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11.09.2024
Catherine Delgoulet - Des pénibilités à la soutenabilité du travail. Construire de nouvelles voies de prise en compte des relations santé – travail
Catherine Delgoulet est professeure du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam, Paris), titulaire de la chaire d’Ergonomie, et est rattachée au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD, Cnam). Elle dirige depuis 2019 un groupement d’intérêt scientifique, le Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Gis-Creapt), et contribue au programme de recherche transverse du Centre d’Étude de l’Emploi et du Travail (CEET). Dans un contexte de vieillissement démographique et de transformations majeures du travail, ses travaux éclairent les conditions de la construction de la santé à tout âge pour la conception de systèmes de travail et de formation soutenables.
DES PÉNIBILITÉS A LA SOUTENABILITÉ DU TRAVAIL. CONSTRUIRE DE NOUVELLES VOIES DE PRISE EN COMPTE DES RELATIONS SANTE – TRAVAIL
Catherine Delgoulet
Les questions relatives à la pénibilité du et au travail reviennent régulièrement dans le débat social, et les réformes des retraites ou du travail les remettent sur le devant de la scène. Ces questions relèvent d’enjeux essentiels liés à la santé au travail au fil de la vie professionnelle, c’est-à-dire à la manière dont le travail et ses conditions de réalisation permettent à chacun et chacune d’exercer son activité professionnelle à tout âge. La santé n’est ici pas seulement absence de maladie, mais aussi (re)construction des capacités humaines, de l’expérience, des savoirs et des savoir-faire offrant des possibilités de maîtrise individuelle et collective des situations de travail vécues (Canguilhem, 1966).
Ce texte vise à rappeler quelques moments clés des évolutions de la prise en compte de la pénibilité au travail ces dernières décennies, puis à identifier les nombreuses facettes de la pénibilité, celles prises en compte dans les politiques présentes et les autres. Il souligne aussi le pouvoir d’action des personnes en situation de travail. Sur ces bases, il propose une nouvelle approche des relations entre santé et travail, sous l’angle de la soutenabilité, qui est à construire, plutôt que de la pénibilité, qui serait inévitable.
1. Des questions qui datent, mais réglées très partiellement
Les questions relatives à la pénibilité au travail, sa qualification, son repérage, sa reconnaissance et sa prévention ne sont pas nouvelles. En remontant le temps, à partir des années 1970, on note les liens récurrents entre les questions de pénibilité et de retraites (Palier, 2021).
1.1. Bref historique
Au milieu des années 1970, l’âge d’ouverture des droits à la retraite est abaissé à 60 ans (au lieu de 65 ans) pour des catégories de personnes dont le législateur a jugé le métier pénible : certains travailleurs manuels notamment. La retraite pour inaptitude est également mise en place à cette période, permettant la reconnaissance des effets irréversibles du travail sur les capacités des personnes et donnant droit, par compensation, à un accès précoce à la retraite. Les années 1980 voient l’avancement de l’âge d’ouverture des droits pour tous et toutes (départ à 60 ans dans le secteur privé) et les questions de pénibilité au travail se font moins prégnantes tandis que se multiplient les dispositifs de pré-retraite.
Ce sont les réformes des retraites successives des années 2000 (e.g. en 2003, allongement progressif de la durée de cotisation de 40 à 42 dans le secteur privé) qui vont ranimer les réflexions jusque-là en sommeil. Pour compenser la fin des systèmes généraux de pré-retraite, plusieurs dispositifs sectoriels ou spécifiques de cessation anticipée d’activité en lien avec la pénibilité du travail voient le jour dans le secteur privé (les conducteurs routiers, les salariés des entreprises de fabrication de l’amiante, les chefs d’exploitation agricole, les ouvriers de la construction automobile), sans pour autant couvrir l’ensemble des métiers pénibles. En parallèle, les systèmes d’invalidité et d’inaptitude liées aux conditions de travail constituent des formes de réparation des préjudices subis par les salariés.
