Accueil>Les politiques régionales d'orientation, un vecteur de socialisation des jeunes aux règles du marché ? - Clément Pin

12.12.2024

Les politiques régionales d'orientation, un vecteur de socialisation des jeunes aux règles du marché ? - Clément Pin

Clément Pin est sociologue et politiste. Ses recherches portent principalement sur les politiques d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation, qu’il étudie dans une perspective d’analyse multiniveaux centrée sur la problématique de la gouvernance. Ses travaux s’inscrivent dans l’axe Politiques éducatives du LIEPP et portent sur trois thèmes :

- l’usage des méthodes mixtes dans l’évaluation (en particulier l’apport des méthodes qualitatives pour la pratique de l’expérimentation randomisée);

- l’étude des réformes administratives et de leurs effets sur la gestion des établissements publics d’enseignement (en particulier les universités);

- les politiques d’orientation (principalement post-baccalauréat).

Au LIEPP, il est notamment porteur du projet "Les politiques régionales d'orientation, un vecteur de socialisation des jeunes aux règles du marché ? (ORIREG)".

  • L’orientation est un objet de recherche au LIEPP depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui fait la spécificité du projet ORIREG ? 

L’orientation est en effet un sujet traité de longue date dans l’axe politiques éducatives du LIEPP à travers les recherches conduites par Agnès van Zanten (projet « ACCESSUP » puis « Orientation active vers l’enseignement supérieur ») ou par Elise Huillery et Nina Guyon (projet « Stéréotypes, autocensure et réussite scolaire »). Certes, les inégalités d’orientation à notes égales s’expliquent en partie par le jeu des (pré)dispositions familiales et des stratégies éducatives des parents. Mais au-delà de ces explications classiques, ces projets se sont intéressés à l’influence de  l’institution scolaire elle-même sur les aspirations et choix des élèves. En étudiant empiriquement l’accompagnement à l’orientation proposé dans des lycées, le projet ORIREG s’inscrit dans le prolongement de ces travaux.

Figure 1-Place de l'accompagnement à l'orientation dans la production des inégalités scolaires

Le projet ORIREG est toutefois porteur d’une originalité, qui réside en premier lieu dans l’hypothèse que nous avons souhaité mettre à l’étude : celle selon laquelle l’accompagnement à l’orientation, tel qu’il s’opère actuellement au lycée, contribue à une socialisation des élèves aux règles du marché. Il ne s’agit pas d’être provocateur en soupçonnant un dévoiement de l’institution scolaire de sa mission de transmission de savoirs (désintéressés) vers celle de la formation d’agents économiques (mus par des intérêts individuels voire marchands). L’école, en tant qu’instance de socialisation, est par définition travaillée par ces deux missions, et il est assez naturel que la mission économique tende à prendre davantage de place à mesure que l’on avance dans les parcours scolaires des élèves et que ceux-ci sortent de l’âge de l’instruction obligatoire pour accéder (ou non) à l’enseignement supérieur.

Notre motivation a été de développer une proposition théorique originale consistant à prendre au sérieux le concept de marché au sens de mode de régulation à part entière, et de l’utiliser pour fournir un éclairage spécifique sur la manière dont l’accompagnement à l’orientation est conçu et mis en œuvre pour les élèves en fin de lycée. Selon Powell (1990) la régulation par le marché, à la différence de la régulation étatique ou de la régulation par les réseaux, fait reposer la coordination sociale sur les principes de compétition et de libre choix, et sur des dispositifs favorisant l’échange d’informations entre offre et demande en vue de façonner les pratiques des acteurs.

La valorisation du libre choix est très présente dans les réflexions sur l’orientation depuis le début des années 2000, et la logique d’appariement entre offre et demande pour réguler l’orientation post-baccalauréat des élèves s’illustre particulièrement avec le déploiement du dispositif Parcoursup depuis 2018 (voir à ce sujet Frouillou, Pin, van Zanten, 2022). Le projet ORIREG a ainsi été lancé pour commencer à étudier de manière approfondie les conséquences induites par la procédure Parcoursup dans les pratiques d’accompagnement à l’orientation auprès des élèves de Terminale. La question que nous avions en tête était de voir dans quelle mesure les pratiques observables dans les lycées consistent à adapter le comportement des élèves (en tant que demandeurs de formations et à plus long terme d’emplois) aux attentes des recruteurs (qu’il s’agisse de responsables de formations supérieures ou d’employeurs) et, de la sorte, à « canaliser » (van Zanten, 2015) les parcours scolaires et professionnels des élèves.

