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16.07.2023
Salima Benhamou - La transformation des organisations du travail en France, un défi à relever pour concilier qualité du travail et économie performante
Salima Benhamou (Ph.D) est économiste du travail à France Stratégie au département Travail-emploi-Compétences. Ses domaines d'expertise portent sur les mutations du travail, en lien avec l’évolution des organisations du travail et des technologies telles que l’intelligence artificielle, leur impact sur la qualité du travail (conditions de travail, le développement des compétences, qualité du management, le bien-être etc.) et sur la performance économique. Salima Benhamou a récemment co-publié un rapport visant à améliorer la qualité du travail en France pour une économie moderne : Les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France, une étude prospective sur le travail en 2030 et sur les transformations du travail et de l’emploi à l’ère de l’intelligence artificielle. Elle a été membre du groupe d'experts internationaux du G7 sur l’intelligence artificielle sous la présidence canadienne sur l'avenir du travail: des compétences pour l'économie moderne.
La transformation des organisations du travail en France, un défi à relever pour concilier qualité du travail et économie performante
Salima Benhamou
L’organisation du travail est souvent ignorée dans les débats et les politiques publiques visant à améliorer la qualité du travail et des emplois soit parce que ses modalités de mise en œuvre sont difficiles à identifier, soit parce qu’elle est considérée comme la « boîte noire » de l’entreprise. Pourtant, elle a un impact déterminant sur la qualité du travail et des emplois (conditions de travail, développement des compétences, qualité du management, statut de l’emploi…). Parmi la pluralité des formes d’organisations du travail (taylorienne, simple, lean management et apprenante), certaines sont plus favorables que d’autres aux salariés. C’est notamment le cas de l’apprenante, une organisation du travail qui repose fondamentalement sur le développement en continu des capacités d’apprentissage des travailleurs, sur leur autonomie et leur participation aux décisions. En donnant une plus grande maitrise aux salariés, elle permet aussi aux entreprises d’être plus innovantes, plus performantes et plus soutenables.
En Europe du Nord, plusieurs pays (Suède, Norvège, Finlande, Pays-Bas…) ont mis en place des programmes pour moderniser leurs organisations du travail en ce sens. Ils visent à orienter les stratégies des entreprises vers une stratégie globale en matière de qualité : qualité du travail et des emplois, qualité des produits et innovation. À l’origine de ces initiatives européennes, on trouve toujours la même prise de conscience des gouvernements, des entreprises et des syndicats : le travail n’est pas un coût mais un investissement à valoriser en tant que tel pour soutenir un développement économique équilibré, c’est-à-dire qui soutient la croissance économique et le bien-être social. Ce « partenariat social » reposait également sur un principe fondateur, celui de la démocratie participative sur le lieu de travail. Ce « modèle » s’est depuis largement diffusé en Europe du Nord, mais qu’en est-il précisément en France ?
En s’appuyant sur les principaux résultats d’une étude publiée par France Stratégie (Benhamou, Lorenz, 2020), cet article apporte un éclairage statistique inédit sur les liens entre organisations du travail, qualité du travail et innovation avec une attention particulière sur la France. Il souligne également le retard persistant de la France dans la diffusion d’organisation du travail apprenante. Mais, plus inquiétant encore, il montre une baisse tendancielle des organisations apprenantes, depuis une dizaine d’années, au profit d’organisations du travail moins soutenables et peu performantes. Face à ces constats, cette contribution identifie plusieurs freins pour expliquer ce retard et plaide pour que la transformation des organisations du travail s’inscrive enfin dans l’agenda des réformes sociales et économiques de la France.
1- Quatre formes d’organisation du travail en Europe
On distingue aujourd’hui quatre grands modèles d’organisation du travail. À côté des deux formes traditionnelles dites taylorienne et simple sont apparues deux formes modernes, dites apprenante et lean production. Cette classification typologique, développée initialement par les chercheurs Antoine Valeyre et Edward Lorenz (Lorenz et Valeyre, 2005), permet d’identifier statistiquement les principales caractéristiques organisationnelles entre ces différentes formes d’organisations du travail, grâce à l’enquête d’Eurofound menée auprès des salariés européens en 2015 (EU-27) sur leurs conditions de travail (European Working Conditions Survey).
