîne des jeunes femmes sans aucune qualification, d’origine étrangère, pour certaines ne parlant pas français, qui ont l’avantage d’être peu revendicatives en termes de salaire et de conditions de travail. On retrouve là aussi une dimension importante du Taylorisme-Fordisme, qui a permis de saper le pouvoir des ouvriers qualifiés en intégrant grâce à la chaîne une main d’œuvre sans qualification d’origine rurale et/ou immigrée.
Une autre tendance à l’œuvre dans les entrepôts – elle aussi fortement associée à l’introduction des outils numériques, est le fort développement du « management par indicateurs » – cf. les contributions d’Anne-Marie Dujarier, et de Jérôme Gautié). L'introduction des progiciels de gestion a permis de développer et surtout de renseigner et contrôler (parfois en temps réel) une large gamme d'indicateurs de performance – tels que le taux d'absentéisme, le nombre d'accidents du travail, le coût unitaire par colis, les taux d'erreur, le rapport entre le « temps productif » et le temps de travail total (les salariés n’étant pas considérés comme productifs quand ils sont en formation), etc. Dans certains entrepôts, les indicateurs sont fortement orientés vers la satisfaction des clients sur la base d'enquêtes régulières. Les méthodes traditionnelles de sécurisation des performances (supervision par les chefs d'équipe, interactions directes) ont été réduites et remplacées par le contrôle d’indicateurs et par des managers agissant à une plus grande distance de l'atelier. La volonté des directions est de relier le plus possible la rémunération à ces indicateurs de performance, sous forme individuelle, en fonction par exemple du nombre de commandes effectuées dans la journée, et/ou de l’absentéisme, ou sous forme collective, notamment via l’intéressement. Celui-ci est souvent conditionné à tout un ensemble d’indicateurs – des accidents du travail à la satisfaction client – et la formule en devient parfois si complexe qu’elle est peu lisible pour les travailleurs et leurs représentants. Ces composantes variables de la rémunération jouent aujourd’hui un rôle d’autant plus important que, avec la filialisation et le recours à la sous-traitance, le pouvoir des clients et/ou donneurs d’ordres sont renforcés ; la pression à la modération voire à la baisse a été très forte sur la rémunération fixe, et les primes (ancienneté, 13ème mois, panier etc.) ont été dans certains cas supprimées, notamment pour les nouveaux entrants.
Si la rémunération est devenue plus flexible, il en est de même des horaires. Comme noté plus haut, la logique du « juste-à-temps » a été renforcée par le développement du e-commerce, davantage encore dans les entrepôts livrant directement des clients finaux, impliquant des horaires toujours plus flexibles (via le jeu des heures supplémentaires parfois imposées avec des délais de prévenance très courts) et décalés.
Au total, cette recherche d’hyper-flexibilité différencie le Taylorisme numérique de son ancêtre le Taylorisme Fordiste.
Quelles marges de résistance et d’aménagements ?
La mobilisation des nouvelles technologies semble bien avoir accompagné – comme facteur facilitant, voire permettant, mais pas déterminant – l’émergence du scénario du « Taylorisme numérique » évoqué par Hirsch-Kreinsen. En attendant les robots (l’automatisation complète – mais qui tarde à venir), on assite à des formes renouvelées voire exacerbées de Taylorisme, où l’homme (de plus en plus fréquemment une femme) est réduit à être « l’appendice de la machine » – selon l’expression de Marx – la machine prenant la forme d’un algorithme et/ou de processus en partie automatisés. Le tableau d’ensemble peut sembler bien sombre. Cependant, sur le terrain, une certaine diversité existe, et peut donner des indications possibles pour contrecarrer certaines tendances à l’œuvre, ou du moins en limiter les effets les plus négatifs en termes de conditions de travail et d’emploi.