Figure 2-Les règles du marché dans les politiques d’accompagnement à l’orientation

Deuxièmement, le projet ORIREG porte une attention particulière à la manière dont se concrétise la nouvelle responsabilité confiée aux pouvoirs régionaux en matière d’orientation.

Cette inflexion vers une régionalisation de l’orientation est symptomatique des logiques de régulation par le marché, pas tant au sens d’une dé-sanctuarisation du monde scolaire vis-à-vis de son environnement socio-économique (l’idée d’un tel sanctuaire étant largement de l’ordre du mythe) mais plutôt au sens d’une volonté, portée par les politiques contemporaines d’orientation, d’exposer plus directement les élèves aux attentes des recruteurs tant dans le champ scolaire (des formations supérieures présentées sur Parcoursup) que dans le champ professionnel (au regard des secteurs et métiers dont les pouvoirs régionaux font la promotion dans une visée de développement économique).

On peut faire l’hypothèse que cette évolution contribue à diffuser une conception « adaptative » de l’orientation, centrée sur l’intériorisation par les élèves des mécanismes d’appariement, cette conception contrastant assez clairement avec une conception plus « expressive », présente à l’esprit des acteurs traditionnels de l’orientation, qu’il s’agisse de l’ONISEP ou des psychologues de l’éducation nationale (Psy-ENs, ex-conseillers d’orientation), mais aussi avec celle véhiculée par les discours politiques qui promeuvent une « orientation choisie » fondée sur les aspirations personnelles des élèves. Pour reprendre les termes de Boltanski et Chiapello (2000), on peut dire que cette conception adaptative de l’orientation valorise auprès des élèves une forme d’engagement dans la vie sociale et économique qui repose davantage sur des valeurs de sécurité privée plutôt que d’enthousiasme individuel ou de recherche du bien commun.

  • Comment est mis en œuvre l’accompagnement des jeunes à l’orientation en Île-de-France ?

Bien que nous n’ayons encore pu traiter l’ensemble des données récoltées, deux ensembles de résultats se dégagent. 

Les premiers concernent la régionalisation de l’orientation. Notre enquête portait uniquement sur le cas de l’Île-de-France et il faut donc se garder de généraliser hâtivement nos observations. La littérature disponible ainsi que notre connaissance des autres situations régionales conduisent toutefois à penser qu’il n’a pas été (et n’est pas encore) évident pour les régions de se saisir de leur nouveau rôle en matière d’orientation. Elles n’étaient pas particulièrement demandeuses de ce rôle, et celui-ci leur a été attribué sans grande dessein politique, mais principalement pour compenser leur perte de la gestion de l’apprentissage (que l’État a transféré aux branches professionnelles). Si bien que lorsque les régions entreprennent d’intervenir auprès des lycées, elles se trouvent souvent face à une administration académique qui n’est pas prête à céder son monopole en matière d’encadrement de l’action pédagogique des enseignants auprès des élèves. 

Ces contingences font que les passerelles entre le monde scolaire et le monde économique ne paraissent à ce stade pas plus aisées à construire à l’échelle régionale qu’à l’échelle nationale. Il est à ce titre révélateur que les instruments et les actions développés en propre par les régions en matière d’orientation, tels que le portail numérique oriane.info en Ile-de-France, revêtent un caractère générique, pas davantage tourné vers les métiers et les formations professionnelles locales que les ressources nationales proposées par l’ONISEP sur ses différents site web.

