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11.09.2024

Annie Jolivet - Le travail et les conditions de travail en dernière partie de vie professionnelle

  

Annie Jolivet est économiste, ingénieure de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) dans l’équipe Ergonomie du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) et au sein du Centre d’études sur l’emploi et le travail (CEET). Elle a notamment coordonné en 2014 Le travail avant la retraite. Emploi, travail et savoirs professionnels des seniors, Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons avec Anne-Françoise Molinié et Serge Volkoff et a publié en 2023 Pénibilité du travail et retraite : une comparaison internationale des dispositifs existants.


 

LE TRAVAIL ET LES CONDITIONS DE TRAVAIL EN DERNIERE PARTIE DE VIE PROFESSIONNELLE 

Annie Jolivet

Les réformes successives des retraites en France ont progressivement allongé la durée de la vie professionnelle, d’abord en augmentant la durée d’assurance requise pour une retraite à taux plein, puis en relevant à deux reprises, en 2010 et en 2023, les âges seuils pour obtenir une retraite à taux plein et l’annulation de la décote. Les réformes de 2019 et de 2023 ont suscité des débats particulièrement vifs quant aux inégales possibilités de rester en emploi jusqu’à la retraite au regard des conditions de travail.

La dernière partie de la vie professionnelle est une période plus floue qu’il n’y paraît : elle ne fait l’objet d’aucune définition juridique ; la notion de « senior » qui pourrait s’y rapporter n’est pas non plus définie ; les seuils d’âge les plus souvent mentionnés (45, 50, 55 ans) offrent une délimitation impropre aux évolutions impulsées par les réformes des retraites (Jolivet, 2023). Le travail y joue un rôle à plusieurs titres. Par les traces qu’il a pu laisser sur la santé, à travers les accidents du travail, les maladies professionnelles mais aussi par des atteintes encore peu visibles mais qui peuvent être irréversibles. Par les difficultés ou les possibilités de tenir dans le travail compte tenu des conditions de travail, des marges de manœuvre et des possibilités d’entraide dans l’emploi occupé. Par les liens qu’il peut avoir avec le parcours d’emploi, notamment à travers les interruptions liées au chômage ou à des sorties d’activité, mais aussi en raison des caractéristiques des emplois qui offrent des possibilités d’embauche même à des âges tardifs.

Nous proposons ici de situer la réflexion sur le travail et les conditions de travail en dernière partie de vie professionnelle. D’abord, en examinant comment se combinent les caractéristiques du travail pour des salariés plus âgés et comment cela affecte leur jugement sur la soutenabilité de leur travail. Ensuite, en s’interrogeant sur les aménagements de fin de carrière qui passent par des dispositifs conventionnels et individuels très inégalement accessibles et qui nécessitent aussi de penser aux conditions et au contenu du travail. Enfin, en soulignant que les actions en matière d’amélioration du travail empruntent aussi d’autres voies que celles d’une approche centrée sur les « seniors » et sur les conditions de travail. Ce qui suggère de décloisonner la réflexion sur le travail et les conditions de travail.

1. Comment se combinent les caractéristiques du travail des salariés plus âgés ? Sont-elles soutenables ?

À partir des Enquêtes Conditions de travail 2013 et Conditions de travail-risques psychosociaux 2016, nous avons étudié les conditions de travail des salariés hommes et femmes âgés de 47 à 61 ans en 2013, leur influence sur la soutenabilité du travail et leur situation trois ans plus tard (Jolivet et Molinié, 2021).

Cinq configurations de conditions de travail

La construction de notre typologie vise à comprendre comment s’agencent les différentes caractéristiques du travail. Nous avons identifié cinq configurations différentes (« épargné.e.s », travail « physique et peu de soutien », « sous pression », « physique et décalé », « pénible et contraint ») en 2013 (cf. tableau). La première configuration dite des « épargnés » est la plus nombreuse (31% des salariés, 52% de femmes). Toutes les contraintes de travail y sont plus rares que pour l’ensemble des salariés de 47 à 61 ans. Dans les quatre autres configurations, les salariés déclarent nettement plus fréquemment être exposés à certaines conditions de travail que dans toutes les autres. Cela concerne 7 salariés sur 10 des 8 545 personnes notre échantillon.

