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11.09.2024
Olivier Godechot - Des lieux de travail de plus en plus ségrégués
Olivier Godechot est directeur de recherche CNRS au CRIS et professeur à Sciences Po. Il est aussi le directeur de l’observatoire AxPo à Sciences Po, consacré à l’observation de la polarisation des sociétés de marché. Ses recherches actuelles portent sur la ségrégation au travail, au séparatisme des élites (en particulier à travers l’étude du phénomène des départs en équipe) et plus généralement à la dynamique inégalitaire du marché du travail. Auparavant, il a étudié la financiarisation des sociétés modernes et son effet sur l’accroissement des inégalités, les mécanismes de rémunération dans le secteur de l’industrie financière ainsi que la division du travail et les rationalités à l’œuvre dans les salles de marché. Il a consacré en parallèle des travaux au monde académique et à l’impact des réseaux socio-intellectuels sur les recrutements à l’université.
DES LIEUX DE TRAVAIL DE PLUS EN PLUS SÉGRÉGUÉS
Olivier Godechot et l’équipe COIN
Le travail n’est pas seulement économique. On ne peut le résumer à la production de biens et de services ou à l’échange d’une force de travail et d’un salaire. C’est aussi une sphère cruciale de la vie sociale. Il est l’occasion de contacts et d’échanges entre salariées de divers niveaux de la hiérarchie des salaires. On sait d’ailleurs que les actives passent plus de temps à échanger avec des collègues au travail qu’avec leurs voisines (Héran, 1988). Comme le voisinage ou l’école, le travail peut contribuer à la cohésion sociale, en augmentant l’interconnaissance entre les différents groupes sociaux et en permettant la circulation de proche en proche des ressources clefs, telles que l’information, le savoir ou le capital social. Aux dimensions d’intégration et de redistribution, le travail ajoute une dimension relationnelle plus prononcée qu’au sein des autres sphères sociales. Il est le lieu de revendications concurrentes sur la distribution des ressources organisationnelles et de la valeur ajoutée. Les salariées du haut de la hiérarchie salariale, qui ont un rôle important dans la détermination des salaires, sont potentiellement exposées aux conditions de travail et aux revendications d’autres niveaux de la hiérarchie salariale. Aussi, la composition des lieux de travail peut avoir une incidence sur la cohésion sociale globale.
Dans le cadre de cette contribution, nous résumons un travail d’ampleur sur l’évolution de la ségrégation socio-économique au travail mené par une équipe internationale de chercheuses en sciences sociales (Godechot et al. 2023). Pour mesurer l’évolution de la ségrégation salariale sur les lieux de travail depuis le début des années 1990, nous nous fondons sur des données administratives exhaustives ou quasi-exhaustives de douze pays représentant une variété d’économies capitalistes : économies « libérales » avec le Canada ; social-démocrates avec le Danemark, la Norvège et la Suède ; continentales avec la France, les Pays-Bas et l’Allemagne ; de l’Europe du Sud avec l’Espagne ; en transition avec la Tchéquie et la Hongrie ; et d’Asie orientale avec la Corée du Sud et le Japon. Nous divisons la population salariée nationale en fractiles de salaire (Piketty, 2013) et nous mesurons « l’exposition » des fractiles les uns aux autres au sein des établissements de chaque pays, c’est-à-dire au sein des différents lieux de travail (adresses) des entreprises (en France, par exemple nous utilisons le SIRET pour caractériser un établissement). La notion statistique d’exposition d’un groupe donné (par exemple les membres du dixième supérieur) à un autre (par exemple les membres de la moitié inférieure) correspond tout simplement à la proportion des collègues du premier groupe qui appartiennent au deuxième groupe.
Une élite salariale de plus en plus concentrée et séparée des salariées de la moitié inférieure de la hiérarchie salariale
La figure 1 présente ainsi dans chacune des économies nationales l’évolution de l’isolement (ou de l’entre-soi) du top 10 % national, c’est-à-dire de l’exposition du top 10 % à lui-même. Ainsi, en 1993, les membres du dixième supérieur des salaires en France travaillaient dans des établissements où 27 % de leurs collègues faisaient aussi partie du même groupe salarial. Si ces derniers étaient répartis aléatoirement, alors le taux d’isolement aurait dû être de 10 %. Non seulement, les salariées de l’élite salariale se concentrent dans un nombre limité d’établissements, mais cette concentration a connu une évolution particulièrement prononcée. En 2019 en France, le taux d’isolement du dixième supérieur atteint en effet 36,5 %, soit près de 10 points de pourcentage de plus qu’en 1993. Pour l’exprimer autrement, le taux d’accroissement de ce taux d’exposition a suivi une tendance linéaire de +2 % par an. Ce phénomène d’accroissement de l’entre-soi des salariées les mieux payées est certes particulièrement prononcé en France, mais on le rencontre dans l’ensemble des pays étudiés, que ce soit dans les autres économies continentales (Pays-Bas, +1,3 % par an, Allemagne +1,2 % par an, Espagne + 1,3 % par an), asiatiques (Corée du Sud, + 2 % par an, Japon, +1,5 % par an), « sociales démocrates » : (Suède, +1 % par an ; Danemark, + 0,7 %/an), en transition (Tchéquie et Hongrie +0,8 % par an) ou libérales (Canada +0,7 %/an). Seule la Norvège semble échapper à cette dynamique de concentration des salariées les mieux payées, mais on retrouve une tendance similaire dans ce pays lorsqu’on approche son élite salariale avec des notions alternatives de top 1 % ou de top 20 %.
