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12.09.2024
Bernard Gazier - Les Ni en emplois, ni en études, ni en formation (NEETs) en France : un défi qui reste à relever
Bernard Gazier est professeur émérite de sciences économiques à l’université Paris 1 et a développé l’essentiel de ses recherches en économie du travail. Il a notamment étudié l’organisation des carrières et des transitions professionnelles et personnelles tout au long de la vie. Promoteur avec l’Allemand G. Schmid et l’Autrichien Peter Auer de la théorie des « Marchés Transitionnels du Travail » depuis le début des années 2000, il a notamment travaillé sur les reconversions professionnelles, le dialogue social territorial, la diversité des formes d’emploi et les transitions entre l’école et la vie active. Il a récemment publié en 2023 avec Günther Schmid et Lutz Bellmann, « Governing Sustainable School to Work Transitions: Lessons for the EU ». Institute of Labor Economics (IZA), et en 2021 « Entre emploi atypique et entrepreneuriat. Le portage salarial comme « forme d’emploi de transition » ? » avec Jean-Yves Ottmann et Dominique Mahut, Socio-économie du travail, vol. 1 n°9, p. 117 – 166. Il a dirigé de nombreux ouvrages et rapports dont : Gazier, Bernard, and Frédéric Bruggeman. "Tripartisme et dialogue social territorial." Rapport pour le BIT, 2016 ; Gazier, Bernard, Claude Picart, and Claude Minni. "La diversité des formes d’emploi." Rapport, Conseil, 2016, Gazier, Bernard, and Carole Tuchszirer. Sécuriser les parcours professionnels : initiatives et responsabilités. Wolters Kluwer, 2015 ainsi que Gazier, Bernard, Bruno Palier, and Hélène Périvier. Refonder le système de protection sociale: pour une nouvelle génération de droits sociaux. Presses de Sciences Po, 2015.
LES NI EN EMPLOIS, NI EN ETUDES, NI EN FORMATION (NEETs) EN FRANCE : UN DEFI QUI RESTE A RELEVER
Bernard Gazier
Garantie Jeunes, Plan « un jeune une solution », Plan d’Investissement dans les Compétences… la liste est longue des initiatives souvent massives et coûteuses prises récemment en France par les pouvoirs publics en faveur des jeunes sans emploi non qualifiés. Ce qui toutefois reste frappant, c’est la persistance d’un nombre élevé de jeunes « ni en emploi, ni en études, ni en formation » ou encore « Not in Education, Employment or Training » (NEETs) selon l’acronyme anglais.
En effet, les derniers chiffres disponibles en provenance d’Eurostat et qui portent sur 2021 montrent que la part des NEETs parmi les jeunes de 15 à 29 ans dans notre pays reste proche de la moyenne européenne : 12,8%, face à 13,1% pour l’Europe à 27 et 13% pour la zone Euro. D’autres pays font beaucoup mieux que le nôtre : 9,2% pour l’Allemagne, 8,3 pour le Danemark (et hors UE, entre 7,7 et 6,2% en Suisse) (Schmid et al. 2023). Parmi les grands pays européens, seules l’Espagne et l’Italie font clairement moins bien que la France.
Les évolutions depuis 2014 ne montrent guère de tendances à l’amélioration : la part des NEETs 15 – 29 ans en France fluctue entre 13,4 et 12,4%, alors que la moyenne de l’EU à 27 a baissé de 16,1% en 2014 à 13,1% en 2021.
Observation complémentaire : les NEETs sont majoritairement des jeunes femmes. Pour 2021, le taux de NEETs dans l’Europe à 27 est de 13,1 %, mais pour les femmes il est de 14,5% tandis que pour les hommes il est de 11,8%.
Pour comprendre et faire face à ce défi persistant, plusieurs étapes sont nécessaires. La première est de reconnaître la diversité des situations que l’on regroupe sous cet intitulé négatif « Ni, ni, ni ». La seconde est d’identifier le principal problème français en matière de NEETs. La troisième consiste à préciser l’amont et l’aval des transitions qu’effectuent les jeunes français entre la formation initiale et l’emploi : d’où partent-ils et où arrivent-ils ? La quatrième étape revient sur les politiques publiques qui ont tenté d’affronter le problème. Enfin, en conclusion, la cinquième étape montre la nécessité et propose le contenu d’une réorientation stratégique en matière d’insertion des jeunes en France.