La deuxième configuration (« physique et peu de soutien ») est moins nombreuse et plus féminisée (16% des salariés, 57% de femmes). Elle rassemble des situations de travail caractérisées par des contraintes physiques fréquentes associées à certains types de travaux d’exécution et des ressources qui manquent pour faire correctement son travail (formation et soutien des collègues ou des supérieurs notamment). Les hommes y sont surtout ouvriers (à 55%). Les femmes sont pour les deux tiers d’entre elles employées, principalement du fait de la très forte proportion de personnels des services directs aux particuliers (50%). Plus du quart des hommes et 45% des femmes n’ont aucun diplôme, ou au plus le Certificat d’études primaires (CEP) ou le Brevet. La moitié des femmes est à temps partiel (19% d’entre elles faute d’avoir trouvé un temps plein, 8% pour des raisons de santé), une proportion supérieure à ce qu’elle est dans la population générale, contre un homme sur 10. Enfin, 8% des hommes et 17% des femmes ont un contrat de travail précaire (intérim, CDD, emploi aidé…). On trouve dans cette classe de nombreux salariés avec des problèmes de santé : 9% des hommes et 10% des femmes sont fortement limités dans les activités que les gens font habituellement.

La troisième configuration (« sous pression ») représente 25% des salariés et compte 58% de femmes. Elle rapproche les situations de travail de salariés relativement abrités des contraintes physiques mais fortement soumis à des contraintes temporelles serrées (en raison de normes ou délais courts ou d’une demande à satisfaire immédiatement), estimant manquer de ressources pour faire correctement leur travail (en temps, coopération, matériels ou logiciels, information ou formation), dans un contexte de changements importants. La proportion d’entre eux qui disent travailler sous pression, devoir toujours ou souvent se dépêcher atteint 80% ; 21% des salariés de cette classe soulignent des difficultés de conciliation de leurs horaires de travail avec leur vie hors travail et 27% craignent pour leur emploi dans l’année. Ils sont souvent cadres (41% des hommes, 27% des femmes) ou professions intermédiaires (30% des hommes, 32% des femmes) et c’est de toutes les classes celle qui accueille la plus forte proportion de diplômés au-delà du Bac (42% des hommes, 46% des femmes).

La 4ème configuration de travail « décalé et physique » (16% des salariés, 38% de femmes) est celle qui compte la plus forte proportion de travail en horaires décalés (alternants, de nuit, du dimanche), avec des contraintes physiques fréquentes. Le rythme de travail est lié à des contraintes automatiques ou dépend de normes ou délais serrés. Les contraintes temporelles y sont très marquées, avec peu d’autonomie. Ces situations de type plutôt industriel concernent une population plus masculine, avec une surreprésentation des techniciens et encadrants de proximité (contremaîtres et agents de maîtrise). Parmi les femmes, on trouve en revanche une forte proportion d’employées (57%), essentiellement dans la fonction publique et parmi les personnels des services directs aux particuliers.

La cinquième et dernière configuration, la moins nombreuse (9% des salariés, 47% de femmes), est caractérisée par du travail « pénible et contraint ». Les exigences physiques et des contraintes de rythme automatiques ou de délais courts sont encore plus fréquentes et un manque d’autonomie est encore accentué par rapport à la configuration précédente. Le travail est presque toujours perçu comme répétitif (92%), monotone (51%) et ne permettant pas d’apprendre (52%). De plus, 42% des salariés de cette classe ont des craintes pour leur emploi dans l’année. La population de cette classe est très ouvrière (79% des hommes et 43% des femmes) et peu diplômée (39% des hommes et 49% des femmes n’ont aucun diplôme ou au plus le CEP ou le Brevet). Cette classe regroupe aussi une proportion plus élevée de salariés avec des problèmes de santé : 12% des hommes, 13% des femmes indiquent être fortement limités dans les activités que les gens font habituellement, et 15% des hommes, 13% des femmes ont une reconnaissance de handicap (acquise ou demande en cours).

Tableau. Principales caractéristiques du travail en 2013 et des salariés concernés par configuration

               

Ces configurations montrent qu’il existe des proximités entre des professions différentes au regard de leurs conditions de travail, mais aussi que certaines situations de travail combinent des caractéristiques du travail et des caractéristiques d’emploi qui peuvent être difficiles à tenir avec l’avancée en âge (contraintes de rythme, contraintes physiques, changements).

