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17.03.2024
Comment faire face à l’injustice climatique ? La COP 28 et le fonds « pertes et préjudices » : Entretien avec Matthieu Wemaëre
L’un des enjeux majeurs de la transition écologique est de garantir une certaine justice entre les Etats, qui font face de manière inégale aux impacts négatifs du changement climatique. Lors de la COP27 qui s'est tenue à Charm el-Cheikh fin 2022, le fonds « pertes et préjudices » a été créé, afin de réparer les dommages subis par les pays les plus impactés par le dérèglement climatique. Cependant les modalités d’application et de fonctionnement de ce fonds (bénéficiaires, contributeurs, montant des contributions...) restaient à définir. La COP28, qui s’est tenue en décembre 2023 à Dubaï, a permis de trouver un accord concernant le financement des pertes et préjudices, notamment par l'intermédiaire du fonds. Que pouvons-nous attendre de ce fonds ? Comment fonctionnera-t-il concrètement ?
Matthieu Wemaëre est avocat inscrit aux barreaux de Paris et de Bruxelles et chercheur associé à l’IDDRi, un institut indépendant de recherche sur les politiques publiques et plateforme de dialogue multi-acteurs. Il a également travaillé pendant 6 ans à la Commission européenne comme juriste à la Direction générale de l’Environnement. Le 1er décembre 2023, il a participé au side event à la COP28 organisé par l’axe Politiques Environnementales du LIEPP et le GDR Climalex “Pertes et préjudices : un mécanisme de justice climatique ?”.
Pourquoi avoir créé le fonds « pertes et préjudices » et qu’est ce qui fait sa spécificité ?
Ce fonds répond à un besoin car le réchauffement climatique est bien présent. Les températures moyennes ont déjà augmenté de 1.2 à 1.4 degrés depuis l’ère pré industrielle. Le climat est donc perturbé et les conséquences de ces perturbations peuvent être extrêmes, d'une manière aussi bien soudaine (typhon, inondation, cyclone…) que lente (désertification, élévation du niveau de la mer) et provoquer des dégâts considérables. Lorsque les dégâts engendrés sont irrésistibles et irréversibles on parle de perte ou de préjudice, qu’il faut réparer. La création de ce fonds était donc nécessaire car le climat va continuer à se dérégler et à engendrer des évènements de plus en plus violents, intenses et fréquents.
Juste avant la COP27, durant l’été 2022, il y a eu de fortes inondations au Pakistan qui ont submergé 10% du territoire et entraîné des pertes estimées à plus de 60 milliards de dollars. Cet événement a marqué les esprits et a facilité l’adoption du fonds, d'abord établi au nom de la solidarité de la communauté internationale à l'égard des Etats les plus vulnérables aux impacts néfastes des changements climatiques, notamment les petits Etats insulaires directement menacés par la montée des eaux qui avaient pourtant alerté cette même communauté internationale depuis bien longtemps.
La création de ce fonds tente donc de répondre à un besoin devenu pressant en prévoyant l’octroi d'une aide financière aux pays “particulièrement vulnérables”, le niveau de vulnérabilité d’un pays étant usuellement déterminé en fonction de son exposition, de sa sensibilité ou de sa capacité d’adaptation aux impacts des changements climatiques.
La spécificité de ce fonds est qu’il propose de réparer un préjudice causé par un dommage sans qu’il y ait de mise en cause de responsabilité. Habituellement lorsqu’on parle d’indemnisation ou de réparation, c'est parce que la responsabilité juridique d’une personne publique ou privée est mise en cause. Dès 2015 lors de la COP21, il avait été convenu que les mesures prises dans le cadre de coopération internationale sur le climat pour faire face aux pertes et préjudices ne pourrait donner lieu, ni servir de fondement, à aucune responsabilité ni indemnisation.
Par ailleurs il existe d’autres outils, notamment dans le cadre des Nations Unies, qui peuvent être utilisés en cas d'événements climatiques extrêmes, notamment pour intervenir en urgence, par exemple pour fournir une aide humanitaire ou alimentaire. Ce nouveau fonds va donc devoir être utilisé de manière cohérente et complémentaire avec d’autres mécanismes de financement, ce qui va nécessiter une coordination des moyens d'intervention. Cependant, ce fonds est unique car aucun fonds jusqu’à présent ne se concentrait sur la réparation. Les mécanismes existants interviennent d'abord en première urgence et, dans certains cas, ils peuvent subvenir à certains besoins de reconstruction (lors de tremblements de terre, de tsunamis...).