1. Hétérogénéité des NEETs : quelques repérages
Commençons par dénoncer une illusion fréquente : la catégorie des NEETs semble typique des jeunes en primo-insertion. Initialement appliquée à la tranche d’âge 15 – 25 ans, elle a rapidement été étendue aux 15 – 29 ans, les statistiques prenant en compte le fait que l’insertion des jeunes est un processus qui s’étire de plus en plus dans le temps à mesure qu’ils prolongent leurs études et passent par des périodes intermédiaires de stages rémunérés ou non et d’expériences diverses de « petits boulots » entre lesquelles ils peuvent être au chômage ou en inactivité.
Il suffit toutefois de regarder le graphique 1 ci-dessous pour comprendre que la catégorie NEETs reste pertinente au-delà de 29 ans (Junel, 2021). Portant sur des moyennes annuelles entre 2015 et 2019, il offre une vue d’ensemble des situations d’insertion par âge, reconstituant une pseudo-cohorte à partir de toutes les tranches d’âge considérées sur la période 2015-2019 (à défaut de pouvoir retracer les trajectoires effectives de chaque classe d’âge annuelle).
Cette représentation montre la part d’abord minoritaire puis dominante de l’emploi (en bleu foncé) et la décroissance symétrique de la formation initiale (en vert clair). Elle montre aussi la part des NEETs repérée ici par la ligne noire séparant les jeunes en emploi ou en formation initiale des jeunes « ni, ni, ni » : les jeunes au chômage ou en inactivité hors études et formation continue. Stabilisée entre 24 et 29 ans, cette part ne manifeste pas de tendance à décroître après 29 ans !
La catégorie des NEETs n’est donc pas typique des jeunes et s’applique aussi bien aux jeunes adultes. C’est ainsi que pour la France et toujours d’après Eurostat, le taux de NEETs en 2019 pour les 30 – 34 ans est de… 16,9% ! (Schmid et al., 2023).
Des populations très différentes sont concernées : des jeunes en situation de découragement suite à décrochage scolaire, de maladie, d’invalidité, de chômage récurrent, de chômage durable ou encore simplement de parentalité, le(les) jeunes parent(s) pouvant se retirer du marché du travail, notamment les mères par exemple si les conditions de garde d’enfant sont mauvaises. Il n’y a donc pas un seul problème pour les NEETs, mais plusieurs, et dans une pondération différente selon les classes d’âge.
Voici quelques ordres de grandeur pour 2019 : 40% des NEETs de 15 – 29 ans en France sont au chômage (dont 24 % chômage de courte durée et 16% de longue durée) ; 7% sont en maladie ou en situation de handicap ; 15 % se consacrent à des responsabilités familiales. 14% sont en situation de retour sur le marché du travail suite à une période d’inactivité. 16% sont « ré-entrants », c’est-à-dire en attente proche d’un emploi ou d’une formation. Plus de 20% n’ont pas spécifié de raisons à leur situation et relèvent de la catégorie « autres », ce qui montre la difficulté à cerner les problèmes rencontrés. Ces pourcentages varient si l’on décompose des classes d’âge plus étroites : Par exemple les 15 – 24 ans sont moins nombreux à avoir des responsabilités familiales (leur pourcentage n’est que de 8%), tandis que les 30 – 34 ans sont plus nombreux, avec un taux de 26%.
Cette diversité des situations se retrouve partout en Europe avec des différences notables entre pays. C’est ainsi que le pourcentage des NEETs de 30 – 34 ans allemands en situation de responsabilité familiale est de 46% (pour un taux de NEETs 30- 34 ans relativement important : 13,6%) (Schmid et al., 2023).
2. Emblématique des NEETs français : le chômage de longue durée
Le problème principal en France est celui du chômage de longue durée. La part des jeunes NEETs français pour le chômage de courte durée ne se détache pas de la moyenne de l’Union Européenne, et celle des pays ayant réussi à limiter le nombre des NEETs reste dans la même proportion : 24% on l’a vu pour la France, 21% pour l’U.E., 26% pour le Danemark, 19% pour l’Allemagne… Au contraire, la part des jeunes chômeurs de longue durée est nettement plus élevée en France : 16% comme on l’a vu, face à 14% en moyenne pour l’UE et surtout 4% pour le Danemark, 9% en Allemagne.
La persistance du problème tout au long de la période d’insertion est spectaculaire lorsque l’on considère les effectifs absolus, comme l’illustre le tableau 1 suivant :
Si donc les effectifs de NEETS « tournent » autour de 500 à 600 000 personnes par groupe d’âge établi de 5 ans en 5 ans, on observe (hors la cohorte des 15 – 19 ans) que les effectifs au chômage, initialement très élevés, baissent à partir de 25 ans, alors que les effectifs au chômage de longue durée sont remarquablement stables, aux alentours de 100 000 personnes dans chaque cohorte de 5 ans !