À cette même période, un rapport (Struillou, 2003) souligne les liens forts entre conditions de travail et pénibilité. Il note que l’amélioration des premières par différents moyens (e.g. les aides techniques, la délocalisation de certains secteurs d’activité, la réduction de la durée du travail, l’obligation des employeurs en matière de santé et sécurité, etc.) doit réduire l’intensité de la seconde et les aspirations des personnes à cesser toute activité. Dans cette perspective, des scénarios de prise en compte de la pénibilité du travail sont échafaudés pour le secteur privé et les fonctions publiques. Un second rapport (Lasfargues, 2005) permet également de rassembler les connaissances relatives à la définition de la pénibilité (objectivée et vécue) et aux effets irréversibles et mesurables des contraintes de travail ou de leur cumul sur la santé des personnes. Il dessine des critères de compensation de la facette objectivable essentiellement, tout en insistant sur la nécessaire amélioration des conditions de travail pour tenir compte de la pénibilité « vécue ».
1.2. Un dispositif d’évaluation et de reconnaissance de la pénibilité au fil des parcours
C’est à l’occasion de la réforme des retraites de 2010 que le pouvoir législatif définit la pénibilité ; cette définition est toujours en vigueur. La pénibilité est caractérisée par « l’exposition du travailleur à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels liés : à des contraintes physiques marquées (…) ; à un environnement physique agressif (…) ; ou à certains rythmes de travail (…) qui sont susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur sa santé ». Un décret de 2011 fixe la liste des dix facteurs de « pénibilité ». En 2014, le Compte Personnel de Prévention de la Pénibilité (C3P) est créé. Il prend en compte ces dix critères qui donnent lieu à compensation selon des seuils et durées d’exposition (accès privilégié à la formation, réduction du temps de travail ou retraite anticipée). En 2017, le Compte Professionnel de Prévention (C2P) lui succède ; seuls six critères demeurent. Selon les derniers chiffres accessibles, 643 243 salariés étaient déclarés en 2021 auprès du C2P par leur employeur dont plus de trois quarts d’hommes, 45 % de personnes travaillant dans les secteurs de l’industrie manufacturière, et plus de la moitié de personnes âgées entre 35 ans et 54 ans (cf. rapport annuel 2021 de l’Assurance maladie). Ce dispositif est récent ; on peut faire l’hypothèse que les personnes concernées sont encore insuffisamment informées et que le nombre de personnes en situation de faire valoir leurs droits est encore faible mais pourrait augmenter dans les années à venir (Beaufort, 2023).
Toutefois, on peut aussi considérer que la prise en compte de la pénibilité est toujours partielle et qu’elle ne clôt pas la question des relations santé-travail et de leur prévention.
2. Comment se jouent les questions de pénibilité du et au travail ?
2.1. Une prise en compte incomplète des facettes de la pénibilité
Contrairement au législateur, les travaux scientifiques précisent qu’il n’y a pas une mais des facettes de la pénibilité. À celle légale inscrite dans le code du travail en 2012, s’ajoute une seconde facette de facteurs relatifs à un ensemble de conditions de travail connues comme délétères. C’est par exemple le cas de contraintes psycho-sociales (absence de reconnaissance, stress au travail, comportements hostiles), ou de contraintes organisationnelles (le manque d’autonomie, la pression temporelle et les changements fréquents dans le travail), qui sont sources de troubles infrapathologiques (douleurs ostéo-articulaires, troubles sensoriels, du sommeil, de l’humeur, etc. ; Molinié & Volkoff, 2015). Ces deux premières facettes relèvent de la pénibilité objectivable, ou pénibilité du travail. Deux autres facettes de la pénibilité renvoient à la pénibilité vécue, ou pénibilité au travail, compte tenu d’une santé fragilisée, dont la probabilité augmente avec l’âge, voire de difficultés de santé avérées (e.g. maladies chroniques) ; compte tenu aussi de conditions de travail ou d’organisation mal vécues qui incitent les personnes à quitter prématurément leur travail (Delgoulet, Weill-Fassina & Mardon, 2011).
Aujourd’hui, seule une partie des pénibilités objectivables est considérée (cf. six critères du C2P) dont les seuils pourraient être abaissés dans le cadre de la réforme des retraites de 2023. Les quatre autres critères sont laissés à l’appréciation des employeurs au regard de leur obligation d’assurer la sécurité et la santé de leurs salariés ; trois d’entre eux (port de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques) pourraient à l’avenir faire l’objet d’actions financées par un nouveau Fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle, mais les modalités concrètes restent floues à ce stade.
Cette manière de considérer la pénibilité au travail pose quatre questions.