Quelles modalités d'application et de fonctionnement du fonds ont été adoptées lors de la COP 28 à Dubaï ?
Les arrangements pour abonder et rendre opérationnel ce fonds ont été décidés dès le premier jour de la COP 28. C’est un signal fort, qui montre la détermination des Etats. L’objectif du fonds, sa vocation et sa gouvernance ont été déterminés à ce moment-là.
L’objectif du fonds est assez large : “aider les pays particulièrement vulnérables aux effets néfastes des changements climatiques à faire face aux pertes et préjudices économiques et autres liés à ces effets, notamment aux phénomènes météorologiques extrêmes et aux phénomènes qui se manifestent lentement.” (Décision FCCC/CP/2023/L.1−FCCC/PA/CMA/2023/L.1). Ce fonds n’est donc pas destiné à une catégorie de pays prédéfinie et le nombre de bénéficiaires potentiels du fonds n’est pas déterminé.
La vocation du fonds est de fournir des financements visant à faire face à diverses difficultés, telles que les urgences liées au climat, l’élévation du niveau de la mer, les déplacements, les réinstallations, les migrations, l’insuffisance des informations et des données climatiques, etc. Ce qui est d’abord mis en avant est la nécessité d’une reconstruction et d’un redressement résilients aux changements climatiques, dont le financement pourrait atteindre des montants très importants notamment si l'on prend en compte les pertes à la fois économiques et non économiques. Au Pakistan par exemple, les pertes suite à l'inondation de 2022 avaient été estimées à 60 milliards de dollars par la Banque Mondiale. Pour un seul pays, cela représente plus de la moitié que ce que les pays développés s’étaient engagés à mobiliser pour financer l'action climatique dans tous les pays en développement par an (à savoir 100 milliards de dollars d'ici 2020).
En termes de gouvernance, les pays en développement ne souhaitaient pas confier un tel fonds à la Banque Mondiale, car ils voulaient participer à la prise de décision. Ils ont finalement accepté que le fonds soit hébergé pour une période intermédiaire de 4 ans par la Banque Mondiale, uniquement pour pouvoir le rendre opérationnel dès que possible. Mais ils ont obtenu que ce fonds soit une entité chargée d'assurer le fonctionnement du mécanisme financier de la Convention climat (CCNUCC) et qu'il rende compte chaque année de ses activités dans ce cadre-là (et non celui de la Banque Mondiale). Et à l’instar du fond vert sur le climat, le fonds pertes et préjudices sera dirigé par un conseil composé majoritairement de représentants de pays en développement (14 membres, et 12 membres de pays développés) qui mettra en place les modalités de financement, approuvera les octrois de financement et émettra des recommandations pour améliorer les conditions de financement.
Enfin concernant les modalités de financement, tous les pays seront admissibles mais il y a aura différents types d’accès en fonction de l’urgence de la situation. Un accès direct est prévu. Par exemple, en reprenant le cas du Pakistan, un pays pourra demander à être financé directement pour se reconstruire.
Pour des requêtes moins urgentes, un accès indirect est aussi prévu. Dans ce cas, les financements passent par des intermédiaires, comme des agents d’exécution tels que le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), ou des banques régionales de développement qui seront des relais pour demander le financement et le gérer en concertation avec le pays bénéficiaire.
Ce fonds sera alimenté principalement par des contributions volontaires, donc de la subvention, mais aussi par des dons privés ou des prêts y compris à des conditions très concessionnelles. Avant Dubaï, les pays en développement avaient demandé que le fonds soit doté d'un montant minimum en partant du principe que seuls les pays développés devraient fournir ces ressources, mais ils n'ont pas obtenu gain de cause. La décision finalement adopté par la COP28 exhorte les pays développés à continuer de soutenir les activités visant à remédier aux pertes et aux préjudices mais tout en encourageant les autres pays à les soutenir sur une base volontaire, sans fixer de montant. A la fin de la COP, 792 millions d’euros avaient été promis pour alimenter le fonds. Ce montant est loin des 60 milliards de préjudice subis par le Pakistan, mais il témoigne tout de même d'une volonté d’abonder le fonds rapidement.
