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28.09.2020

Le LIEPP dans le paysage de l'évaluation des politiques publiques

© Photo Céline Bansart

Interview avec Anne Revillard, qui a pris la direction du LIEPP en août 2020. 

Vous prenez la direction du LIEPP après y avoir travaillé plusieurs années en tant que chercheuse : quel rôle le LIEPP a-t-il joué dans votre trajectoire de recherche ? 

Je suis professeure associée en sociologie à Sciences Po, où je suis membre du LIEPP et de l'Observatoire sociologique du changement depuis 2012. Ma trajectoire de recherche est un bon exemple de l'impact que peut avoir un endroit comme le LIEPP en termes d'émergence et de développement de nouveaux questionnements. Mon arrivée au LIEPP a en effet marqué un tournant dans mes travaux de recherche : alors que j'avais précédemment travaillé sur les politiques publiques (en matière des droits des femmes, de médiation institutionnelle puis de handicap) plutôt sous l'angle de leur définition et de leur mise en oeuvre, les questionnements issus de l'évaluation ont contribué à déplacer mon regard vers la question des conséquences des politiques pour les personnes qu'elles prennent pour cible -question que j'ai travaillé à partir du concept de réception de l'action publique<--break->Dans ma dernière recherche je m'intéresse ainsi à la façon dont des personnes ayant des incapacités physiques ou visuelles font l'expérience de différents dispositifs relevant des politiques du handicap. Au LIEPP, j'ai été très impliquée dans l'animation du séminaire doctoral, puis à partir de 2015 dans la création, avec Morgane Laouénan et Mirna Safi d'un axe de recherche sur les discriminations. Je reprends aujourd'hui la direction du laboratoire à la suite de Bruno Palier, avec qui j'ai travaillé de concert et beaucoup appris en tant que directrice du développement, en préparation de ce nouveau poste.

Le paysage de l'évaluation des politiques publiques a beaucoup évolué ces dernières années (on en parle de plus en plus, il y a de plus en plus d'acteurs qui font de l'évaluation) mais la sphère académique investit encore assez timidement ce champ, peu de chercheurs s'aventurent dans ce domaine... 

Effectivement, les acteurs académiques occupent aujourd'hui en France une place limitée dans le champ de l'évaluation. L'évaluation reste de façon plus centrale une pratique d'administrations ou de consultant.e.s dans le secteur privé. Cette marginalité du monde universitaire est paradoxale, dans la mesure où l'évaluation des politiques publiques a pu être originellement définie, notamment aux États-Unis, comme une pratique de sciences sociales appliquées, consistant à mettre en oeuvre des méthodes issues des sciences sociales pour éclairer les enjeux et les conséquences de différents programmes d'action publique. Et cette marginalité est dommageable, car la recherche scientifique a beaucoup à apporter à l'évaluation : non seulement en termes de rigueur méthodologique, mais aussi grâce à l'autonomie dont disposent les chercheuses et les chercheurs dans la définition de leurs agendas de recherche. L'investissement de l'évaluation par les acteurs académiques, à l'instar d'autres acteurs de la société civile ou d'autorités indépendantes, contribue à désindexer l'agenda d'évaluation de celui de la commande publique - en d'autres termes, cela permet de poser aux politiques publiques d'autres questions que celles qu'elles veulent bien se poser. Cela participe d'une diversification des points de vue, mais aussi souvent d'une forme de contre-pouvoir fondé sur la connaissance, essentiel sur le plan démocratique. Il y a donc un enjeu politique important, de mon point de vue, à faire une plus grande place aux savoirs issus de l'Université dans le domaine de l'évaluation. Or, cette place, les universitaires ne sont effectivement pas toujours prêtes et prêts à la prendre. D'abord du fait d'un épuisement généralisé dans les milieux de la recherche, mais aussi en raison de réticences vis-à-vis d'une démarche d'évaluation justement souvent perçue comme une démarche strictement empirique et/ou subordonnée aux injonctions d'un commanditaire. Il semble donc y avoir incompréhension de part et d'autre. 

Quel peut être le rôle du LIEPP dans ce contexte ? 

Dans ce contexte, je conçois foncièrement le rôle du LIEPP comme un rôle de traduction, de médiation, et d'organisation d'une saine confrontation, entre différents univers et différentes traditions. Il s’agit d’abord de démystifier et d’expliquer la démarche d’évaluation des politiques publiques auprès des chercheuses et des chercheurs : faire de l’évaluation, c’est certes faire de la science « appliquée », mais cela ne signifie pas abandonner son autonomie ni son aspiration à la théorisation et à la publication dans des revues de science « fondamentale ». Les membres du LIEPP font aussi de la théorie et publient dans de très bonnes revues. En ce qui concerne l’autonomie, notre charte de déontologie, cosignée avec d’autres acteurs universitaires de l’évaluation, veille à assurer l’indépendance des recherches menées. De plus, nos appels à projets, très ouverts sur le plan thématique, donnent aux chercheuses et aux chercheurs l’occasion de définir leurs propres questions évaluatives en toute autonomie. Mais l’appellation « politique publique » peut aussi sembler restrictive pour certain.e.s scientifiques, qui ne définissent pas nécessairement leurs objets de recherche dans ces termes (elles et ils travaillent par exemple plutôt sur l’éducation, la santé, les discriminations…) alors que leurs travaux ont des implications très utiles pour l’action publique. Ici encore, un travail de pédagogie est nécessaire.