3. En amont et en aval : un système de formation initiale stratifié et excluant, et des emplois de faible qualité
Ces jeunes sont le plus souvent peu ou pas diplômés. On observe dans la plupart des pays de l’OCDE une part importante des jeunes NEETs avec de faibles niveaux de diplôme.
Pour la France, comme l’indique une étude de la DARES portant sur les NEETs en 2018 (Reist, 2020), « les deux tiers des jeunes sortis du système éducatif au cours du premier cycle de l’enseignement secondaire (collège) ou ayant abandonné en cours de CAP ou BEP avant la dernière année ne sont ni en emploi ni en formation, contre un tiers des jeunes ayant obtenu un CAP ou un BEP, et un jeune diplômé de l’enseignement supérieur sur six. ».
Nous rentrons ici dans une première perspective explicative : les difficultés d’insertion rencontrées par les NEETs seraient dues avant tout à leur faible qualification initiale. Beaucoup d’autres facteurs peuvent toutefois interférer, tels que la situation familiale, la profession des parents, la faible mobilité géographique, etc. Une régression logistique permet d’en tenir compte, qui calcule les chances d’être en situation NEET en neutralisant ces autres facteurs. Elle établit, toujours pour la France en 2018 et pour des NEETs 15 – 25 ans, qu’avoir un diplôme inférieur au CAP ou BEP, augmente de 1,8 fois la probabilité d’être en situation NEET par rapport à une situation de référence qui est précisément de disposer d’un CAP ou d’un BEP (Ibid., Tableau 1 p. 4). On ne doit pas oublier toutefois qu’il existe aussi des NEETs fortement diplômés. Un pays européen s’illustre dans ce cas, c’est la Grèce, avec près de 40% de NEETs 15-29 ans très qualifiés (OCDE, 2016).
Le diagnostic peut alors s’orienter vers deux directions complémentaires. La première est celle des particularités du système de formation initiale en France, qui se révèle excluant, et inadapté aux exigences de l’économie fondée sur la connaissance et sur l’adaptation permanente. C’est ainsi que dans une étude comparative très détaillée des trajectoires des NEETs en Europe une équipe internationale d’économistes, économètres et sociologues a pu mettre en évidence, après beaucoup d’autres, les inconvénients d’un système stratifié en compartiments étanches et très fortement inégalitaire. Même si le taux d’abandon scolaire est en baisse, passant de 12,6% en 2010 à 8,2% en 2019, la France produit chaque année de nombreux jeunes sortis sans diplôme ou avec des diplômes de faible niveau (Danner et al., 2022).
Le cas particulier de l’apprentissage en France doit être mis en avant : dispositif minoritaire et peu valorisé, l’apprentissage classique offre pourtant des perspectives d’insertion meilleures que d’autres diplômes de niveau équivalent. D’autres dispositifs ont été développés en France, reposant eux aussi sur l’alternance entre formation en classe et formation sur le lieu de travail, mais ils sont destinés à des étudiants tout à fait différents, plus avancés et souvent recrutés à l’issue d’une sélection exigeante (les IUT, les Master Pro). Il s’agit alors de parcours d’abord centrés sur la filière académique noble puis complétés par une professionnalisation de haut niveau. Depuis l’année 2018, l’apprentissage a connu un doublement des entrées en France, dans toutes les catégories de filières, qu’elles soient courtes ou longues. Il reste à apprécier les conséquences de ce vif essor, conséquences pour l’instant peu visibles pour les NEETs.
La seconde est la faible qualité des emplois en France, et notamment ceux qui sont accessibles aux jeunes peu ou pas qualifiés. En reprenant les chiffres fournis par le Céreq examinant dans son enquête 2020 le devenir de la génération de jeunes sortis de l’appareil éducatif en 2017 (Céreq, 2022, p. 83), on constate que le taux de chômage des non diplômés est de 48% pour les jeunes hommes et de 54 % pour les jeunes femmes. Leur ancienneté médiane au chômage est de 18 mois. Pour ceux qui ont connu des épisodes d’emploi, l’ancienneté médiane en emploi est de 13 mois sur les 3 ans d’observation. Seuls 12% des non diplômés accèdent à un emploi pérenne. Ces chiffres contrastent avec les valeurs observées pour l’ensemble de l’échantillon (600 000 personnes), qui sont de 9 mois de durée médiane de chômage et 24 mois de durée en emploi. Les moins qualifiés sont donc celles et ceux qui occupent majoritairement des emplois précaires et connaissent soit du chômage durable soit de fortes rotations entre emploi instable et chômage.