De quels groupes salariaux l’élite salariale se sépare-t-elle lorsqu’elle se concentre dans un petit nombre d’établissements ? Dans certains pays, la séparation se fait surtout avec les dixièmes du bas de la hiérarchie des salaires (France, Suède, Allemagne), dans d’autres, elle se fait surtout avec les dixièmes médians (Hongrie, Japon, Corée du Sud). On peut assez bien résumer la situation en montrant que dans tous les pays, le top 10 % est de plus en plus séparé des salariées de la moitié inférieure de la hiérarchie des salaires (Figure 2). Ainsi en France en 1993, les membres du top 10 % comptent parmi leurs collègues d’établissement 26 % de salariées de la moitié inférieure nationale. Là encore, la sous-représentation est patente : si les salariées étaient réparties aléatoirement, cette proportion devrait logiquement s’élever à 50 %. Elle s’accentue considérablement au cours des trente dernières années. En 2019, le taux d’exposition de l’élite à la moitié inférieure s’élève à 16,5 %, soit près de 10 points de moins. La pente est clairement décroissante à un rythme de - 2.5 % par an, comme elle l’est dans l’ensemble des autres pays à des rythmes allant de - 3 % (Japon) à - 0,8 % (Norvège), la Hongrie (- 0,3 %) et le Canada (- 0,1 %) constituent deux exceptions où la tendance n’est pas significative.
Les facteurs de la ségrégation : désindustrialisation, restructurations et numérique
Quels sont les facteurs de cet accroissement de la ségrégation socio-économique au travail ? Notre étude, qui combine plusieurs méthodes et niveaux d’analyse met en évidence trois grands facteurs fortement intriqués : la désindustrialisation, le processus de restructuration des entreprises et la digitalisation.
Traditionnellement, les établissements industriels pouvaient réunir des niveaux très différents de la hiérarchie salariale, que ce soit des ouvrières, des employées, des ingénieures, des cadres (et, dans les petites entreprises, des dirigeantes). Le fort déclin de l’emploi industriel et son remplacement par des nouveaux emplois dans les services, plus polarisés entre services à haute valeur ajoutée comme la finance et services à faible valeur ajoutée comme la restauration, contribuent donc au processus de ségrégation. Ainsi, lorsque l’emploi industriel diminue d’une unité standardisée de mesure (c’est-à-dire un écart-type en statistiques), le taux d’isolement des 10 % des salariées du haut de la hiérarchie augmente entre 0,2 et 0,5 unité. Qui plus est, la désindustrialisation n’est pas seulement un phénomène de déclin numérique de l’emploi industriel, mais aussi une transformation profonde de son organisation, avec l’automatisation de nombreuses tâches et fonctions et le recours accru à l’externalisation, la sous-traitance ou la délocalisation. Aussi, c’est à l’intérieur du secteur industriel que la tendance à l’isolement des salariées les mieux payées est la plus prononcée : elle s’élève à +0,33 point de pourcentage par an contre 0,23 pour l’économie dans son ensemble.
Dans un ouvrage visionnaire, The Vanishing American Corporation, le sociologue Gerald Davis a montré que l’effectif des grandes entreprises états-uniennes était désormais en déclin (2016). Il faisait l’hypothèse que cette course à la réduction de la taille des entreprises allait de pair avec l’accroissement des inégalités et de la ségrégation au travail. Avec nos données, nous confirmons cette intuition. L’effectif des établissements est bien un facteur de variation de l’isolement de l’élite salariale. Une baisse d’une unité standardisée de la taille de l’établissement augmente de 0,15 à 0,2 unité notre indicateur d’isolement.
Comment le phénomène se produit-il ? Il ne prend pas que la forme progressive de variation continue des effectifs (recrutements, démissions, départs à la retraite) en fonction des aléas de la conjoncture et la composition de la force de travail, mais il doit aussi beaucoup aux politiques délibérées de restructuration qui « fissurent » l’entreprise, comme l’externalisation ou la sous-traitance (Weil 2014). Nous disposons de données françaises plus détaillées qui permettent justement d’estimer les conséquences de ce processus de fissuration. Nous pouvons mesurer comment des événements de restructuration qui réduisent l’effectif, tels que les plans de licenciement économiques, les externalisations, le recours à la sous-traitance, les délocalisations, influent aussi sur l’isolement du top 10 %. Externaliser, délocaliser ou sous-traiter 10 % de la main d’œuvre augmente de 4 points de pourcentage le taux d’isolement du dixième supérieur au sein des salariées qui restent. De même, licencier 10 % de la main d’œuvre augmente de 2 points de pourcentage le taux d’isolement de l’élite salariale. Ainsi par ces restructurations, les entreprises se débarrassent prioritairement des salariées du bas de la hiérarchie salariale et resserrent l’entre-soi des salariées les mieux rémunérées. Les salariées du bas de la hiérarchie continuent à travailler de manière invisible pour le haut de la hiérarchie, mais depuis des établissements différents et par l’entremise complexe de chaînes d’entreprises sous-traitantes et de prestataires externalisés.
