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19.06.2023
Réformer le système de protection sociale français : Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord ?
Bruno Palier est directeur de recherche au Centre d’Etudes Européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po et docteur en science politique, agrégé de sciences sociales. Il a été directeur du Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP) de septembre 2014 à juillet 2020. Ses recherches portent sur les réformes des systèmes de protection sociale en France et en Europe, et notamment les politiques d’investissement social, l’européanisation des réformes de la protection sociale, les dualisations sociales en Europe et les liens entre régimes de croissance et régimes de protection sociale.
Avec Clément Carbonnier (Université Paris 8, LIEPP), il est co-auteur de l’ouvrage Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord publié en février 2022 par les Presses Universitaires de France. Au LIEPP, Bruno Palier coordonne le projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? » qui propose un état des lieux des connaissances de sciences humaines et sociales sur le travail en France.
Dans votre ouvrage, pourquoi avoir choisi de cibler particulièrement le public des femmes, des jeunes et des enfants pour interroger le système de protection sociale français ?
Notre titre se veut provocateur. Il souligne que notre système de protection sociale se préoccupe davantage de maintenir le revenu des hommes âgés que celui des autres (les retraites des hommes sont près de 30% plus élevées que celles des femmes), et surtout qu’il n’offre pas les protections adéquates (non seulement en termes monétaires, mais aussi de services sociaux) dont les femmes, les jeunes et les enfants ont besoin.
Aujourd’hui, c’est parmi les jeunes et les femmes seules avec enfants que l’on trouve les taux de pauvreté les plus élevés en France, alors même qu’il y a peu de prestations adaptées pour ces situations. Les jeunes en situation de pauvreté n’ont droit à rien avant 25 ans (sauf très rares exceptions). Les mères seules ont besoin de prise en charge de leurs enfants pour chercher et exercer un emploi (mais il n’y a pas assez de places de crèches disponibles). Les enfants qui vivent dans des familles pauvres (20% des enfants français) n’ont pas assez de soutien, ni monétaire, ni d’accompagnement (crèche, école, santé…).
La logique dominante de notre système de protection sociale est contributive ; il faut d’abord avoir payé des cotisations, par l’exercice d’un emploi, pour avoir le droit aux principales prestations (chômage et retraite notamment), ce qui n’est pas le cas des enfants, des jeunes et des jeunes parents isolés sans emploi. C’est pourquoi nous prônons une autre logique pour la protection sociale : celle de l’investissement social, qui doit intervenir en amont des problèmes.
Cela dit, ce n’est pas une raison pour détruire les droits existants, notamment à retraite, qui ont permis aux personnes âgées de sortir de la pauvreté. Le débat sur les retraites a montré non seulement un attachement aux droits existants, mais aussi une réticence à devoir travailler dans les conditions actuelles. C’est pour comprendre ces situations au travail que nous avons lancé le projet de médiation scientifique Que sait-on du travail ? au LIEPP.
Le débat public parle souvent du "coût de la protection sociale”, vous utilisez plutôt l’expression “investissement social”, pourquoi ?
On a trop considéré la protection sociale comme un coût, comme l’illustre l’expression de « charges sociales » pour désigner les cotisations sociales qui financent les prestations sociales, en oubliant l’importance sociale mais aussi économique de ces prestations. Elles permettent aux gens de tenir en période difficile, mais elles garantissent aussi une solidarité collective (chacun sait qu’il peut compter sur ces mécanismes de solidarité en cas de coup dur, de besoin, de maladie, ou à la retraite). On oublie aussi trop souvent les fonctions économiques de la protection sociale : soutien à la consommation, qui peut aussi aider en cas de récession (ou de coup d’arrêt comme pendant le confinement), mais aussi prestations et services qui permettent de préparer son parcours professionnel (formation notamment). Il est aussi nécessaire de fournir les services qui accompagnent les individus en emploi : les prestations de prise en charge des personnes dépendantes pour éviter d’avoir à interrompre sa carrière pour s’en occuper, mais aussi les prestations de formation et de suivi tout au loin de la carrière professionnelle. Ce sont ces services que nous appelons services d’investissement social.
Quelle est l’orientation actuelle des politiques publiques françaises en matière d’investissement social auprès des publics mis en exergue par votre ouvrage ?