Un jugement sur la soutenabilité qui diffère selon la configuration et le genre

Pour connaître leur jugement sur la soutenabilité de leur travail jusqu’à la retraite, nous avons examiné, pour chaque configuration et pour les hommes et les femmes séparément, les réponses aux deux questions « vous sentez-vous capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite ? » et « souhaitez-vous rester dans le même travail jusqu‘à la retraite ? »

Comparées à la configuration « épargnée », toutes les autres configurations de travail accroissent la probabilité de ne pas se sentir capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Lorsque l’on croise les réponses aux deux questions « se sentir capable » et « le souhaiter », on voit apparaître des situations dans lesquelles le fait de se sentir capable de rester dans le même travail ne s’accompagne pas du souhait de s’y maintenir et, à l’inverse, d’autres où s’exprime un souhait de rester dans un travail dans lequel on a pourtant du mal à tenir (Graphique). La fréquence de ces situations diffère très nettement selon les configurations de travail et souvent entre hommes et femmes relevant d’une même configuration.

Graphique. Se sentir capable de faire le même travail qu'aujourd'hui jusqu'à la retraite (ou non) et en avoir envie (ou non) dans les différentes configurations de travail 

Dans quasiment toutes les configurations, la proportion de femmes qui ne se sentent pas capables et ne souhaitent pas rester dans le même travail jusqu’à la retraite est plus marquée que pour les hommes. Les configurations « pénible et contraint » et « sous pression » ont la plus faible proportion de personnes qui se sentent capables et souhaitent rester dans le même travail jusqu’à la retraite, pour les hommes comme pour les femmes. Si ce résultat était relativement prévisible pour les situations de travail « pénible et contraint », elle peut surprendre pour des situations de travail qui rassemblent beaucoup de cadres et de professions intermédiaires, les plus fortes proportions de diplômés au-delà du bac et sont épargnés par les exigences physiques du travail. Pourtant c’est bien dans la configuration « sous pression » que les proportions de celles (et un peu moins de ceux) qui ne se sentent pas capables de rester et ne le souhaitent pas, mais aussi de celles (et plus de ceux) qui, bien qu’elles se sentent capables de tenir ne le souhaitent pas, sont les plus élevées.

Ne pas se sentir capable et/ou ne pas souhaiter rester dans le même travail peut renvoyer au manque de perspectives d’évolution jusqu’à la fin de sa vie professionnelle : y sont particulièrement élevées les proportions des personnes qui estiment que leurs perspectives de promotion ne sont pas satisfaisantes (68% des femmes, 62% des hommes) ou qu’elles n’ont pas l’occasion de développer leurs compétences professionnelles (45% des femmes, 37% des hommes). Ce jugement peut aussi manifester les difficultés accrues avec l’âge à vivre durablement des situations de pression temporelle et de changements permanents, qui peuvent contribuer aux difficultés exprimées pour concilier cette vie de travail avec les engagements familiaux ou sociaux.

Ces résultats confirment que le jugement porté sur la soutenabilité de son travail n’est pas seulement lié à des situations de travail peu qualifié, monotone, à faible autonomie et exigeant physiquement, mais qu’il peut aussi renvoyer à des dimensions plus psychosociales caractérisant des situations de travail diverses.

2. Quels aménagements en fin de carrière ?

Afin de tenir compte des difficultés à « tenir » jusqu’à la retraite, on peut chercher à aménager les conditions de travail et d’emploi en fin de carrière. Les incitations à négocier mises en place en 2009 en faveur de l’emploi des salariés âgés et en 2013 relative au contrat de génération incitaient ainsi les partenaires sociaux à négocier sur l’aménagement de fin de carrière et la transition entre activité et retraite. Ces aménagements qui portent souvent sur une réduction du temps de travail s’avèrent limités et inégalement accessibles. Les conditions et le contenu du travail, qui constituent parfois des critères pour accéder à ces dispositifs, jouent sur l’adhésion des salariés concernés et sur les conditions réelles de travail avec ces aménagements.

Des dispositifs limités et inégalement accessibles

Entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, de nombreux pays européens ont développé des dispositifs publics permettant de réduire le temps de travail en fin de carrière (Jolivet et Lee, 2004). Des dispositifs conventionnels existent également, qui ont plus ou moins pris le relai des dispositifs publics très largement supprimés au fil des réformes des retraites. Il s’agissait d’abord d’envisager une voie alternative à la sortie anticipée d’activité (préretraite dite « totale ») et de réduire le temps de travail à la fin de la vie active pour permettre de partir à la retraite plus tard. Ces différents dispositifs peuvent aussi éviter la coupure brutale entre emploi et retraite, favoriser un étalement des départs et des embauches voire une transmission des savoirs professionnels. Ils peuvent enfin contribuer à réduire l’exposition à des conditions de travail (et d’emploi) « pénibles » sous des conditions d’âge, d’ancienneté voire d’exposition passée à certaines conditions de travail. Cela peut passer par des jours de congés supplémentaires qui étendent les périodes de récupération et donc diminuent la fatigue, ou par des exemptions de certaines contraintes de travail.