1) Tout d’abord, le dispositif actuel ne prend en charge qu’une partie de la pénibilité physique. Les critères et leurs seuils, parce que très élevés aujourd’hui, ne concernent qu’une population réduite et très particulière soumise à des sollicitations extrêmes et sur de très longues durées (Falinower, 2023) ; ces choix mériteraient d’être discutés. Deux rapports récents pointent notamment que : a) certains pays européens intègrent des dimensions organisationnelles ou psycho-sociales des conditions de travail dans les facteurs de pénibilité (Jolivet 2023) ; b) les mêmes contraintes et nuisances, à des niveaux inférieurs aux seuils légaux, peuvent suffire à mettre en difficulté une partie des salariés ; et, si pour certaines contraintes, les plus âgés semblent moins exposés, c’est souvent au détriment des plus jeunes (Mardon & Volkoff, 2023 ; d’après une analyse longitudinale des enquêtes SUMER 2003-2017).
2) La définition des seuils et des durées d’exposition plus ou moins élevés pour chaque critère ne doit pas faire oublier que ces expositions, même si elles permettent de bénéficier de compensation (cf. plus haut), ne sont pas sans conséquence pour la santé au fil d’une carrière.
3) La création annoncée d’une visite obligatoire de fin de carrière, à 61 ans, risque de médicaliser la prévention, en s’éloignant de fait de la définition légale de la pénibilité qui mentionne des risques professionnels aux effets délétères probables, et non des incapacités déjà avérées.
4) Le développement des compétences est une dimension clé de sortie de ces conditions fortement délétères. Cependant, enquête après enquête sur le sujet, le constat demeure : l’accès à la formation se fait au détriment des plus âgés et des catégories socioprofessionnelles les plus exposées aux pénibilités, les ouvriers et employés (Demailly, 2016). Ainsi, de nombreuses personnes se retrouvent ainsi « coincées » dans des parcours professionnels aux conditions de travail difficiles, comme le confirment les données de l’assurance maladie : en 2021, seules 3 800 personnes ont fait une demande de formation professionnelle dans le cadre du C2P (cf. rapport annuel 2021 de l’Assurance maladie – risques professionnels, p.220).
Pour résumer, aujourd’hui et dans la réforme à venir, on pense les enjeux de pénibilité du et au travail essentiellement par les situations physiquement extrêmes, selon des critères paramétriques et de seuils. Si cela semble nécessaire ce n’est en revanche pas suffisant. De nombreux métiers, notamment les métiers de « seconde ligne », dont on connaît les exigences en termes de conditions de travail (Amossé et al., 2021), et de nombreuses conditions d’emploi (e.g. les emplois à temps partiels et contrats précaires qui ne permettent pas d’atteindre les seuils de critère de pénibilité) en sont exclus. Ces métiers et conditions d’emploi sont pourtant générateurs de difficultés de santé majeures (e.g. les troubles musculosquelettiques ou psychosociaux) dont on connaît le coût élevé pour les personnes, les employeurs et la société, et les difficultés de maintien au travail associées (cf. la contribution de Christine Erhel).
2.2. Celles et ceux qui travaillent ne font-elles/ils que subir ?
En situation de travail, les personnes ne sont toutefois pas passives face à leurs conditions d’exercice du métier. Au contraire, elles développent des manières de faire individuelles ou collectives qui leur permettent sous certaines conditions de préserver, voire de construire, leur santé.
Les travaux en ergonomie, centrés sur l’analyse de l’activité déployée par les personnes dans leur travail, soulignent que ces manières de faire originales permettent par exemple de :
- se créer des indices visuels, auditifs, tactiles ou olfactifs de l’état de la matière à travailler (e.g. fluidité du béton à couler) ou de l’évolution du système de production (e.g. variations sonores d’une machine) pour se guider dans le travail et agir de manière appropriée (Chassaing, 2004) ;
- anticiper des événements indésirables (e.g. conflits avec des clients ou dérives de la qualité de production) pour les éviter (Pueyo, 2012) ou en atténuer les conséquences pour soi et/ou les autres (Caroly & Weill-Fassina, 2004 ; Zara-Meylan & Volkoff, 2019) ;
- réorganiser, individuellement ou collectivement, les opérations et les temps alloués à chacune pour s’économiser dans l’effort, assurer le confort des bénéficiaires, tout en fiabilisant la réalisation de la tâche (Montfort, 2006 ; Toupin, 2005) ;
- prioriser les urgences et transiger face à des injonctions potentiellement paradoxales en évitant les situations de débordement sources d’incident ou d’accident pour soi ou pour les autres (Reboul, et al., 2023) ;
- transformer ou ajuster les modes opératoires individuels ou les règles collectives d’action pour tenir conjointement les enjeux de santé et performance (Gaudart, 2000 ; Caroly, 2011) ;
- transmettre ce que l’on sait de ce qui n’est pas prescrit et permet que le travail soit fait sans mettre en danger sa santé (Thébault et al., 2014).