La qualité de l’emploi en France, telle que mesurée pour 2015 par l’institut ETUI (Piasna, 2017) (agrégation de sous-indices mesurant les salaires, l’emploi non standard, les conditions de travail, l’équilibre temps de travail et temps personnel, l’accès à la formation continue et l’accès à la représentation collective) est globalement dans une bonne moyenne européenne, la France étant 9ème sur 28 pays. Mais certains sous-index sont moins favorables, tels que les conditions de travail (16ème) ou la sécurité de l’emploi (15ème) (cf la contribution de Christine Erhel et al.).
C’est plutôt la très forte segmentation des emplois entre « bons » emplois et emplois précaires qui est caractéristique de la France et s’est aggravée depuis le tournant du siècle (Picart, 2016). On connaît un très fort développement des emplois de courte durée (CDD courts, intérim, plateformes) dans notre pays. En 2019, selon les statistiques d’Eurostat, la France est avec la Croatie l’un des deux pays ayant le plus fort taux de contrats courts (de durée inférieure à trois mois) en Europe parmi les emplois salariés : 5% :
Bouclons la boucle : ayant subi quarante années de chômage persistant, notre pays s’est accoutumé à un équilibre bas du segment défavorisé du marché du travail : qu’il s’agisse de l’accueil des jeunes, associant des jeunes peu ou pas formés et des emplois peu qualifiés et sans perspectives d’avenir, ou des salariés de tous âges maintenus en interne sur des postes de bas niveau. En témoigne un paradoxe désormais bien visible : ce sont, à tous âges, les travailleurs qui auraient le plus besoin de formation continue qui la demandent le moins (Stephanus, Vero, 2022).
4. Des politiques coûteuses aux résultats souvent décevants
Face à cette situation durablement installée, les pouvoirs publics en France ont multiplié les initiatives et les dépenses, faisant de la France un des pays de l’OCDE qui consacrent le plus de ressources aux politiques d’emploi. Les dépenses d’indemnisation des chômeurs sont très importantes, et les dépenses « actives » visant à former et orienter les chômeurs ainsi qu’à aider leurs employeurs potentiels sont elles-mêmes à un niveau élevé, comme en témoigne le tableau ci-dessous pour les années récentes.
Ce qui fait toutefois plus encore la spécificité de notre pays est une gamme d’interventions récurrentes plus générales : celles qui visent à subventionner les emplois faiblement qualifiés (cf la contribution de Bruno Palier). On arrive alors à un doublement de ces dépenses pour l’emploi. Les chiffres sont les suivants selon la DARES (2022) : les politiques de l’emploi proprement dites ont atteint 66 milliards d’Euros en 2019 et 95 milliards d’Euros en 2020 suite à la crise sanitaire. Mais les subventions générales à l’emploi (surtout des allégements généraux du coût du travail, et la prime d’activité) se sont montées à 80 milliards en 2019 et 79 milliards en 2020.
Pour les jeunes, ces efforts se sont matérialisés depuis 2017, par des interventions spécifiques, notamment durant la période de la crise sanitaire (Plan « un jeune, une solution »), et aussi par la promotion d’un accompagnement intensif des personnes éloignées de l’emploi. Le Plan d’Investissement des Compétences (PIC) a ainsi mis en place de 2017 à 2022 un gros ensemble de programmes imaginatifs ciblant un million de jeunes non qualifiés et un million de chômeurs non qualifiés, visant à faire revenir vers la formation professionnelle et à terme vers l’emploi ces populations en voie de marginalisation.
Face à ces efforts, les résultats sont parfois effectifs mais restent mitigés. C’est ainsi que les évaluations de la Garantie Jeunes (DARES – Analyses, n°3, janvier 2023), dispositif destiné aux jeunes marginalisés à partir des Missions Locales leur proposant des actions de remobilisation assorties éventuellement d’une aide financière, restent prudentes. Elles soulignent la qualité et la pertinence de ces actions, mais montrent aussi que les retours à l’emploi obtenus conduisent ces jeunes essentiellement vers des CDD et de l’intérim, et ne peuvent écarter l’hypothèse que ces succès relatifs aient été obtenus au détriment d’autres jeunes non bénéficiaires du dispositif.