En France, la transition progressive entre emploi et retraite est restée un sujet marginal pour la politique publique et les politiques d’entreprise. La réforme des retraites de 2003 a ouvert des marges de manœuvre individuelles, entre autres par des aménagements apportés à la retraite progressive et au cumul emploi-retraite. Cependant, elle a fermé les dispositifs publics existants (cessation progressive d’activité dans la fonction publique, préretraite progressive hors fonction publique). L’État s’est ainsi désengagé de la gestion et de la subvention des dispositifs de transition progressive entre emploi et retraite. Avec les incitations à négocier en faveur de l’emploi des salariés âgés, sur la prévention de la pénibilité et sur le contrat de génération, la gestion et le financement de dispositifs de transition ont été reportés sur les partenaires sociaux. Des dispositifs de « temps partiel seniors » (par exemple dans l’accord intergénérationnel Orange) ou de « temps partiel aidé fin de carrière » (par exemple dans l’accord PACTE Air France) existent aujourd’hui dans des accords ou des plans unilatéraux très variés, combinés ou non à un congé de fin de carrière ou à la retraite progressive. L’accès n’est le plus souvent possible que dans une période très limitée précédant la retraite (au maximum 55 ans et 5 ans avant le départ en retraite, le plus souvent 3 ans avant), ce qui limite l’anticipation des difficultés à tenir dans un poste. Des accords contiennent des dispositifs spécifiques pour les salariés en fin de carrière exposés à certaines conditions de travail actuelles ou passées (par exemple la sortie des horaires de nuit dans l’accord Barilla).

On constate également leur individualisation avec un report total sur les personnes elles-mêmes lorsque la réduction du temps de travail mobilise un compte épargne-temps (quand un accord permet de capitaliser suffisamment de jours), un compte pénibilité. C’est évidemment le cas pour les personnes qui travaillent pour des employeurs et dans des secteurs d’activité qui ne mettent pas en place de dispositifs de ce type. En fin de carrière, le temps partiel est une forme d’aménagement qui peut s’imposer. La retraite progressive, en forte progression depuis 2015, est une autre option qui permet de compenser la perte de revenu selon les droits acquis au titre de l’assurance-vieillesse, donc selon le parcours.

Le « compte épargne-temps universel » envisagé dans le projet de loi de janvier 2023 pour la réforme des retraites maintient le désengagement de l’État et poursuit la tendance à l’individualisation.

Prendre en compte le travail dans les aménagements en fin de carrière

L’attention aux conditions d’éligibilité à un dispositif d’aménagement en fin de carrière rend moins visible ce qui peut se jouer avec le travail. Les déterminants de la décision d’adhérer ou non, les conséquences de cette adhésion mêlent très étroitement les conditions d’accès objectives, définies pour tous les salariés concernés (temps de travail, compensation de la baisse de rémunération, âge, distance à la retraite) et plutôt liées à l’emploi (emploi fragilisé) et des conditions subjectives et variables étroitement liées au travail.

Dans une recherche par entretiens auprès de 29 salariés dans 12 entreprises qui proposaient un passage en préretraite progressive (PRP) (Charpentier et Jolivet, 2001), plusieurs des déterminants de l‘adhésion ou du refus d’adhérer à ce dispositif avaient un lien avec le travail actuel ou passé. L’attention portée à sa santé, avec un incident de santé dans les années ou les mois précédant la proposition d’adhésion, et la fatigue étaient les deux raisons les plus fréquemment citées. La pénibilité des conditions de travail, l’ancienneté au travail dans ces conditions, des contraintes de temps ou de postures de moins en moins bien supportées, un changement de rythme biologique ou la réaction face aux changements dans le travail étaient cités. Le lien entre décision d’adhérer et pénibilité n’était pas strict : certaines personnes « passaient en PRP » tout en estimant que le travail n’influait pas sur leur décision, d’autres qui pourtant soulignaient leur fatigue et la pénibilité de leur travail avait refusé. D’autres raisons correspondaient à des difficultés de conciliation entre la vie personnelle et la vie professionnelle (souhait de rapprocher sa durée de temps libre de celle de son conjoint, de consacrer plus de temps soit à un parent très âgé soit à un enfant handicapé).