Dans ces situations, l’expérience professionnelle est une ressource favorable à une gestion efficiente des contraintes temporelles, posturales, organisationnelles ou psychosociales, dans un travail qui n’est jamais réglé d’avance. Elle permet tour à tour d’élargir le spectre des situations connues et maîtrisées, de construire des réponses adaptées face à des situations imprévues, de se projeter dans un travail qui se transforme inéluctablement. Cependant, ceci suppose d’avoir du temps devant soi pour construire les compromis opérants, du temps pour soi pour tirer des enseignements des situations vécues et, du temps pour les autres pour débattre du travail et contribuer à la circulation de l’expérience par la transmission. Autant de conditions qui, face aux tendances fortes d’intensification du travail et de changements accrus, manquent cruellement aujourd’hui (Gaudart & Volkoff, 2022).
Sur la base de ces deux types de constats, la prise en compte incomplète des facettes de la pénibilité et le pouvoir d’action des personnes en situation, on peut toujours viser une amélioration substantielle du dispositif C2P existant, mais il ne faut pas se leurrer. Ce n’est pas parce que l’on aura élaboré un « beau » dispositif de prise en compte de la pénibilité que l’on aura résolu les problèmes du travail et de ses conditions de réalisation.
3. Vers d’autres formes de prise en compte des relations santé – travail ?
3.1. Quelles visions du travail et de la prévention des risques ?
Appréhender les relations santé – travail, et par là-même les questions de prévention, au prisme unique de la pénibilité, c’est d’une certaine manière considérer que le travail est inévitablement pénible, voire délétère pour la santé. Cette orientation amène à instruire des questions relatives aux facettes de la pénibilité, aux processus d’usure ou décrochage professionnel, aux mécanismes de sélection et d’exclusion du travail (cf. Plan Santé Travail 4). Ce sont bien sûr des questions majeures à ne pas négliger. Elles sont associées à des politiques et démarches de prévention que l’on pourrait catégoriser selon trois options :
- la réparation des dommages causés, via la médicalisation et l’usage de l’invalidité, ou de la retraite anticipée pour inaptitude ;
- la compensation, grâce à des dispositifs de reconnaissance des effets du travail sur la santé (cf. C2P), au risque d’instrumentaliser la santé ;
- la substitution, lorsqu’une solution technique vient remplacer le travail humain, lorsque le travail intérimaire ou les délocalisations permettent d’externaliser et invisibiliser une partie des risques (cf. la contribution de Bruno Palier), lorsque des salariés plus âgés sont remplacés par des plus jeunes aux postes de travail au risque d’une usure prématurée.
Des options qui se déclinent dans nombre d’entreprises où l’on propose de compenser l’exposition à certaines contraintes, reconnues comme délétères à plus ou moins long terme, par des « avantages » ou des droits spécifiques (e.g. primes de travail de nuit, retraite anticipée). De même, à l’occasion de l’introduction d’une technologie, on s’inquiète de l’obsolescence des savoirs, des savoir-faire des personnels les plus anciens, et de la nécessité de les remplacer. Ces stratégies peuvent laisser penser que le problème est réglé dans l’instant : on compense les gênes et potentiels troubles, on substitue des compétences par d’autres, etc. Mais dans la durée ?... Les compétences disparues font souvent défaut ; les contraintes augmentent la probabilité d’avoir des difficultés de santé.
Plutôt que de considérer le travail comme inévitablement pénible et d’en définir les critères de pénibilité, pourquoi ne pas aborder la question du travail sous l’angle de sa « soutenabilité » ? Non pas comme l’autre face d’une même pièce « travail », débarrassée de sa pénibilité, de son caractère intenable ou insupportable ; mais comme un autre modèle du travail.