Ces formes organisationnelles se différencient selon deux dimensions majeures : d’une part l’autonomie des salariés et le contenu cognitif du travail, d’autre part le degré de diffusion de pratiques organisationnelles comme le travail en équipe, la rotation des tâches et les modes de gestion de la qualité. Dans les organisations de travail apprenantes, les salariés sont souvent polyvalents, disposent d’une forte autonomie et travaillent le plus souvent dans des équipes pluridisciplinaires. Le contenu cognitif de leur travail est aussi très élevé en raison de méthodes de travail reposant sur la résolution de problèmes complexes et l’expérimentation. La monotonie et la répétitivité des tâches sont relativement absentes ainsi que les différentes contraintes – normes quantitatives de production, cadences automatiques, etc. Dans la lean production, le contenu cognitif du travail est aussi élevé que dans l’apprenante, il s’en distingue toutefois par une autonomie plus faible et par des contraintes de rythme de travail très élevées (sur le lean dans l’industrie automobile, cf la contribution de Juan Sebastian Carbonell et dans l’aéronautique, voir celle de Jérôme Gautié). L’autonomie procédurale modérée des salariés s’y exerce en outre sous la contrainte de respect des normes quantitatives de production et des démarches qualité. Ce modèle, introduit initialement dans les années 1970 dans les usines du constructeur Toyota, est principalement axé sur l’amélioration de la qualité et sur une rationalisation maximale des coûts de production. Les organisations tayloriennes et simples se caractérisent de leur côté par une autonomie limitée des salariés, une grande répétitivité des tâches et un faible apprentissage dans le travail avec des procédures de travail moins formalisées pour les structures simples.
2 - Les liens entre organisation du travail, qualité du travail et des emplois et innovation
En partant de cette typologie organisationnelle, nous avons comparé (toutes choses égales par ailleurs), les liens entre les différentes formes d’organisation du travail et plusieurs dimensions de la qualité du travail et de l’emploi en nous concentrant sur la situation des salariés français (Benhamou, Lorenz, 2020). Grâce à l’enquête d’Eurofound, nous avons retenu cinq dimensions pour mesurer la qualité du travail et des emplois : les pratiques de consultation/participation, la sécurité socio-économique et le statut de l’emploi, la reconnaissance et le sens au travail, la qualité du management, les conditions de travail et risques psychosociaux. Nos résultats montrent, quels que soient la taille, le secteur d’activité ou encore la catégorie socio-professionnelle, que l’organisation du travail apprenante apparaît comme la plus favorable aux salariés sur une grande majorité d’indicateurs liés à la qualité du travail et de l’emploi.
Stabilité de l’emploi, sentiment d’insécurité économique et accès à la formation professionnelle
Même si le contrat à durée indéterminé (CDI) reste en France la norme, quelles que soient les formes organisationnelles, c’est dans les apprenantes qu’il est le plus souvent proposé aux salariés. Un salarié qui travaille dans une organisation du travail de type lean a par exemple un peu moins d’une chance sur deux de se voir proposer un CDI qu’un salarié travaillant dans une organisation apprenante. Cette probabilité est encore plus faible : les salariés de la classe taylorienne n’ont qu’une chance sur quatre d’occuper un CDI. En revanche, les salariés de la classe lean ou taylorienne ont respectivement deux fois plus et près de quatre fois plus de risques d’occuper des emplois en CDD. Le sentiment d’insécurité socio-économique est moins ressenti chez les salariés français dans l’apprenante et ils ont également plus souvent accès à la formation financée par l’employeur.