Les politiques d’investissement social sont relativement limitées en France, et ont longtemps été réservées aux plus aisés. Ainsi, l’accès aux crèches est trois fois plus élevé pour les enfants de familles aisées que pour les plus pauvres. La ségrégation scolaire qui domine souvent en France (comme le montrent certains travaux du LIEPP) est le fait des classes moyennes supérieures qui se réservent les « bonnes classes » et les « bons » établissements. La formation profite d’abord à ceux qui ont déjà des compétences reconnues, les établissements d’enseignement supérieurs d’excellence sélectionnent leurs candidats et reproduisent les inégalités sociales, etc… Si l’investissement social est réservé aux plus aisés, alors c’est un facteur d’inégalité.
C’est sans doute pour cela que le plan de lutte contre la pauvreté des jeunes et des enfants a cherché à cibler certaines prestations (crèches, formation) envers les plus démunis, mais les moyens n’ont pas suivi. En général, les politiques économiques et sociales françaises ne sont pas tournées vers l’investissement (ni social, ni dans l’innovation, ni dans la qualité, ni pour l’environnement), mais cherchent plutôt à soutenir une stratégie de réduction des coûts (coût du travail notamment).
En nous appuyant sur nos travaux menés par ailleurs au LIEPP, nous avons montré dans notre ouvrage que la stratégie économique de la France est une stratégie du low cost qui coûte beaucoup à l’Etat. Comme je le rappelle dans ma contribution à notre série Que sait-on du travail ?, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé, à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE, devenu en 2019 une baisse pérenne de cotisations sociales), les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 Milliards d’Euros.
Les nombreuses évaluations des politiques de baisse des cotisations sociales montrent que si elles ont eu une certaine efficacité lors de leur première mise en œuvre, elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois (Carbonnier, Palier, 2022, chapitre 6). Elles n’ont pas non plus permis d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises (Malgouyres, Mayer, 2018). Ces politiques sont donc inefficaces pour lutter contre le chômage, et bien loin de permettre une montée en qualité des productions françaises : elles ont tiré celles-ci vers le bas et réduit notre capacité à produire et exporter des biens et des services de qualité.
Les politiques de baisse des cotisations sociales ont en effet subventionné des secteurs d’activité incapable de construire une compétitivité hors coût, fondée sur la qualité des produits et services, et maintenu de nombreux emplois de piètre qualité. Comme le rappelle Clément Carbonnier dans notre ouvrage, les évaluations microéconomiques qui trouvent un impact des allègements sur l’emploi (Crespon, Desplatz, 2001) soulignent que les créations d’emplois liées aux allègements de cotisations sociales ont engendré une substitution de travailleurs peu qualifiés à la place de travailleurs qualifiés. Elles jouent donc à l’encontre de la capacité à soutenir des secteurs et des emplois de qualité.
Selon vous, quelle stratégie devrait être mise en place pour assurer l’efficacité et la pérennité de notre système de protection sociale ?
Nous proposons de mettre progressivement en place une stratégie de la qualité pour tous. Cette stratégie propose d’organiser une montée collective en qualité de l’économie et de la société française, qui ne soit pas tirée par quelques champions nationaux, mais qui soit portée par les services indispensables à tous (soins aux autres, éducation, santé…) : les services d’investissement social qui seraient garantis à tous. Sur ce socle commun, inclusif, il est possible de construire une nouvelle économie de la qualité, qui ait pour objectif non pas une croissance quantitative, destructrice de l’environnement, mais le bien-être qualitatif de toutes et tous.
Permettre à tous d’accéder aux qualifications et lutter contre la reproduction des inégalités suppose l’accès de tous aux crèches, l’école de la réussite pour tous, un soutien inconditionnel aux jeunes, une politique de conciliation qui ne retire pas les femmes du marché du travail, une politique de formation pour tous, y compris les adultes et notamment les moins formés. Cela nécessite aussi de s’attaquer aux causes des inégalités en France, y compris le culte du « libre choix », le familialisme de nos politiques sociales, l’élitisme scolaire ou bien encore la contributivité de notre protection sociale. Cela nécessite aussi de changer d’instruments de politiques publiques, c’est-à-dire de ne plus tout faire reposer sur les incitations ou exemptions fiscales, et de développer des services universels. Il faut enfin remettre en cause les soi-disant inégalités de productivité des différentes activités de service pour valoriser l’utilité collective des services aux autres.
Propos recueillis par Ariane Lacaze.