De fait, d’une entreprise à l’autre, mais parfois aussi d’un entrepôt à l’autre au sein d’une même entreprise, on peut constater certaines différences d’organisation et de gestion. Dans les entrepôts traditionnels, la rotation des postes peut s’accompagner de la reconnaissance de la polyvalence par une certification au niveau de la branche (le Certificat de Qualification Professionnelle « d’agent logistique ») et par un surcroît de rémunération. Cependant, cette démarche, qui recherche avant tout la flexibilité interne, se heurte à des résistances, car elle remet en cause les chaînes de mobilité traditionnelles, où l’on commence préparateur de commande ou simple manutentionnaire, pour évoluer vers un poste de cariste (équipé d’un chariot élévateur, chargé de trier et ranger les palettes de produits), de « réceptionniste » (qui réceptionne les livraisons de fournisseurs) ou d’expéditeur (contrôle et chargement des camions à destination des clients). Demander à un cariste d’accepter de refaire de la manutention manuelle ou de la préparation de commande en fonction des besoins suscite des réticences. Dans les entrepôts semi-automatisés, on a vu que la rotation de poste avait avant tout pour but d’éviter les troubles musculosquelettiques. Comme l’a fait remarquer un ouvrier interrogé, alterner des tâches très parcellisées ne suffit pas à faire à « enrichir » l’emploi. Dans certains entrepôts, les salariés ont pu obtenir des améliorations (ou moindres dégradations) en termes d’horaire ou de rémunération.
Les rapports de force au niveau local, et notamment la capacité des syndicats à mobiliser différentes ressources, sont de ce point de vue déterminants – dans un secteur où le taux de syndicalisation est très faible (de l’ordre de 4%). En s'appuyant sur la littérature comparative en relations de travail (voir par exemple Doellgast, et al., 2018) qui distingue les différents types de ressources de pouvoir des travailleurs (institutionnelles, associatives, structurelles), on peut essayer d’analyser comment les choix technologico-organisationnels peuvent être négociés, ou au moins influencés, par les salariés et leurs représentants. Les sources de pouvoir « institutionnel » renvoient aux règles et aux lois visant à protéger les travailleurs et/ou à leur donner un droit de regard, voire de contrôle sur les décisions pouvant affecter leurs conditions de travail et rémunération. Ce pouvoir est plus important dans des pays comme l’Allemagne et la France que dans les pays anglo-saxons, du fait notamment d’un droit, étatique et/ou conventionnel, plus développé, et des prérogatives du comité d’entreprise en Allemagne, et du Comité Économique et Social en France. Mais ceci ne contribue qu’à atténuer les formes les plus exacerbées de Taylorisme digital (Gautié et al., 2020). Le pouvoir de mobilisation ("associational power") reste donc déterminant. Or, on l’a vu, celui-ci tend à être affaibli par le « Taylorisme numérique », qui permet le recours à une main d’œuvre plus précaire, plus jeune, plus féminisée et/ou d’origine immigrée sans qualification. Cette main d’œuvre tend à être, non pas tant par choix que par contrainte économique, davantage dans une logique de court terme, moins exigeante en termes de conditions de travail, et en même temps moins réticente à la rémunération à la performance individuelle – qui suscite beaucoup de réticences de la part des syndicats, dont la base est constituée des salariés plus anciens, parce qu’elle induit de la concurrence entre salariés, mais aussi parce qu’elle induit, dans une logique court-termiste, à privilégier la rémunération par une intensification du travail aux effets potentiels délétères en termes de santé à long terme. La mobilisation doit donc réussir à surmonter les clivages potentiels de générations, de genres et d’origines.
Un élément crucial est enfin le pouvoir « structurel » (ou « positionnel ») des travailleurs qui découle de la position de leur entreprise dans la chaîne de valeur et sur le marché du travail. Le développement du Lean dans l’industrie et les services se traduisant notamment par la réduction des stocks à toutes les étapes de la chaîne de valeur rend celle-ci particulièrement vulnérable à toute rupture dans la chaîne d’approvisionnement. Une grève dans ses entrepôts logistiques peut donc avoir des répercussions importantes. Mais, en même temps, la multiplication des prestataires indépendants fait qu’il est plus facile aujourd’hui substituer un maillon défaillant dans la chaîne logistique. C’est plutôt du côté des évolutions sur le marché de l’emploi que les conditions d’une évolution du rapport de force en faveur des travailleurs peut émerger. Depuis la crise du Covid, la pénurie de main d’œuvre pousse les employeurs à augmenter la rémunération mais aussi à améliorer les conditions de travail. Reste à savoir si c’est un mouvement de fond ou une embellie passagère.
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Bibliographie :
Gaborieau David (2016): "Des usines à colis. Trajectoires ouvrières des entrepôts et de la grande distribution." Thèse de doctorat en sociologie. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.