Les régions semblent en revanche se frayer un chemin vers un rôle plus singulier en adoptant des modalités d’action plus indirectes. Il est ainsi devenu très fréquent de les voir inciter les établissements et les personnels scolaires à développer des partenariats avec des acteurs socio-économiques ou à faire intervenir auprès des élèves de nouveaux « acteurs tiers » spécialisés dans l’accompagnement à l’orientation. Concrètement, cela consiste pour les régions à labelliser un ensemble de partenaires « de confiance » (branches professionnelles, groupes d’entreprises) et à subventionner des associations ou des start-ups dans l’objectif affiché de faire émerger un « écosystème régional de l’orientation ». La région Île-de-France a ainsi constitué une « banque des partenaires » consultable sur son portail oriane.info, et elle décerne par un appel à manifestation d’intérêt annuel des « trophées Oriane de l’innovation numérique pour l’orientation tout au long de la vie ».

Il reste qu’à l’échelle des établissements scolaires, et plus encore des salles de classe, ces initiatives régionales restent largement méconnues. C’est un premier constat, assez prévisible, que nous pouvons tirer de l’enquête qualitative que nous avons réalisée le temps d’une année scolaire (2021-2022) dans quatre lycées franciliens.

  • Et à l’échelle des lycées, quelles observations avez-vous pu faire ?

Au-delà du premier constat mentionné, l’enquête visait à saisir le type d’informations et de conseils apportés aux élèves de Terminale dans leurs lycées pour les aider dans leur démarche d’orientation. Les quatre lycées qui nous ont servi de terrain d’enquête sont qualifiables de périphériques en référence à leur situation géographique (en petite et grande couronnes de Paris) et au caractère socialement mixte de leur public. Nous avons sélectionné les lycées de manière à pouvoir disposer de données sur des contextes et pratiques d’accompagnement inscrites dans les voies générale, technologique et professionnelle.

De cette enquête il ressort tout d’abord deux observations relatives aux modalités de mise en œuvre de l’accompagnement à l’orientation. La première, la plus évidente, concerne la prégnance des préoccupations organisationnelles au détriment des considérations proprement pédagogiques. Les professionnels directement concernés, proviseurs et enseignants en tête, ont tout à fait conscience de leurs obligations réglementaires d’informer et de conseiller les élèves, ainsi que des attentes fortes des familles en la matière. Mais ils déplorent unanimement la faiblesse des moyens budgétaires fléchés à ce sujet. Ils témoignent aussi des effets déstabilisants de la récente réforme du baccalauréat, liés au fait que l’instauration d’un baccalauréat « à la carte » contribue à dissoudre les groupes classes et à évider de ce fait la fonction des professeurs principaux dans l’accompagnement des élèves. La problématique gestionnaire tend ainsi à prendre le pas sur le pilotage pédagogique de l’orientation, les enseignants peinant à dégager des heures de cours pour s’y consacrer, et les proviseurs s’évertuant à trouver des intervenants voire des financements externes pour ne pas surcharger les enseignants ou pour prévenir le risque que certains d’entre eux ne parviennent pas à préparer convenablement le post-bac avec les élèves et/ou leurs parents.

La seconde observation, cohérente avec la première, correspond au décalage saisissant entre d’un côté le soin permanent que met l’institution scolaire à produire des ressources au contenu très ambitieux pour équiper les professionnels dans leur travail d’accompagnement à l’orientation (vademecums, référentiel des compétences à s’orienter, guides, portails internet) et d’un autre côté le peu d’attention qu’elle accorde aux conditions de leur appropriation par ces mêmes professionnels, laissant de ce fait cette appropriation très aléatoire, dépendante des contextes socio-territoriaux des lycées, des politiques d’établissement, ainsi que des profils et de la bonne volonté des enseignants. Ce contraste a même pour effet de s’amplifier avec l’arrivée sur « le marché de l’orientation » des nouveaux acteurs tiers précédemment évoqués qui, en plus de proposer des interventions dans les lycées, développent leurs propres portails web présentant leurs propres outils et ressources (tutorat/mentorat, tutoriels, questionnaires) et adoptent des postures d’accompagnement présentées comme moins descendantes que celles des acteurs traditionnels de l’orientation et davantage portées sur l’expression des aspirations des élèves.

  • Concrètement, comment les élèves sont-ils socialisés aux règles du marché ?