Le même constat mitigé se retrouve avec de nombreux programmes mis en place sous l’égide du PIC, les plus emblématiques d’entre eux visant à ramener vers des formations de mise à niveau puis professionnalisantes des personnes marquées par l’échec scolaire et la relégation (Ayala et al., 2023). Si les efforts de formation des chômeurs non qualifiés conduisent bien à une amélioration de leur taux de retour à l’emploi, ce résultat coexiste avec la persistance de grandes difficultés pour ouvrir un horizon de remobilisation des personnes les plus loin de l’emploi et de la recherche d’une « deuxième chance » via la formation continue.
On peut alors émettre l’hypothèse que ces accompagnements volontaristes de retour à la formation puis à l’emploi se heurtent d’abord à l’emprise des comportements et anticipations négatifs issus des dispositifs de formation initiale (des personnes ayant subi l’échec scolaire ne souhaitent pas avoir l’impression de retourner à l’école pour suivre une formation) puis à la faible qualité des emplois disponibles.
Il est utile d’élargir la focale et de retrouver ici quelques pistes d’interprétation plus générales. Dans les années 1960, notre pays avait de très bonnes performances en emploi. La période était marquée notamment par l’importance de très grandes firmes recrutant des travailleurs sans qualifications et leur proposant des emplois durables parfois assortis de perspectives de progression professionnelle : ce que l’on appelle les « marchés internes » du travail. L’importance de ces carrières aménagées pour non qualifiés s’est progressivement réduite à mesure que l’on observait la montée des qualifications dans le monde, y compris au sein des pays en voie de développement. C’est cette montée en exigence que les institutions françaises de formation et d’orientation professionnelle, largement construites sur une forte distance entre les entreprises et l’appareil éducatif, ont eu de plus en plus de mal à reconnaître et à servir. Processus complexe au sein de la mondialisation (où la France souffre d’une spécialisation peu favorable), il en est résulté entre autres une fragilisation progressive et une contraction des emplois durables non qualifiés, accompagnée par des pratiques de flexibilisation et d’externalisation (Gazier, Petit, 2019) aboutissant à un très important gonflement d’emplois précaires.
Dans un tel contexte, l’activisme français n’est-il pas largement construit sur un message contradictoire ? D’un côté, les pouvoirs publics multiplient les efforts en faveur de la mobilisation et du retour à l’emploi des non-qualifiés, de l’autre ils pratiquent des subventions massives et permanentes en faveur de leur maintien dans l’emploi tel quel, qui laissent penser aux yeux des entreprises, du public et d’eux-mêmes que ces travailleurs souffrent d’une faible productivité et d’une faible adaptabilité, pire encore qu’il est inutile de tenter de les faire évoluer.
5. Conclusion : Quelques piste pour générer de meilleures transitions entre l’école et l’emploi
Le défi posé par la persistance de NEETs chômeurs et chômeuses de longue durée en France a de multiples dimensions comme on l’a vu et on voit bien qu’il n’y a pas de solution simple à portée de main. Deux voies pourraient être explorées pour sortir de la tyrannie du court terme.
La première est la recherche d’ajustements sur le marché du travail non plus par des manipulations à la baisse des salaires (le signal-prix), mais via l’amélioration de la qualification et de la qualité de l’emploi, en quelque sorte des ajustements par la qualité et la négociation collective.
On pourrait d’abord conditionner les subventions générales à l’emploi vues plus haut à des pratiques de poursuite de la formation continue et de promotion des travailleurs ainsi recrutés, notamment s’il s’agit de jeunes. Mais une telle mesure étatique unilatérale ne peut fonctionner que dans le cadre d’une démarche négociée aidant les entreprises et les partenaires sociaux à mieux diagnostiquer leurs besoins à moyen terme et trouver les moyens de les satisfaire, et parvenant à les mobiliser.
De nombreux retours à l’emploi des jeunes sont de très court terme : le passage par l’emploi précaire se solde par un retour rapide à la case chômage voire le découragement et l’inactivité, on doit donc distinguer l’employabilité de court terme et l’employabilité durable, et rendre ce critère systématique pour améliorer les performances des divers dispositifs d’aide au retour à l’emploi.
Une expérience en ce sens est prometteuse du côté de l’Economie Sociale et Solidaire : celle qui conduit les entreprises d’insertion, qui accueillent pour un maximum de deux ans des personnes loin de l’emploi pour les remettre en selle, à aller plus loin en aval : l’expérimentation SEVE emploi cherche à former et équiper les encadrants des entreprises d’insertion pour qu’ils accompagnent avec des entreprise « ordinaires » la suite de l’emploi de ces travailleurs, étayant leur accès à une carrière stable en appliquant une démarche de « médiation active » (Farvaque et al., 2023).