Une telle désindustrialisation et de telles restructurations n’auraient pas été possibles sans changement technologique avancé. L’automation permet de supprimer des tâches routinières non-qualifiées (Autor, Katz, and Kearney 2006). L’informatisation permet aussi de réorganiser le travail à distance et permet l’organisation de chaînes complexes de sous-traitance. Même si on manque d’indicateurs fins de la digitalisation des entreprises, on peut montrer que l’évolution de la part des actifs nationaux investis dans les technologies de l’information et de la communication est corrélée à notre indicateur national d’isolement de l’élite salariale : une variation d’une unité standardisée de la première mesure est associée à une variation de 0,15 à 0,3 unité de la seconde.
Alors que depuis une dizaine d’années, les chercheuses en sciences sociales ont alerté d’un retour de l’accroissement de la ségrégation résidentielle et géographique (Reardon et Bischoff, 2011 ; Musterd et al., 2017 ; Préteceille, 2006), nous montrons ici que la ségrégation socio-économique au travail, largement méconnue, augmente à un rythme soutenu dans les douze pays étudiés, représentatifs des différents types d’économie capitaliste avancée. La désindustrialisation, les restructurations d’entreprise et la digitalisation ont alimenté cette évolution.
Au vu de l’importance du travail comme sphère de socialisation, on peut craindre que cette tendance à la ségrégation n’affecte la cohésion sociale. Aussi, l’étude des conséquences de cette évolution constitue un programme de recherche prioritaire. Même s’il est encore tôt pour évoquer des résultats, nous voudrions finir ce texte avec quelques réflexions relatives aux réformes touchant le travail en France actuellement. La séparation au travail des salariées du haut et du bas de la hiérarchie est devenue telle aujourd’hui que les personnes les plus impliquées dans ces réformes (les ministres, les membres des cabinets, les conseillères, les économistes, les députées, les assistantes parlementaires, les consultantes, etc.) sont très mal connectées aux salariées du bas de la hiérarchie que ce soit directement par leur travail actuel ou passé, ou indirectement par celui de leurs proches. La méconnaissance des salariées du bas de la hiérarchie risque d’être redoublée par des formes d’incompréhension et un manque d’empathie.
C’est notamment le cas des réformes qui demandent des efforts aux salariées qui risquent alors d’affecter plus les personnes qui se trouvent en bas de la hiérarchie. L’épisode de la réforme des retraites de 2023, marqué par une faible considération pour les carrières longues et la pénibilité au travail, en est l’illustration. Mais, même des réformes visant à revaloriser le travail risquent de favoriser avant tout les salariées les mieux payées. C’est le cas notamment de celles qui cherchent à enrôler les entreprises dans les augmentations de pouvoir d’achat. Inciter les entreprises à verser des primes ou à recourir plus fortement à l’intéressement néglige le fait que salariées bien payées et mal payées ne travaillent pas dans les mêmes entreprises et que les possibilités d’implication des entreprises seront toujours plus fortes chez celles, plus profitables et plus volontaires, qui emploient les salariées du haut de la hiérarchie.
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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"
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Références :
Autor David H., Katz Lawrence F. et Kearney Melissa S. (2006), « The polarization of the US labor market », American economic review, 96 (2), p. 189‑94.
Davis Gerald F. (2016), The vanishing American corporation: Navigating the hazards of a new economy. Oakland, CA, Berrett-Koehler Publishers.
Godechot Olivier, Tomaskovic-Devey Donald, Boza István, Henriksen Lasse, Hermansen Are Skeie, Hou Feng, Jung Jiwook, Kodama Naomi, et al. (2023), « The Great Separation (reloaded): Top Earner Segregation at Work in Advanced Capitalist Economies », Miméo.
Héran François (1988), « La sociabilité, une pratique culturelle ». Économie et statistique, 216 (1), p. 3‑22.
Musterd Sako, Marcińczak Szymon, Van Ham Maarten et Tammaru Tiit (2017), « Socioeconomic segregation in European capital cities. Increasing separation between poor and rich ». Urban Geography, 38 (7), p. 1062‑83.
Piketty Thomas (2013), Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil.
Préteceille Edmond (2006), « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? » Sociétés contemporaines, 62 (2), p. 69‑93.
Reardon Sean F. et Bischoff Kendra (2011), « Income inequality and income segregation », American journal of sociology, 116 (4), p. 1092‑1153.
Weil David (2014), The fissured workplace, Cambridge MA, Harvard University Press.