Au regard de notre question initiale sur la socialisation aux règles du marché, deux ensembles de résultats commencent à émerger. Le premier concerne justement l’usage fait en classe de Terminale des plateformes numériques dédiées à l’orientation. Nous avons procédé à une analyse comparative de quatre plateformes (Parcoursup, Onisep-Terminales, Oriane et Inspire) pour les caractériser en référence aux deux logiques adaptative et expressive. Nous avons croisé cette analyse avec trois types de données : les entretiens avec les professeurs principaux, les observations de séances et ateliers d’accompagnement à l’orientation conduits par ces mêmes enseignants ou par des acteurs tiers, les observations d’événements organisés à l’échelle de l’établissement (type forum de l’orientation ou réunions plénières de proviseurs avec les parents d’élèves). Il en ressort que malgré la connaissance (quoique variable) des enseignants et des proviseurs sur l’offre de ressources en ligne, leurs interactions avec les élèves et leurs parents se focalisent sur le fonctionnement et l’usage de la plateforme Parcoursup.

Cela n’est pas en soi très surprenant, compte tenu de l’imminence de la procédure Parcoursup en classe de Terminale. Mais les échanges se trouvent de ce fait focalisés sur le fonctionnement d’un processus d’appariement, et l’accompagnement réalisé consiste alors pour l’essentiel à

  • aider les élèves et leurs parents à comprendre le fonctionnement de la procédure
  • aider les élèves à produire et à transmettre via la plateforme des informations les concernant (présentation de soi et vœux de formation),
  • aider les élèves et leurs parents à prendre connaissance et à interpréter les informations fournies via la plateforme sur le contenu des formations et le profil des élèves qu’elles recrutent.

La médiation assurée par les enseignants et autres intervenants pour aider les élèves à intérioriser les règles de la procédure consiste alors à les socialiser aux règles du marché dès lors qu’il s’agit de leur apprendre à faire leur autopromotion ou à estimer leurs chances d’être sélectionnés (plutôt que d’autres candidats) en décodant le sens (pour eux) des chiffres fournis par la plateforme sur les taux d’accès des formations et sur la variation de ces taux selon qu’ils sont (futurs) bacheliers de la voie générale, technologique ou professionnelle. Nous avons recueilli beaucoup de matériau pour étayer cet aspect, mais nous n’avons pas encore fini de le traiter.

Le deuxième ensemble de résultats porte sur la diversité des postures d’accompagnement adoptées par les professeurs principaux. Nous avons entrepris de les analyser en tenant compte des manières d’agir propres à chaque enseignant, ainsi que du cadrage institutionnel national et des politiques d’établissement. Nous avons retenu deux axes d’analyse (en nous inspirant de Draelants, 2013) : un axe quantitatif, représentant le volume de ressources présentées aux élèves, et un axe qualitatif représentant quant à lui la forme d’engagement des enseignants dans leur mission d’accompagnement à l’orientation.

Cela nous a permis d’identifier quatre figures idéal-typiques d’enseignant-orienteur : deux figures (celles de « l’empêché » et du « bricoleur ») assurent plutôt une fonction à dominante adaptative qui consiste à faire tenir l’institution scolaire en régulant les flux d’élèves, les deux autres figures (celle de « l’expert-conseil » et du « coach ») assurant plutôt une fonction à dominante expressive visant à mettre l’institution en conformité avec les normes et valeurs d’individualisation du traitement des élèves. Cette typologie invite donc à nuancer notre thèse de la socialisation aux règles du marché. Pour autant, les deux figures à dominante adaptative se rencontrent plus fréquemment, en particulier dans les classes de Terminale préparant au baccalauréat général. La figures d’expert-conseil et de coach se rencontrent davantage dans les voies technologique et professionnelle, où davantage d’heures dédiées à l’orientation sont préservées, souvent dans une logique de remédiation scolaire. Il faudra confronter ces premiers résultats à l’étude d’une plus vaste population d’enseignants, et au traitement des données que nous avons récoltées pour documenter le point de vue des élèves.

Propos recueillis par Ariane Lacaze.