Reconnaissance au travail, sentiment d’effectuer un travail utile, participation des salariés aux décisions
En situation d’organisation apprenante, les salariés déclarent aussi plus souvent « être reconnus comme il se doit pour leur travail » (financièrement ou non) et sont les plus nombreux à avoir « l’impression de faire un travail utile ». Ces résultats peuvent s’expliquer par une plus grande participation des salariés aux décisions : 75 % des salariés peuvent mettre en pratique leurs propres idées dans leur travail contre 47 % pour la lean, 26 % pour la Taylorienne et 44 % pour la simple, toutes choses égales par ailleurs. La possibilité plus élevée qui leur est (toujours ou la plupart du temps) donnée de participer activement à la fixation des objectifs pour leur travail (54% contre 30% pour la lean et 15% pour la taylorienne et 28% pour la simple), et de pouvoir « influencer des décisions importantes pour leur travail » (50% contre 34% pour la lean, 9% pour la taylorienne et 15% pour la simple) expliquent les meilleurs scores en faveur de l’apprenante.
Qualité du management
Pour mesurer la « qualité du management » selon le type d’organisation du travail, nous avons comparé plusieurs questions comme : « Vous sentez-vous être traité de façon équitable au travail ? », « Faites-vous confiance à votre direction ? », « Est-ce que votre direction vous respecte en tant que personne ? », ou encore, « Est-ce que votre manager vous apporte son soutien et vous aide à accomplir votre travail ? » Sur l’ensemble de ces questions, l’apprenante obtient également les meilleurs scores. Ils sont par exemple 84 % à se sentir traités au travail avec équité contre, respectivement 69 % et 64 % des salariés des classes lean et taylorienne.
Soutenabilité du travail et risques psycho-sociaux
C’est surtout sur les indicateurs liés aux conditions de travail que les écarts avec l’apprenante sont tous significatifs et importants comparativement à l’organisation lean et à l’organisation taylorienne. Les salariés appartenant au modèle apprenant sont les moins exposés aux risques psychosociaux et aux cadences de travail élevées. Ce sont les salariés de la lean production qui connaissent les moins bonnes conditions : ils ressentent plus souvent du stress au travail et sont également presque la majorité (47%) à déclarer que leur santé ou leur sécurité est menacée par leurs conditions de travail, contre 29 % pour les salariés de l’apprenante. Ils sont également les plus nombreux à se déclarer incapables d’effectuer leur travail – ou un travail similaire – jusqu’à 60 ans.
Les organisations du travail apprenantes favorisent aussi une plus grande diffusion des innovations dans l’économie
Les opportunités qu’offrent les organisations apprenantes ne se mesurent pas uniquement en matière de qualité du travail. En couplant l’enquête européenne sur leurs conditions de travail (European Working Conditions Survey) de 2015 et l’enquête européenne CIS 2015 (Community Innovation Survey) d’Eurostat, nos résultats montrent une corrélation positive entre l’apprenante et la diffusion des innovations, surtout quand il s’agit d’innovations nouvelles sur les marchés mondiaux. Ce n’est pas le cas pour les formes lean ou tayloriennes. Ces résultats suggèrent qu’il existe un lien systémique entre les possibilités d’apprentissage et d’exploration de nouvelles connaissances dont bénéficient les salariés dans leur activité du travail quotidien, et la capacité des entreprises à développer de nouveaux produits et services avec un fort degré de nouveauté. Ainsi, l’augmentation de la capacité des entreprises à bien figurer dans la compétition mondiale passe aussi par une amélioration de la qualité du travail.
3 - Malgré ces opportunités, les organisations apprenantes baissent en France au profit d’organisations du travail moins soutenables et peu performantes…
Combien de salariés français évoluent dans une organisation du travail apprenante ? Nos estimations ont montré que la proportion de salariés français du secteur privé travaillant dans une organisation apprenante est un peu plus élevée que la moyenne européenne des 27 pays États membres (soit 43 % versus 40 %). La France est également en avance sur certains pays du Sud (Grèce, Espagne et Portugal). Cependant, si on la compare aux pays européens ayant un niveau de développement économique et technologique similaire, la France est en retard. C’est en particulier le cas vis-à-vis des pays nordiques (Finlande, Suède et Danemark) et d’Europe continentale (Pays-Bas, Autriche, Allemagne et Belgique) où la proportion de salariés travaillant dans des organisations apprenantes oscille entre 54 et 65%.