Cette notion de « soutenabilité » a été élaborée dans le cadre d’un programme suédois de recherche partenariale et pluridisciplinaire au début des années 2000. Elle s’est inspirée du rapport Brundtland (1987) pour les Nations Unies sur « notre avenir commun » où le développement durable est défini comme « ce qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Le travail soutenable est ainsi défini comme « un système de travail qui doit être en mesure de reproduire et développer toutes les ressources et composantes qu’il utilise » (Shani, et al., 2004). Plus récemment, différents travaux ont souligné le caractère multidimensionnel et situé du travail soutenable nécessitant une approche conditionnelle au plus près des réalités du terrain (Gollac, Guyot & Volkoff, 2008 ; Volkoff & Gaudart, 2015 ; Vendramin & Parent-Thirion, 2019). Dans ces perspectives, serait soutenable un travail qui n’est pas délétère immédiatement, un travail qui permet d’apprendre et de construire un parcours de travail en santé et en compétences, un travail qui prend en compte les besoins actuels des personnes et des collectifs sans compromettre les besoins des générations futures.
La notion de travail soutenable a ainsi le mérite d’interroger les conditions de travail et les pratiques productives par la triangulation de la technique, de l’activité humaine et de la nature et par le souci de ses effets sur les milieux de vie à court et plus long termes. Elle propose une alternative aux approches qui considèrent le travail au seul prisme de l’usure, ou prédisent sa disparition face aux évolutions technologiques.
3.2. Pour une prévention par la transmission
Dans un contexte où les stratégies et les actions de prévention au niveau des politiques publiques et des entreprises restent modestes dans leurs résultats (cf. la contribution d’Arnaud Mias), comment proposer une voie complémentaire de prévention, ancrée dans un modèle de travail soutenable ? Pour reprendre un argument élaboré par Caye (2021) au sujet du développement durable, il s’agit de faire du travail soutenable une préoccupation, une question qui nous soucie et non une solution clé en mains à des difficultés de santé ou de production avérées.
Dans cette perspective, le travail soutenable n’est pas un état à vérifier, mais un problème à construire avant d’y répondre. Il ne s’agit pas d’évaluer le degré de soutenabilité/insoutenabilité, ce qui reviendrait à des pratiques de cotation (selon un gradient d’alerte coloré) au regard d’un indice de soutenabilité, comme aujourd’hui il existe des indices de pénibilité (physique). On en connaît les artifices et les limites alors que globalement les contraintes physiques et leur cumul se maintiennent à des niveaux élevés en France (Beatriz et al., 2021) et que la part des personnes exclues du travail en fin de carrière ne cesse d’augmenter (Castelain, 2023). La soutenabilité est à voir comme un principe fondateur du travail qui guide l’action en prévention.
La transmission des savoirs et savoir-faire savants et profanes essentiels au travail et l’organisation de la succession peuvent être des voies à explorer pour prendre soin des choses et des personnes dans la durée ; des savoirs et savoir-faire se nourrissant des expériences de chacun selon des registres de connaissances articulant la technique, les valeurs de métiers ou encore les enjeux de santé-sécurité pour soi, les autres, le système technique ou l’environnement. C’est une vision plus systémique des enjeux de santé au travail, probablement plus en phase avec d’autres enjeux de durabilité auxquels le monde du travail doit également contribuer (cf. la contribution de Liza Baghioni et Nathalie Moncel). Le travail soutenable reviendrait à mettre en place les conditions de la transmission comme mode de prévention, en alternative à la substitution ou la compensation ; pour passer de réponses sur l’instant à une durée construite. Une transmission d’un patrimoine matériel et immatériel entre les générations pour assurer la succession (Caye, 2021).
Faire ce pas de côté, c’est proposer aux différents acteurs de la prévention des risques professionnels, de la santé au travail, des RH ou de la production de travailler conjointement les conditions locales de la soutenabilité du travail, c’est-à-dire un travail capable de durer, mais aussi de créer de la durée (Gaudart & Volkoff, 2022). Un travail capable de créer de la continuité et du sens (cf. la contribution de Coralie Perez et Thomas Coutrot) en tant que signification et orientation de ce que l’on fait entre passé, présent et futur d’une activité à inventer (cf. la contribution de Maëlizig Bigi et Dominique Méda). Partir de ce présupposé dans des projets de conception du travail permettrait d’enrichir les scénarios d’action et de prescription qui guident la conception par la simulation du travail futur probable non pas moins pénible, mais soutenable.
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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"
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