Réciproquement, il s’agit d’œuvrer à faire une place aux travaux universitaires dans la réflexion des acteurs publics. Cela suppose un effort de communication, de traduction des questionnements et résultats de la recherche dans des termes plus habituels et facilement assimilables pour les acteurs des politiques publiques. C’est ce à quoi contribuent notamment nos Policy briefs, ainsi que les nombreux événements que nous organisons pour mettre en dialogue des résultats de la recherche auprès des acteurs publics. 

Le LIEPP se définit comme un laboratoire "interdisciplinaire" d'évaluation des politiques publiques : quid de cette interdisciplinarité ? 

C'est la troisième dimension de ce travail de mise en dialogue que nous opérons : il s'agit d'organiser la confrontation et la complémentarité entre disciplines et entre méthodes dans la recherche évaluative. Au regard de la nature de la démarche comme de l'histoire du champ, l'interdisciplinarité est consubstantielle de l'évaluation des politiques publiques. En tant que démarche guidée par les problèmes (problem oriented), l'évaluation a historiquement fait fi des frontières disciplinaires et emprunté à une diversité de méthodes. Il n'en demeure pas moins que le regain d'intérêt pour l'évaluation ces dernières années en France a été associé, tant chez les acteurs publics qu'au sein du monde universitaire, à la valorisation d'un type particulier de méthodes, les méthodes économétriques, et notamment l'expérimentation contrôlée. Sans nier l'intérêt de ces approches que plusieurs de nos chercheur.e.s pratiquent, nous choisissons, au LIEPP, de les compléter et de les faire dialoguer avec d'autres approches, notamment qualitatives. Celles-ci permettent notamment de questionner les catégories utilisées dans la recherche quantitative, de comprendre la genèse et les enjeux des dispositifs étudiés, ou encore d'en analyser la mise en oeuvre et la réception. 

Pertinent pour l'évaluation, ce choix d'interdisciplinarité ne va pas sans soulever des difficultés sur le plan institutionnel, dans un monde scientifique encore très organisé en silos disciplinaires (notamment sur le plan des revues, des logiques de carrière...). Il ne va pas non plus sans soulever des défis épistémologiques (tensions entre approches positivistes et constructivistes notamment). Identifiés dès le début du projet LIEPP, ceux-ci ont été travaillés au fil des années pour favoriser le développement d'une science plus réflexive. Et je tiens ici à rendre hommage au travail de mes prédécesseur.e.s à la direction du LIEPP, Etienne Wasmer, Cornelia Woll et Bruno Palier, qui ont su organiser, faire vivre et fructifier ce dialogue interdisciplinaire qui fait la force de notre laboratoire. 

Quels sont les chantiers prioritaires du LIEPP pour les années à venir ? 

À l’aube de ses 10 ans (le LIEPP a été créé en 2011), le laboratoire entame une nouvelle phase de développement. Celle-ci est marquée, sur le plan institutionnel, par notre redéploiement en partenariat avec Université de Paris (UP). Ce redéploiement est justement pour nous une occasion de renforcement de l’interdisciplinarité, et d’ouverture thématique. Dans les premières années du LIEPP, la démarche interdisciplinaire a principalement mis en dialogue la sociologie, l’économie et la science politique. Le redéploiement en partenariat avec UP est l’occasion de nouer des collaborations avec des chercheuses et chercheurs des différents laboratoires UP dans ces trois disciplines, mais aussi d’étendre notre réflexion interdisciplinaire à de nouveaux horizons, incluant par exemple la santé, les sciences cognitives, l’histoire, la psychologie, les sciences environnementales… Sur le plan thématique, nos quatre axes de recherche fondateurs (sur les politiques éducatives, les discriminations, les politiques sociofiscales et l’évaluation de la démocratie) ont redéfini leurs orientations en préparation de cette nouvelle phase, et deux nouveaux axes sont en cours de lancement, sur les politiques environnementales et sur les politiques de santé.

Les activités de ces six axes vont être alimentées par les projets qui seront retenus dans le cadre de deux appels à projets que nous avons lancés au printemps dernier dans la perspective de ce redéploiement, un appel à projet général en évaluation interdisciplinaire des politiques publiques, et un autre appel à projet plus spécifique sur l’évaluation interdisciplinaire des politiques du genre. 

Parallèlement, nous avons lancé une initiative en direction des doctorant.e.s et jeunes docteur.e.s dans un périmètre incluant Sciences Po et Université de Paris, le programme jeune recherche, qui vise à favoriser les échanges entre disciplines et entre institutions à partir de recherches (post-)doctorales pertinentes pour l’évaluation des politiques publiques. C’est à partir de toutes ces nouvelles recherches, et de l’expérience cumulée puis 10 ans, que nous espérons faire la démonstration de l’intérêt d’une approche interdisciplinaire dans la recherche évaluative. Nous arrivons aussi à une étape de développement où cette approche va pouvoir être plus précisément mise en forme et théorisée, sur la base de nos pratiques et en dialogue avec le champ international en évaluation. C’est un des objectifs du cycle de séminaires "Méthodes et approches en évaluation" (METHEVAL).