L’analyse longitudinale via l’exploitation des trois vagues d’enquêtes européennes sur les conditions de travail (EWCS 2005 – 2010 – 2015) montre aussi que l’évolution tendancielle du modèle apprenant est à la baisse en France depuis une dizaine d’années (- 3 points passant de 46% à 43%) au profit d’une hausse importante des organisations du travail lean (+ 10 points : de 22% à 32% des salariés concernés), alors même qu’elles présentent une plus faible qualité du travail et une faible diffusion d’innovations sur les marchés mondiaux.
L’organisation taylorienne, modèle dominant pendant plus d’un siècle, semble, quant à elle, marquer le pas en France comme en Europe : seul 12% des salariés français travaillent dans des organisations tayloriennes (15% en Europe) et 13% dans des organisations simples (18% en Europe). La baisse tendancielle de l’organisation apprenante au profit de la lean production est principalement liée à la baisse de l’autonomie des salariés, à la baisse des activités liées à la résolution de problèmes et au contenu cognitif du travail mais aussi à une hausse des contraintes de normes quantitatives, hiérarchiques et horizontales sur le rythme du travail. On retrouve ici les constats sur la prévalence du management vertical par les chiffres énoncés dans de nombreuses autres contributions (notamment celle de T. Coutrot et C. Perez).
4 - Comment expliquer ce retard ?
Nos analyses économétriques montrent que la taille, le secteur d’activité de l’entreprise ou encore la catégorie socio-professionnelle ne permettent pas d’expliquer les différences internationales dans l'adoption de différentes formes d'organisation du travail. Ce retard est, selon nous, en grande partie lié à des facteurs institutionnels et culturels, notamment ceux renvoyant aux caractéristiques du système de formation initiale et continue, et aux modes de management en France.
Les caractéristiques du système éducatif en France
Il existe en effet un lien très clair entre les caractéristiques des systèmes éducatifs nationaux et la diffusion des organisations de type apprenante (Lorenz et al, 2016). Les pays qui accordent une plus grande « valeur » à la filière « académique » classique, vouée à l’acquisition d’un savoir théorique et abstrait, qu’à la filière professionnelle, destinée à fournir des compétences pratiques et un savoir-faire technique spécifique à un métier ou un secteur, ont plus de chances d’adopter des organisations plus hiérarchisées et bureaucratiques. À l’inverse, ceux qui accordent une valeur plus « équilibrée » aux deux filières ont plus de chances d’adopter des organisations qui valorisent toutes les formes de savoir et de connaissance ; où la gestion des savoirs et des compétences se focalise sur la résolution de problèmes pratiques, sur le travail en équipes pluridisciplinaires et sur l’autonomie des salariés.
La France est l’un des pays européens qui accordent une valeur économique et sociale supérieure aux diplômes de la filière « académique » du supérieur qu’à ceux de la filière professionnelle, surtout dans le secondaire. Dans les pays scandinaves et d’Europe du Nord (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède), où l’organisation apprenante est plus diffusée, l’importance accordée à l’expérience pratique en milieu professionnel comme source de compétences et de qualification encourage l’investissement dans la formation professionnelle continue dès le secondaire et par voie d’alternance, en la rendant accessible au plus grand nombre (qualifiés et peu qualifiés). Dans ces pays, combiner les deux types de savoir provenant de ces deux filières constitue un élément fondamental de l’expertise et du professionnalisme pour l’occupation d’un emploi. Ainsi, la mise en place de dispositifs organisationnels et managériaux facilitant la coopération et les groupes interdisciplinaires est encouragée, et permet de faire tomber les « frontières » entre les métiers et les différents « statuts » entre les métiers de la « conception » et les métiers de la « production » au sein de l’organisation . À l’inverse en France, le « biais » académique renvoie à la manière dont les critères de compétences et les programmes de formation initiale sont dominés par la connaissance théorique et abstraite et organisés autour de « frontières » intellectuelles et conceptuelles et moins sur la gestion et la résolution de problèmes pratiques.
