Accueil>Échange avec Ilyana Aït Ahmed et Solène Kerisit sur leur projet clinique autour de la crise dans le monde agricole : Bilan et perspectives
16.04.2024
Échange avec Ilyana Aït Ahmed et Solène Kerisit sur leur projet clinique autour de la crise dans le monde agricole : Bilan et perspectives
En 2022-2023, Ilyana Aït Ahmed et Solène Kerisit, étudiantes diplômées du Master Droit économique (promotion 2023) ont travaillé sur un projet clinique axé sur le “cadre juridique applicable aux éleveurs en France et son impact sur la précarité de ces derniers, perte d’autonomie, souffrance au travail ainsi que sur le mauvais traitement des animaux en élevage”.
Leur travail a été effectué en lien avec InfoTrack, association indépendante qui a pour mission de contribuer à l’amélioration de l’information fournie par les acteurs économiques à leurs clients – actuels ou potentiels – sur la soutenabilité de leurs activités.
Avec Aude-Solveig Epstein, maître de conférences en droit privé à l'Université Paris Nanterre, elles ont publié une tribune dans Le Monde (7 février 2024) sur le thème de la crise du monde agricole.
Avec presqu’un an de recul, elles nous partagent leur retour d’expérience sur leur projet clinique et participation à la Clinique de l’Ecole de droit.
Parlez-Nous de VOTRE projet clinique. Quel a été son point de départ?
Ilyana et Solène : Initialement, notre projet, mené en collaboration avec l’association InfoTrack, consistait à penser les liens entre bien-être animal et communications des entreprises. Le projet visait plus précisément à identifier les pratiques des entreprises pouvant relever du humanewashing, l’équivalent du greenwashing en matière de bien-être animal. Il s’agissait donc d’étudier les stratégies de communication de ces entreprises s’agissant du bien-être animal (publicités, emballages des produits, site internet…) afin d’établir un benchmark permettant de distinguer les bonnes pratiques de celles relevant du humanewashing. Le projet était donc axé sur la protection des consommateurs.
Le projet a toutefois pris une direction différente assez rapidement, puisqu’InfoTrack nous a proposé de changer d’approche pour nous intéresser aux liens entre le mal-être des éleveurs (perte d’autonomie, revenus insuffisants, perte de sens dans le travail, etc.) et le mauvais traitement des animaux en élevage en France. Cette approche s'inspirait notamment d’une enquête menée aux États-Unis qui avait démontré que les contrats liant les éleveurs à leurs partenaires industriels façonnaient la perte de pouvoir financière et organisationnelle des premiers.
Nous voulions donc découvrir si des pratiques similaires existaient en France, et le cas échéant quels étaient les liens entre la situation des éleveurs en France et la perpétuation de l’élevage intensif. Nous ne savions absolument pas où notre propre “enquête” allait nous mener, nous voulions surtout comprendre quelle était la situation en France.
Quel était L'objectif DE CE PROJET ?
Ilyana et Solène : L’objectif du projet était d’étudier le cadre juridique applicable aux éleveurs en France et son impact sur leur bien-être (incluant leur perte de pouvoir, d’autonomie, leur précarité et leur souffrance au travail) et celui des animaux d’élevage.
Pour ce faire, nous avons mené une série d’entretiens avec des acteurs du monde agricole français : parlementaires et fonctionnaires français et européens, juristes en coopératives et représentants de chambres d’agriculture, professeurs de droit et d'agroéconomie, avocats, et surtout des éleveurs. Les éleveurs avec qui nous avons échangés exerçaient leur métier de différentes façons : certains étaient indépendants, d’autres étaient en relation contractuelle avec des coopératives ou des “intégrateurs” (des entreprises industrielles non-coopératives) ; la majorité d’entre eux pratiquaient un élevage dit “conventionnel” mais une partie des éleveurs que nous avons interrogés s’étaient tournés vers l’élevage “extensif”.
Parler avec des éleveurs était crucial pour comprendre la réalité du terrain. Nous souhaitions échanger avec des personnes venant de différents horizons, aux parcours divers, afin d’obtenir une représentation la plus proche et juste possible de ce que vivaient les éleveurs en France.
Nous avons également eu accès à une vingtaine de contrats de production liant des éleveurs à des coopératives ou intégrateurs. L’étude de ces contrats nous a permis d’analyser les rapports juridiques structurant l’élevage et de comprendre en quoi le droit pouvait organiser la perte de pouvoir des éleveurs. Afin de compléter nos constats empiriques, nous avons ensuite mené des recherches juridiques sur l’évolution historique des pratiques commerciales ainsi que le cadre juridique applicable aux éleveurs aux niveaux national et de l’Union Européenne (lois Egalim, PAC, etc.).