Les conditions de travail après réduction du temps de travail jouaient également fortement pour l’adhésion et pour la satisfaction après le passage à temps partiel. Le maintien dans le poste de travail et une demande précise quant aux nouveaux horaires de travail (en particulier un mi-temps sur une journée est inacceptable pour la quasi-totalité des salariés) étaient signalées comme des conditions sine qua non pour adhérer à la PRP. Les salariés qui avaient accepté la PRP relevaient par ailleurs des difficultés liées au travail : la reprise d’activité est difficile après une phase de repos (même quand le rythme de travail est une semaine sur deux) ; cela demande un effort d’organisation de la part du salarié lorsque l’activité exige un suivi dans le temps (prise de notes avant le départ, préparation du travail à faire au retour, recherche d’information sur ce qui s’est passé durant la période d’absence ; « le travail attend » lorsque le temps non travaillé n’est pas pris en charge par quelqu’un d’autre ; le travail ne peut pas toujours être maintenu à l’identique, même si c’est le cas pour la très grande majorité des salariés en PRP dans les entreprises enquêtées. Enfin, les possibilités de promotion, de formation et d’évolution dans l’emploi s’avéraient nulles.

Des aménagements de fin de carrière comme le tutorat ou le mentorat peuvent ouvrir de réelles possibilités de réduction de l’exposition à des conditions de travail exigeantes, voire de reconversion pour des agents en deuxième partie de carrière, avec des itinéraires dans lesquels la fonction de formateur peut prendre une place croissante. Des travaux sur des cas d’entreprises (Caron et al., 2012) mettent en évidence des difficultés liées aux conditions dans lesquelles le tutorat est réalisé et à son contenu : par exemple une surcharge de travail lorsque l’activité de transmission des savoirs s’ajoute à l’activité de production (ou de service) du tuteur ; le travail en doublure sur un poste moins facile ou la présence moindre ou instable de travailleurs expérimentés du fait des départs et/ou de la réduction des effectifs ; une transmission fondée sur la codification des savoirs ou au contraire qui s’appuie sur les pratiques professionnelles existantes mais sans lien suffisant avec l’activité réelle de travail.

3. Agir sur les conditions de travail ? Décloisonner !

Agir sur les conditions de travail qui réduisent la possibilité de rester en emploi jusqu’à la retraite ne se limite pas à agir sur les conditions de travail des seniors. L’incitation à négocier pour l’amélioration des conditions de travail et la prévention de la pénibilité, avec la loi de décembre 2010, et deux des utilisations possibles des points du compte pénibilité mis en place en 2015 (formation et réduction du temps de travail) proposent ainsi une approche différente, préventive et non ciblée sur la fin de carrière.

Une recherche réalisée en 2012 pour le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) a porté sur une trentaine d’« expériences intéressantes » menées dans treize entreprises (Delgoulet et al., 2014). La démarche retenue a consisté à partir de ce qui se fait, qu’il s’agisse de réflexions ou d’actions, abouties ou non. Les expériences qui ont pu être identifiées avec les acteurs de terrain mettent en évidence plusieurs décloisonnements.  En voici deux illustrations.

Les expériences dépassent très fréquemment le cadre des seules actions identifiées comme relavant des conditions de travail et certaines ne figurent même pas dans un accord ou un plan d’action « seniors ». Pour sortir du travail de nuit des salariés anciens, une entreprise a par exemple conduit un projet de réinternalisation de postes de travail qui a consisté à réexaminer ces postes à la fois sous l’angle des conditions de travail tenables ou pas, des évolutions professionnelles possibles et du coût économique du projet.

Pour éviter le licenciement d’un technicien senior qui présente une restriction d’aptitude, une entreprise élabore de nouvelles fonctions. L’une est construite en considérant ses compétences, la stratégie de développement des gammes de produits automatisés en direction des collectivités, et la soutenabilité pour lui des conditions de travail associées. Les autres (visites de maintenance sur les parties motorisées des produits vendus, préparation de chantier en amont de la pose sur les aspects électriques), également soutenables, permettent de rendre le poste rentable. La prise en charge de cas individuels a conduit l’entreprise à envisager des aménagements collectifs des conditions de travail et des évolutions professionnelles.

Ces expériences suggèrent d’aborder les questions de maintien en emploi des salariés les plus âgés de façon intégrée, en articulant des actions ciblées sur des salariés plus âgés et des actions pour les salariés de tous âges, des actions sur les conditions de travail et des actions plus transversales, des actions individuelles et des actions collectives. La réflexion peut être progressive, engagée sur un aspect avant d’en aborder d’autres, lente à s’installer. Elle nécessite donc un travail d’élaboration des connaissances, partagé et sur mesure (Jolivet et al., 2020).