Les pratiques de formation en France sont peu diversifiées et plaquées sur le modèle scolaire
Une autre explication concerne les caractéristiques du système de formation professionnelle. Comme l’a montré une étude du Céreq de 2020, les salariés français qui ont accès à la formation continue, financée par l’employeur, suivent majoritairement des formations qui se déroulent en dehors de l’entreprise, sous forme de cours ou de stages et pouvant donner lieu à une certification ou à un diplôme. Les actions de formation sur le lieu de travail (cercles d’apprentissage, séminaires spécifiques, temps dédié à la formation, présence d’un tuteur-salarié ou d’un formateur externe, rotation temporaire de poste…), qui visent à accroître les compétences techniques, organisationnelles et cognitives de manière plus opérationnelle en mobilisant les outils de travail quotidien des salariés sont moins développées que dans les pays d’Europe du Nord et scandinaves.
Si la France est un pays « monoformateur » emblématique en matière de formation classique, c’est aussi parce que son système de formation continue s’est construit sur le modèle scolaire et académique, qui valorise davantage des actions de formation plus structurées, fondées sur un savoir théorique et formel, que sur les actions de formation en situation de travail liées directement aux activités quotidiennes. La formation a aussi longtemps été appréhendée en France comme étant plus une politique d’emploi (accès à l’emploi et sécurisation des parcours notamment des moins qualifiés) qu’une politique d’innovation et de compétitivité des entreprises, à l’instar des pays d’Europe du Nord. Le système de formation est donc resté longtemps ancré dans une logique de poste et moins dans une logique de développement continu de compétences en situation de travail pour l’amélioration de la performance des entreprises.
Un management encore trop top-down
Le caractère « top down » du management à la française fait consensus. Mais pourquoi ? Et surtout, quels sont les mécanismes spécifiques qui gouvernent ce mode de management ? C’est en répondant à ces questions clés qu’il sera possible de développer des leviers, propres à la France, qui favoriseraient l’émergence d’organisations apprenantes.
Philippe d’Iribarne nous éclaire sur cette question. Dans son ouvrage classique La Logique de l’honneur (1989), il montre combien il est essentiel, lorsqu’il s’agit de mener des comparaisons entre pays, de reconnaître et de tenir compte des spécificités propres à chaque pays. Ses travaux montrent que la culture managériale est très liée aux dimensions historiques et culturelles de la société française. Si elle reste une société profondément hiérarchisée, les hiérarchies sociales sont acceptables si elles reposent sur une notion d’autonomie à l’intérieur de chaque « case ». Transposé au monde du travail, les salariés français, chacun dans leur « case », tiennent à interpréter à « leur » façon leur responsabilités et se fixent eux-mêmes des devoirs, selon des coutumes étroitement liées à la catégorie particulière d’appartenance, plutôt qu’en suivant des règles édictées par la hiérarchie. L’aspiration à l’autonomie et la reconnaissance du travail sont consubstantielles à la « logique de l’honneur ». Elle repose aussi sur la fierté du travail bien fait et sur une compétence qui doit être reconnue. Il en résulte une relation très affective au travail, empreinte de fierté et d’amour propre. L’autre corolaire de cette « logique de l’honneur » est un investissement important dans son travail car cet investissement renvoie à un statut social. Les Français, de manière générale et davantage que les citoyens des pays d’Europe du Nord, se définissent par leur travail, comme au Moyen-âge où chacun était socialement défini par la place précise qu’il occupait dans la pyramide sociale.
Cette « logique de l’honneur au travail » permet aujourd’hui d’expliquer d’une part pourquoi l’investissement des Français dans leur travail, leur forte identification à leur travail et leurs attentes en matière de réalisation de soi et de sens au travail restent parmi les plus élevées en Europe d’après les résultats issus des différentes vagues d’enquêtes sur les valeurs menées auprès des citoyens et d’autre part pourquoi les citoyens d’Europe du Nord ont un rapport plus distancié au travail (notamment Pays-Bas, Danemark, Finlande, Allemagne) ou encore les Britanniques ou les Américains pour les pays Anglo-saxons.