En parallèle de ces recherches, nous avons eu la chance de participer à deux conférences portant sur le droit de l’animal, “Canadian Animal Law Conference” à Toronto et “European Animal Rights Law Conference” à Cambridge, et sommes également intervenues lors de la conférence portant sur “L’animal en droit économique dans l’Union européenne” pour présenter nos premières conclusions.
Quelle suite ALLEZ-VOUS DONNER À CE projet ?
Ilyana et Solène : Début février 2024, nous avons publié, avec Aude-Solveig Epstein, une tribune dans Le Monde afin de souligner les dysfonctionnements des chaînes de valeur agro-industrielles et rappeler l'importance de la prise en compte des enjeux environnementaux dans le contexte de crise agricole aiguë que la France connaît.
Nous avons également rédigé un rapport, qui sera publié prochainement, portant sur l’organisation juridique de la perte de pouvoir des éleveurs en France et ses répercussions sur les conditions de vie des animaux d’élevage. En parallèle, nous avons écrit un article en anglais sur le même sujet, qui paraîtra dans la revue Palgrave McMillan.
Nous avons désormais pour projet d’écrire un article dans un ouvrage consacré au Droit et aux Nombres chez Dalloz. Cet article abordera notamment les questions de l’invisibilisation des externalités environnementales dans l’agriculture et de la dépendance économique et structurelle des agriculteurs par rapport au secteur agro-industriel.
En quoi votre participation à la Clinique vous A aidÉ dans la construction de vos projets professionnels et personnels ? Qu'avez-vous appris ?
Ilyana : Étant particulièrement sensible à la cause animale, j’étais heureuse de pouvoir participer à un projet ne visant pas à opposer les intérêts des éleveurs et ceux des animaux. Ce qui m’intéressait c'était au contraire de chercher à comprendre les liens entre le mal-être des premiers et le mauvais traitement des seconds en analysant les mécanismes d’exploitation et de mise en dépendance en jeu. Cette approche originale et décloisonnée m’a beaucoup plu en ce qu’elle nous permettait de nous éloigner de certains poncifs.
Participer à la Clinique juridique m’a permis d’en apprendre plus sur la gestion de projets (organisation, respect d’un calendrier, travail en équipe mais aussi en autonomie, recherches, interviews, etc.). Mais cela m’a aussi et surtout permis de me plonger le temps d’une année universitaire dans un sujet complexe et de mieux saisir les enjeux de la crise agricole, dont la compréhension est indispensable pour faire face à la détresse des agriculteurs en France mais également pour faire avancer les causes environnementale et animale. Finalement, le fait que le projet perdure en dehors du cadre de la Clinique juridique et que nous y investissions toujours du temps avec Solène, alors même que nous ne sommes plus à Sciences Po, montre qu’il a suscité un réel intérêt chez nous.
Solène : Participer à la clinique m’a permis de mieux envisager comment la recherche en droit pouvait appuyer la construction de stratégies contentieuses venant appuyer des causes d’intérêt général. La recherche est souvent considérée comme abstraite et parfois même “déconnectée” de la réalité, ce projet a démontré que c’était tout le contraire. Sur le plan personnel, je suis sensible à la cause agricole pour des raisons familiales et m’intéresse depuis plusieurs années à la cause environnementale, ce projet m’a donc offert la possibilité d’explorer les liens inextricables entre ces deux mondes souvent présentés comme opposés.
Je rejoins ce qu’a dit Ilyana en tous points. J’ajouterais que ce projet m’a appris à oser davantage et à relativiser le sentiment d’illégitimité : les opportunités qui nous ont été offertes ont dépassé nos espérances initiales et nos interventions ont toujours été bien reçues.
Que faites-vous actuellement ?
Ilyana : Je suis actuellement élève-avocate à l’EFB, en formation alternée, ce qui me permets d’être en parallèle en stage à mi-temps au sein du cabinet Baldon Avocats, dont le cœur de la pratique est de mobiliser le droit économique au service de contentieux stratégiques en matière environnementale.
Solène : Je poursuis actuellement un LLM à l’Université de Montréal et élabore un mémoire portant sur le droit de l’environnement. En parallèle, je suis également assistante de recherche en droit de l’environnement et travaille comme étudiante en droit dans un cabinet en droit municipal à Montréal.