Conclusion

La politique publique en faveur de l’emploi des seniors comporte aujourd’hui très peu de dispositions favorisant des actions relatives aux conditions de travail. Cela tient beaucoup au fonctionnement en silos des politiques. Ainsi, les réformes des retraites ont accordé relativement peu d’attention aux conditions réelles de travail alors que les plans Santé Travail ont progressivement accordé davantage d’attention au caractère préventif, partenarial et co-construit des actions. On trouve ainsi dans le plan Santé Travail 2021-2025 des objectifs relatifs à la prévention de la désinsertion professionnelle et à la prévention de l’usure au travail qui ouvrent des voies d’action plus systémiques et non ciblées a priori sur l’avance en âge et la fin de carrière.

Les modes de gestion du travail et de l’emploi relèvent d’usages multiples que l’on ne peut bouleverser ni par décret ni rapidement. Du côté des employeurs, cela implique un « travail de connaissance », un travail d’élaboration en interne, voire de réélaboration de grilles d’analyse, de systèmes d’action, de ciblage des actions. L’impulsion donnée par le dernier Plan Santé Travail à des initiatives partenariales territoriales pourrait donner lieu à des analyses utiles des modalités de travail dans ces partenariats, et à la façon dont ils concourent ou non à créer des ressources pour aborder le vieillissement au travail (Jolivet et Meylan, à paraître).

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

Caron Laurent, Caser Fabienne, Delgoulet Catherine, Effantin Elise, Jolivet Annie, ThÉry Laurence et Volkoff Serge (coord.) (2012), « Les conditions de travail dans les accords et plans d’action “seniors” ». Étude pour le Conseil d’orientation des conditions de travail, Rapport de recherche, 79, CEE, juillet. https://isidore.science/document/10670/1.x3c3o2

Charpentier Pascal et Jolivet Annie (2001), Préretraites progressives et gestion prévisionnelle de l’emploi. Rapport final, Rapport pour la DGEFP, Ires, octobre. https://ires.fr/wp-content/uploads/2023/02/RapportDGEFPprp10-2001.pdf

Delgoulet Catherine, Volkoff Serge, Caron Laurent, Caser Fabienne, Jolivet Annie et ThÉry Laurence (2014), « Conditions de travail et maintien en emploi des séniors : enjeux d’un « décloisonnement » des approches et des pratiques », Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 69, n°4, octobre-décembre, p. 687-708. https://doi.org/10.7202/1028108ar

Jolivet Annie (2023), « Fin de carrière et droit », Retraite & Société, n°90, 2023(1) (à paraître).

Jolivet Annie, Lee Sangheon (2004), "Employment conditions in an ageing world: Meeting the working time challenge", Conditions of work and employment series, n°9, International Labour Office, 38 p. https://www.ilo.org/travail/info/publications/WCMS_TRAVAIL_PUB_9/lang--en/index.htm

Jolivet Annie et Zara-Meylan Valérie, Cescosse Maxime et Chevance Alain (2020), « Maintien en emploi des seniors et expérimentations partenariales de cinq Aract : quels apports pour la conception et la mise en œuvre de la politique publique ? », Anact, La Revue des conditions de travail, 11, p. 43-60. https://www.anact.fr/maintien-en-emploi-des-seniors-et-experimentations-partenariales-de-cinq-aract-quels-apports-pour-la

Jolivet Annie et Zara-Meylan Valérie, « Expérimentations en faveur du maintien en emploi des seniors : une analyse des configurations partenariales territoriales à partir de l’activité des chargés de mission de cinq Aract », @ctivités, à paraître.

Jolivet Annie et MoliniÉ Anne-Françoise (2021), « Travailler plus tard est-il aussi soutenable pour les femmes que pour les hommes ? Une analyse à partir des enquêtes Conditions de travail 2013 et 2016 », Socio-économie du travail, Genre et politiques de l’emploi et du travail, 2 (n° 8), p. 127-162. ⟨10.48611/isbn.978-2-406-12361-3.p.0127⟩.

Jolivet Annie, MoliniÉ Anne-Françoise et Volkoff Serge (2004), « PRP : le temps partiel régule-t-il le vieillissement au travail ? », Centre d’Etudes de l’Emploi, Connaissance de l’emploi, n° 8, octobre. file:///C:/Users/Utilisateur/Downloads/8-prp-temps-partiel-vieillissement-1.pdf