Un système d’allocation des fonds va être mis en place par le conseil, qui dépendra de certains critères d’éligibilité. La vulnérabilité du pays sera prise en compte, mais aussi l’ampleur de l’événement subi. Les notions de vulnérabilité et d’ampleur n’étant pas tout à fait quantifiées, l’arbitrage se fera au niveau du conseil du fonds. Lors de la COP28 il a aussi été décidé que le conseil du fonds devrait faire en sorte d’éviter que le fonds ne se concentre trop sur un pays, un groupe de pays ou une région. Il y aura donc une forme de répartition qui veut garantir une certaine équité entre les régions du monde, même si elles ne sont pas égales face aux conséquences des changements climatiques. Une pondération devra être trouvée en fonction de ces critères. En réalité, les objectifs et les modalités de fonctionnement ont été prédéfinis lors de la COP28 mais ils dépendront concrètement du travail du conseil, qui affinera et ajustera ces modalités.
Pour permettre la coordination entre le fonds et les autres arrangements de financement internationaux prévus pour faire face aux risque les catastrophes naturelles, notamment ceux des Nations Unies, ce fonds va jouer le rôle d'une plateforme d'échanges d’informations. Un moment d’échange sera prévu chaque année entre les représentants du conseil du fonds et les représentants des agences des Nations Unies.
En quoi la création et la mise en œuvre de ce fonds contribuent-ils concrètement à la justice climatique ?
L’objectif de ce fonds est de réduire a posteriori une inégalité due aux impacts négatifs du changement climatique dans des pays qui économiquement et socialement n’ont pas les moyens d’y répondre, alors même qu’ils n’ont que très peu contribué aux phénomènes qui causent ces événements. Ce fonds tente de contribuer à plus de justice climatique en ce qu’il organise la solidarité internationale.
Il est important de voir la création de ce fonds comme une mesure de réparation physique, de reconstruction suite à un préjudice. Contrairement à une mesure d’adaptation, qui tend à prévenir, à diminuer la sévérité, la fréquence, la violence des impacts de ces événements, ce fonds a été pensé comme une réponse pour réparer les dégâts après que ces événements se sont produits. Il y a une forme de prévention dans l’adaptation qu’on ne retrouve pas dans les pertes et préjudices, qui partent du constat qu'un préjudice est subi.
Cependant, concrètement, les modalités du fonds pertes et préjudices sont loin des attentes de certains Etats. Aucun chiffre minimum d’alimentation du fonds n’est fixé, les critères d’allocation réduisent la possibilité pour certains Etats d’en bénéficier, et les notions juridiques sur lesquels s’appuie la gestion de ce fonds ne sont pas toutes définies et devront être interprétées. La création de ce fonds est donc une réponse partielle mais nécessaire aux enjeux du changement climatique.
Il sera intéressant d’observer si la création de ce fonds aura un impact sur les recours contentieux intentés au nom de la justice climatique. Au sein des pays développés, qui ne bénéficieront probablement pas de ce fonds, la responsabilité des Etats continuera à être mise en cause soit pour inaction, soit pour un préjudice subi (physique ou moral). Cependant certains Etats qui pourraient recevoir une aide du fonds pertes et préjudices pourront préférer solliciter ce fonds plutôt que faire un recours contentieux.
La Cour Internationale de Justice devrait prochainement rendre un avis consultatif à la demande des Etats insulaires sur l’obligation potentielle des Etats à ne pas créer de dommage qui pourrait avoir un impact dans un autre Etat. Cela pourrait entraîner des recours contentieux d’Etats contre Etats, d’ONG contre des Etats et aussi de l’arbitrage avec certaines entreprises polluantes. Il sera nécessaire d’évaluer l’efficacité de ces mécanismes de lutte contre l’injustice climatique dans les prochaines années.
Propos recueillis par Ariane Lacaze.