Ce mode de management n’est pas une fatalité en France
Ainsi, même si la société française reste structurée par une hiérarchie sociale, où les « rangs » sont encore fortement conditionnés par la réussite au sein du système scolaire, ce type de management top-down n’est pas pour autant une fatalité, la France possède aussi des atouts : ce fort investissement et l’identification dans le travail… et une forte autonomie. Il serait possible, et même cohérent avec la culture française, de chercher à développer des organisations apprenantes à la « française », c’est-à-dire qui correspondent réellement à l’image que se font les Français du travail, de leur rôle dans celui-ci, de leurs compétences et de leurs capacités à prendre les bonnes décisions en ce qui concerne les tâches qui leur reviennent. C’est sans doute l’importation malhabile et mal avisée de modes de management conçus dans des contextes culturels différents et cohérents avec ceux-ci qui empêche l’émergence d’organisations du travail apprenantes. Donner plus de marge de manœuvre à ceux qui ont une connaissance intime de leur métier et de leur environnement professionnel, semble indispensable pour favoriser les organisations apprenantes en France. La promotion des organisations du travail apprenantes pourrait aussi être un moyen de renouer et d’exploiter à plein la grande force de la France : l’engagement des Français dans le travail.
Chercher à appliquer, comme certaines entreprises et administrations françaises ont voulu le faire, un modèle de management universel, risque tout simplement de faire échouer toute tentative de transformation organisationnelle et de conduite du changement. Ainsi, les mécanismes de reporting d’inspiration anglo-saxonnes ont sans doute fonctionné comme une intrusion dans les sphères de compétence et d’autonomie des travailleurs « subordonnés » et sont en conséquence rejetés et contribuent au mal-être au travail.
Conclusion : la promotion d’organisations du travail apprenante doit s’inscrire dans l’agenda des réformes de la France
Compte tenu des avantages que procurent les organisations du travail apprenantes – pour les travailleurs comme pour les entreprises – leur recul en France au profit d'organisations du travail peu performantes socialement et économiquement n’est pas une bonne nouvelle. La voie de l’avenir, celle qui déboucherait à la fois sur des emplois de qualité et sur une croissance économique robuste, passe par le développement des organisations du travail apprenantes ; des organisations qui redonnent du pouvoir d’agir aux salariés et qui les incitent à réfléchir à ce qu’ils font, comment ils le font et pourquoi ils le font.
Derrière ce changement de paradigme organisationnel, c’est bien la conception même du travail qu’il convient de faire évoluer en France. La question du travail ne doit plus se penser comme un coût qu’il convient de réduire au maximum pour maintenir ses marges et pour rester compétitif, souvent au prix d’une détérioration des conditions de travail. Si cette conception du travail n’est plus soutenable pour les travailleurs, elle n’est pas non plus durable et optimale pour les entreprises. Elle diminue leurs chances d’être performantes et innovantes et les encourage à se positionner sur des segments peu innovants et de moyenne gamme (cf la contribution de Bruno Palier).
La vision de la façon dont se génèrent la croissance et la performance économiques doit aussi évoluer. La « croissance » est un mot magique qui revient sans cesse, comme une fin en soi. Mais, s’interroge-t-on d’abord sur la façon dont cette croissance sera générée, et surtout sur sa nature ? Par exemple, les allégements de charges sont sans doute utiles pour favoriser l’embauche, mais si les embauches se font au sein d’organisations de type
« traditionnelles », qui ne sont pas des entreprises capacitantes et apprenantes, alors les emplois créés ne seront ni pérennes, ni de bonne qualité. En définitive, les entreprises françaises ne seront pas plus performantes, et de tout cela ne résultera qu’en une croissance fragile.