Du côté de la formation initiale et professionnelle, les efforts récents pour accroître le nombre d’apprentis ou rémunérer les stagiaires de l’enseignements professionnel vont dans le bon sens (hors abus et effets d’aubaine), mais ne changeront les anticipations et les comportements des jeunes et des employeurs que si sont construites des passerelles visibles et généralisées entre l’enseignement professionnel court et long. Il s’agit de permettre à celles et ceux qui sont entré(e)s dans l’apprentissage classique de disposer de véritables perspectives de développement sans être enfermé(e)s dans leurs niveau et spécialisation de départ. C’est ainsi que l’on observe en Suisse, pays où l’apprentissage demeure une voie majoritaire et prisée, de véritables universités professionnelles destinées aux apprentis souhaitant aller plus loin (Schmid et al. 2023). Ajoutons le constat de l’intérêt de décentraliser les politiques d’éducation et d’insertion, mais avec un défi qui est celui de préserver la cohérence et l’homogénéité entre branches et territoires. Il peut être relevé par la promotion de critères de qualité exigeants permettant aux régions et territoires de contrôler la crédibilité de leurs offres de formation professionnelle.
De telles dispositions pourraient ainsi participer à la construction d’une employabilité de long terme, dont notre pays aura bien besoin dans le contexte de la transition écologique.
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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"
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Références :
ARBELAEZ AYALA Alejandra, BUCHER Anne, GIVORD Pauline, LIMA Léa et MOREL Makiko (2023), Troisième rapport du comité scientifique de l’évaluation du Plan d’investissement dans les compétences, DARES, 160 p.
Céreq (2022), Enquête Génération. Quand l’école est finie. Premiers pas dans la vie active de la Génération 2017, n°3.
Comité scientifique en charge de l’évaluation de la Garantie Jeune (2018), Rapport final d’évaluation de la Garantie Jeunes.
DANNER, Magali, GIRET, Jean-François, GUEGNARD, Christine, JONGBLOED, Janine et JOSEPH, Olivier (2022), “Statuses during the school to work transition in France”. In: M. Levels et al. (Eds.), The dynamics of marginalized youth not in education, employment, or training around the world (p. 87-124). Routledge.
DARES (2022), “Les dépenses en faveur de l’emploi et du marché du travail”, Données, 20 mai.
FARVAQUE Nicolas et al. (2023), Evaluation du programme SEVE Emploi, Fédération des Acteurs de la Solidarité (FAS), février, 187 p. À paraître. Voir aussi https://www.seve-emploi.com/la-mediation-active-en-quelques-mots/
FILIPPUCCI Francesco (2023), « Quels effets de la Garantie Jeunes sur l’insertion professionnelle de ses bénéficiaires ? », DARES – Analyses, n°3, janvier
GAZIER Bernard, PICART Claude et MINNI Claude (2016), La diversité des formes d’emploi, Rapport pour le CNIS, Juillet n°142.
GAZIER Bernard et PETIT Héloïse (2019), Économie du travail et de l’emploi, La Découverte
JUNEL Bernard (2021), « Les jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation : jusqu’à 21 ans, moins nombreux parmi les femmes que parmi les hommes », INSEE Focus, 2021, mars, n° 229, p. 3
OCDE (2016), « A spotlight on youth », Society at a glance 2016.
PIASNA Agnieszka (2017), « « Bad Jobs » recovery ? European Job Quality Index 2005 – 2015 » ETUI Working Paper, 2017.06
PICART Claude (2014), « Une rotation de la main d’œuvre presque quintuplée en 30 ans : plus qu’un essor des formes particulières d’emploi, un profond changement de leur usage », INSEE Références Emploi et Salaires, édition 2014.
REIST Cindy (2020), « Les jeunes ni en études, ni en emploi, ni en formation (NEET) : quels profils et quels parcours ? », DARES analyses, février, n° 006.
SCHMID Günther, BELLMANN Lutz, GAZIER Bernard et LESCHKE Janine (2023), « Governing sustainable school – to -work transitions : Lessons for the EU », IZA Policy Paper n°197, janvier.
STEPHANUS Camille et VERO Josiane (2022), « Se reconvertir c’est du boulot ! Enquête sur les travailleurs non qualifiés » Céreq Bref n° 418.