S’interroger sur ce qui génère une économie performante et innovante solide est d’autant plus inévitable que la France comme la quasi-totalité des pays avancés feront face à des changements d’une ampleur inégalée à horizon 2030 : crises économiques, géopolitiques, climatiques, épidémiques successives, intensification de la concurrence mondiale, avènement de l’intelligence artificielle et l’ère du big data. Ces tendances de fond dessinent un monde très instable et imprévisible qui soumettra les entreprises à rude épreuve. Comme l’a notamment souligné l’étude prospective sur les organisations du travail en 2030 de S. Benhamou (2017 et 2018), les entreprises devront mettre en place des organisations du travail capables d’anticiper les changements, même brutaux pour rester performantes et à la pointe de l’innovation. L’organisation apprenante, particulièrement adaptée à un environnement mouvant, sera plus adaptée pour optimiser rapidement la gestion des savoirs et des connaissances tout en développant les capacités d’apprentissage en continu. La complémentarité humain-machine, indispensable à l’innovation, à la créativité et à la soutenabilité du travail, passera aussi par des organisations apprenantes (S. Benhamou, 2020 ; S. Benhamou, 2022).
Le couple « entreprises peu performantes » et « travailleurs mal traités » qui subsiste en France est une impasse. La modernisation des organisations du travail peut contribuer à « rehausser » la valeur travail et favoriser une croissance pérenne. C’est pour en sortir que nous préconisons le lancement d’un programme national et sectoriel (pour plus de détail, se reporter à Benhamou et Lorenz, 2020) pour accompagner les entreprises, privées et publiques, dans la mise en place des innovations organisationnelles et managériales inspirées du modèle apprenant, à l'instar des programmes nationaux et régionaux qui ont été menés et évalués dans les pays d'Europe du Nord. Pour autant, ce n’est pas à une copie stérile qu’il faudra se livrer, mais bien à l’invention, puis à la diffusion, d’organisations apprenantes « à la française » reposant à la fois sur l’importance accordée par les Français au travail, et à leur demande d’autonomie.
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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"
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Références :
BENHAMOU Salima (2017), Imaginer l’avenir du travail - Quatre types d’organisation du travail à l’horizon 2030, Étude prospective, France Stratégie, n° 2017-05, Avril.
BENHAMOU Salima (2018), “The world of work in 2030: Four scenarios” in NEUFEIND M., O’REILLY J. & RANFT F. (Ed.) Work in the Digital Age: Challenges of the Fourth Industrial Revolution, Rowman & Littlefield Intl., London-New York.
BENHAMOU Salima (2020), “Artificial Intelligence and the Future of Work”, Revue d’économie industrielle, vol. 169, n°1, pp. 57-88
BENHAMOU Salima et LORENZ Edward (2020), « Les organisations du travail apprenantes : Enjeux et Défis pour la France », rapport de France Stratégie, avril.
BENHAMOU Salima (2022), Les transformations du travail et de l’emploi à l’ère de l’Intelligence artificielle : évaluation, illustrations et interrogations, Rapport 48529, CEPALC, Nations-Unies.
CARBONNIER Clément, PALIER Bruno (2022), Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord, investissement social et économie de la qualité, Paris, PUF
CHECCAGLINI Agnès, MARION-VERNOUX Isabelle (2020), Regards comparatifs sur la formation en Europe : un plafond de verre du côté des entreprises françaises, Céreq Bref, n°392, 4 p.
Eurofound (2022), Working conditions in the time of COVID-19: Implications for the future, European Working Conditions Telephone Survey 2021 series, Publications Office of the European Union, Luxembourg.
IRIBARNE Philippe (1989), La Logique de l’honneur, Paris, Points Essais.
IRIBARNE Philippe (2008), L’Étrangeté française, Paris, Points Essais.
LORENZ Edward et VALEYRE Antoine (2005), “Organizational innovation, human resources management and labor market structure: A comparison of the Eu-15”, The Journal of Industrial Relations, vol. 47(4), décembre, p. 424-442.
LORENZ Edward, LUNDVALL Bengt-Ake, KRAEMER-MBULA Erika et RASMUSSEN Pall (2016), “Work organisation, forms of employee learning and national systems of education and training”, European Journal of Education, vol. 51(2).